Lu / Chroniques des invisibles. De l’exil à Avignon : récit d’une création de Barbara Métais-Chastanier

Sophie Garcia

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« L’histoire théâtrale et l’histoire de la lutte semblent tellement imbriquées qu’il est difficile de départager l’une de l’autre »

Chroniques des invisibles (p.186)

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Chroniques des invisibles est le récit, écrit a posteriori, d’une œuvre théâtrale née de la rencontre entre la dramaturge Barbara Métais-Chastanier, le metteur en scène Olivier Coulon-Jablonka, le réalisateur Camille Plagnet et le collectif de sans-papiers du squat du 81, avenue Victor Hugo, à Aubervilliers.

L’ouvrage apparaît comme une enquête anthropologique, tout autant qu’introspective. Il retrace, du point de vue de Barbara Métais-Chastanier, la construction de la pièce 81, avenue Victor Hugo, présentée en 2015 au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers puis au Festival d’Avignon.

Ce texte, très vivant, entre réflexions de l’auteure et dialogues avec les membres du collectif, permet de saisir les enjeux induits par la construction d’une pièce de théâtre, auxquels sont intrinsèquement liés les destins des acteurs. En effet, quand Barbara Métais-Chastanier, Olivier Coulon-Jablonka et Camille Plagnet rencontrent le collectif du squat de l’avenue Victor Hugo, à Aubervilliers, la majorité de ses membres est sans-papiers. Après les avoir rencontrés une première fois, les trois artistes doivent s’armer de patience pour gagner leur confiance et les convaincre de participer à leur projet théâtral, en s’assurant qu’ils ne risquent pas d’avoir des problèmes avec la justice ou la police.

Les objectifs de cette création théâtrale sont, bien sûr, de faire entendre le témoignage des invisibles, mais aussi, à terme, la régularisation des quatre-vingt membres du collectif, grâce à la pression politique exercée par la médiatisation de la pièce. Quand la création artistique sert un tel but, qui met en jeu les vies des acteurs et de ceux dont ils portent la voix, les tensions sont inévitables. Barbara Métais-Chastanier en a fait un livre qui raconte ce processus très justement, évoquant ses difficultés tout autant que sa joie, à trouver une place parmi ces hommes.

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Une enquête vivante pour illustrer le processus de création théâtrale

À la découverte d’Aubervilliers, à la rencontre du collectif

La pièce 81, avenue Victor Hugo fait partie des « Pièces d’actualité » présentées par le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers depuis plusieurs années. Elles sont ainsi définies :

« La Commune passe commande à de grands artistes et leur demande : la vie des gens d’ici, qu’est-ce qu’elle inspire à votre art ? Les pièces d’actualité, ce sont des manières nouvelles de faire du théâtre. Elles disent que la modernité du théâtre, sa vitalité pour tous, passent par ce recueil de ce qui fait la vie des gens, des questions qu’ils se posent, et de ce temps du monde, complexe, poignant, que nous vivons tous. Elles partent d’une population, et disent qu’en elle se trouvera une nouvelle beauté1

C’est à partir de ces consignes que Barbara Métais-Chastanier et ses camarades sont allés se perdre dans les rues de la très populaire Aubervilliers, ville rouge, pauvre, internationale et foisonnante. Aller à la rencontre des habitants est un exercice qui s’avère complexe. L’auteure décrit une ville, qu’elle connaît finalement peu, où les cloisons et les grilles sont partout, et les dialogues avec les passants plutôt rares. Ils tâtonnent ainsi jusqu’à la découverte du squat du 81, avenue Victor Hugo, par le biais d’un article de presse. Le squat est installé depuis le 4 août 2014 dans un ancien Pôle Emploi. Il a réuni différents groupes de sans-papiers, pour la plupart originaires de Côte-d’Ivoire, d’Afrique du Nord et du Bangladesh, ayant vécu auparavant plusieurs mois dans la rue, ou dans d’autres squats. La question du logement est un élément central dans ce texte. Il n’est jamais acquis, toujours précaire. Au début du récit, l’auteure assiste à l’audience au tribunal d’instance où le collectif a fait un recours contre la procédure d’expulsion du squat, engagée par l’État. L’audience est repoussée du fait de l’absence de l’avocat du collectif, leur laissant ainsi quelques semaines de répit. L’auteure raconte comment, dans ce combat pour le maintien du squat, il s’agit toujours, avant tout, de gagner du temps, de faire durer ce qui a vocation à n’être que temporaire. C’est donc dans ce contexte instable et précaire, que s’inscrit le processus de création théâtrale, dans lequel elle parvient, petit à petit, à entraîner les membres du collectif.

