Lu / Evicted: poverty and profit, Matthew Desmond

Nora Nafaa

Le Lu en PDF

Bestseller du New York Times, finaliste pour les plus grands prix, nommé parmi les meilleurs livres de l’année par le Boston