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Géographies de l’exil

Le texte, divisé en chroniques, qui reprennent des moments de réflexion ou d’avancée importants, évoque la forme d’un carnet de terrain, où chaque jour d’observation, chaque entretien, est décrit sans filtre, au gré de la réflexion de l’auteure. Barbara Métais-Chastanier va jusqu’à retranscrire ses dialogues avec les habitants du squat, en français, mais aussi dans un anglais parfois cabossé, fidèle à la réalité. Elle entreprend, par exemple, le récit détaillé de son entrevue avec Faruk, qui lui raconte son périple en bateau depuis le Bangladesh jusqu’en France, en 2010, pour lequel il a dépensé 12 000 € : « Somebody give me information that France is very humanity country » (p. 83).

Au fil des entretiens, elle donne à voir la réalité de l’exil, tel que les habitants du 81, avenue Victor Hugo, la lui racontent : Diomandé revient sur son périple jusqu’en France, après trois années en Libye, au terme desquelles il a organisé le passage en bateau de près de deux cents personnes vers l’Europe. Jamil, raconte être arrivé en France après avoir eu des problèmes au Bangladesh du fait de ses opinions politiques. Bamba explique qu’il a laissé sa mère et à ses deux enfants au pays, et qu’il peut travailler jusqu’à dix-sept heures par jour pour pouvoir leur envoyer de l’argent. Zia évoque sa déception, face à l’accueil reçu en France : « [Europe] ha[s] created human rights. But right now, I don’t know what does it means, humanity » (p.56).

Barbara Métais-Chastanier, dans un style sobre mais poétique, où le texte semble se répandre sur les pages au fil de ses pensées, décrit la géographie de la solitude et de l’exclusion, qui est celle des personnes qu’elle rencontre. À l’échelle du squat, elle raconte comment, derrière l’apparence de la vie en collectivité et la répartition des chambres par communauté, elle découvre l’isolement de chacun des membres du collectif. À l’échelle de la ville, elle raconte la vie rythmée par les horaires décalés et les multiples emplois précaires des agents d’entretien et de sécurité et des employés du bâtiment ou de la restauration qui peuplent le métro aux heures les plus matinales et les plus tardives. Elle découvre que « les sans-papiers travaillent partout » (p. 63). C’est une nouvelle facette de la capitale qui s’offre ainsi à elle, celle d’une « ville souterraine » (ibid.), où survivent les invisibles.

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L’objectif de la régularisation et ce qu’il fait au projet théâtral

Mettre en scène la réalité des « sans-papiers »

Au-delà de la genèse d’un projet artistique et politique, c’est en effet le portrait d’une réalité sociale complexe et violente que nous livre Barbara Métais-Chastanier. Les enjeux liés à la construction de la pièce de théâtre sont indissociables de la découverte de la vie des sans-papiers du collectif, de leurs difficultés et luttes quotidiennes. L’auteure découvre ainsi qu’ « en France, ce n’est pas plus facile que dans les autres pays. Je le savais. Mais de manière abstraite. Comme une chose visible et invisible. » (p.75). Concrètement, pour que des membres du collectif puissent jouer dans la pièce, il faut s’assurer qu’ils ne risquent rien face aux autorités, mais il faut également trouver un moyen de les payer. En effet, toutes les périodes où ils répètent et jouent sont des moments où ils ne peuvent travailler. Après la phase d’entretiens, Barbara Métais-Chastanier et ses acolytes mettent en place des ateliers théâtre, où la pièce se discute et se construit. Elle prend finalement la forme d’un texte de vingt-six pages, joué par huit habitants du squat et un chien, témoignant pour les quatre-vingt membres du collectif. Ils racontent ainsi sur scène leurs histoires respectives, que les autres découvrent par la même occasion. En effet, « au squat, on ne parle pas de son parcours, on ne parle pas de ses raisons, de son départ, de ceux qu’on a abandonnés » (p.111)2 .

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Une « pièce d’actualité » médiatisée

La construction de la pièce se fait dans un contexte où la question migratoire prend de l’ampleur dans les médias européens : nous sommes en 2015, année de la « crise migratoire ». Le 19 avril, un naufrage en Méditerranée fait 800 morts. La pièce « devient d’actualité » (p.117).

Après la première représentation, rapidement médiatisée, la pièce de théâtre apparaît dans l’ouvrage comme un véritable outil de pression politique. Il s’agit de permettre la régularisation des quatre-vingt membres du collectif en s’appuyant sur la « circulaire Valls »3 . C’est sur la base de ce texte et du bon vouloir du préfet, que les habitants du squat du 81, avenue Victor Hugo, espèrent obtenir leurs papiers. La médiatisation de la pièce permet l’instauration d’un rapport de force avec le préfet de Seine-Saint-Denis de l’époque, Didier Leschi. Ce dernier assiste à une représentation puis vient rencontrer le collectif dans le squat. Le pouvoir discrétionnaire de l’autorité préfectorale est ainsi mis en lumière par le processus de régularisation qui se met en place. Dans un premier temps, le préfet fait appliquer la « circulaire Valls » au bénéfice exclusif des huit comédiens de la pièce, qui obtiennent leur titre de séjour en quelques semaines seulement. Les autres membres du collectif doivent attendre beaucoup plus longtemps, au prix de négociations ardues, et tous ne sont pas régularisés.

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La pièce : rouage du processus discrétionnaire de régularisation ?

Au regard de ce résultat, Chroniques des invisibles pose finalement la question du rôle réel joué par le projet théâtral dans cette machinerie institutionnelle qui fait et défait les destins des sans-papiers. Construite comme une œuvre militante, dénonçant les conséquences des politiques migratoires sur la vie des hommes et des femmes venus en France envers et contre tout, la pièce de théâtre 81, avenue Victor Hugo, en devenant un instrument pesant dans la balance de la régularisation des participants au projet, n’entre-t-elle pas dans le jeu de la préfecture ? Cette tension se matérialise plus particulièrement au moment où le collectif doit fournir au préfet la « liste » de ses membres : l’enjeu est une régularisation prioritaire par rapport à toutes les autres personnes en attente que compte la Seine-Saint-Denis. Ainsi, alors que la pièce a permis de régulariser plus de soixante membres du collectif, pour l’auteure, elle n’en reste pas moins un rouage du système discrétionnaire en place, fondé sur l’arbitraire et l’exception. Elle a finalement participé à creuser les inégalités entre les « méritants », qui ont eu la chance de rencontrer Barbara et ses collègues, et les « autres », les anonymes, qui n’ont pas eu cette opportunité.

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L’auteure en quête de soi ?

Récit anthropologique, récit sociologique, Chroniques des Invisibles est aussi un récit intime, d’une individualité en quête d’elle-même. En effet, au fil de la lecture, Barbara Métais-Chastanier se dévoile de plus en plus au lecteur, mais également à elle-même. Son travail avec le collectif du 81, avenue Victor Hugo, la conduit à réfléchir sur sa propre identité et à mettre en perspective sa vision du monde et de la place qu’elle y tenait jusque là. Le chapitre intitulé « La proie » en est un exemple marquant. Elle y compare la peur de l’arrestation éprouvée par les sans-papiers, dont elle a compris l’ampleur grâce au projet théâtral, et sa propre expérience de la peur liée à son sexe et à son orientation sexuelle, dans certains espaces publics, et même face aux membres du collectif. Plus loin, dans le chapitre « Les privilèges », elle raconte comment, alors qu’elle s’est toujours considérée comme faisant partie des « dominés », elle fait désormais l’expérience du sentiment de légitimité des « dominants », du fait de sa couleur de peau, « blanche », dont elle n’avait jamais vraiment pris conscience avant de comprendre les privilèges que cela lui donnait :

« Il ne s’agit pas seulement de carnation ou d’épiderme mais de se découvrir comme appartenant à une catégorie politique, historique et sociale qui m’a offert la possibilité d’être aveugle à ma propre couleur pendant presque trente ans » (p.104)

Au fil du texte, en filigranes, c’est donc un portrait d’elle-même en pleine recomposition, qu’elle livre aux lecteurs. En parlant depuis sa situation de femme, lesbienne et blanche, elle donne à ce récit toute sa profondeur. C’est avant tout d’un point de vue situé et subjectif qu’elle entend s’exprimer, et c’est à partir de la compréhension de son propre positionnement, qu’elle développe et enrichit ses réflexions sur le monde qui l’entoure et l’expérience à laquelle elle participe. C’est ce mélange entre le récit de la rencontre avec le collectif, le montage du projet, ses conséquences, et ce que tout cela lui fait, à elle, intimement, qui fait l’intérêt de Chroniques des Invisibles.

Récit à la fois anthropologique, sociologique, politique, géographique, mais aussi et surtout littéraire, Chroniques des Invisibles est une œuvre difficilement catégorisable. C’est ce qui fait son intérêt et son originalité. Ce texte, au style sobre mais marqué par une certaine oralité, ayant sans doute vocation à être dit tout autant que lu, est éloigné des écrits académiques sur le sujet des migrations et de la situation des sans-papiers. Cependant l’auteure est allée y puiser des connaissances, lui permettant de décrypter en partie la réalité à laquelle elle a dû faire face. C’est donc un exemple vivant, étayé et avec une analyse appuyée sur des sources fiables, qu’elle livre aux lecteurs. Elle montre ainsi que ces « indésirables » (Bernardot, 2011) font pourtant partie intégrante du fonctionnement de notre société, et plus particulièrement de nos villes. Par ailleurs, malgré sa dimension très subjective, ce récit constitue un bon exemple sociologique permettant de comprendre les mécanismes discrétionnaires de régularisation en préfecture, et de mettre au jour les tensions entre action militante et négociation avec les pouvoirs publics. Mais il raconte aussi, et avant tout, une expérience unique de rencontre entre deux mondes, celui, élitiste, du théâtre, et celui d’un collectif de sans-papiers. Ensemble, ils parviennent à créer une œuvre forte et couronnée de succès, permettant de changer le destin de ceux qui l’ont construite.

SOPHIE GARCIA

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Sophie Garcia est diplômée du Master 2 Urbanisme et Aménagement de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (2017) et termine actuellement un Master 2 Sociologie et Anthropologie : Migrations et Relations Interethniques à l’Université Paris-Diderot. Son travail de mémoire porte sur les enjeux de la formation des intervenants sociaux travaillant auprès d’un public migrant. Dans le cadre d’autres travaux de recherche, elle s’est intéressée aux pratiques sociales et spatiales des exilés à Berlin, ainsi qu’aux dynamiques de l’hébergement citoyen de réfugiés en France.

sophie.josephine.garcia AT gmail DOT com

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Référence de l’ouvrage :

Métais-Chastanier B., 2017, Chroniques des invisibles. De l’exil à Avignon. Récit d’une création, Le passager clandestin, 227 p.

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Illustration de couverture : 81, avenue Victor Hugo (pièce d’actualité) (Raynaud de Lage, 2015)

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Pour aller plus loin

Bernardot M., 2011, « Chapitre 4. Qui sont les indésirables ? La production des catégories du refoulement », in Jaeger M. (dir), Usagers ou citoyens ? De l’usage des catégories en action sociale et médico-sociale, Paris, Dunod, 101-114.

Carrère V., 2009, « Derrière le sans-papiers on découvre le travailleur », Plein Droit, n°80, en ligne.

Morice A., 2008, « Le mouvement des sans-papiers ou la difficile mobilisation collective des individualismes », in Boubeker A. et Hajjat A., Histoire politique des immigrations coloniales – France, 1920-2008, Éditions Amsterdam, 125-141.

Pette M., 2014, « Associations : les nouveaux guichets de l’immigration ? Du travail militant en préfecture », Sociologie, n°5, 405-421.

Spire A., 2008, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Raison d’agir, 124 p.

Zougbédé E, 2018, « Régulariser le « bon » travailleur « sans-papiers » : la circulaire « Valls » comme « politique de la frontière » », Sciences et actions sociales, n°9, en ligne.

 

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Pour citer cet article : Garcia S., 2018, « Lu / Chroniques des invisibles. De l’exil à Avignon : récit d’une création de Barbara Métais-Chastenier », Urbanités, en ligne.

 

 

  1. Site du théâtre de la Commune : http://lacommune-aubervilliers.fr/pieces-d-actualite []
  2. Extraits filmés de la pièce : https://www.youtube.com/watch?v=NiNNtwJKQ0c []
  3. En 2012, a été publiée la « circulaire Valls », circulaire de régularisation au titre de l’admission exceptionnelle au séjour. Elle n’a pas valeur de loi, mais a pour objectif d’uniformiser, dans les préfectures, les conditions d’examen pour les demandes d’admission exceptionnelle au séjour des étrangers en situation irrégulière (Zougbédé, 2018). []

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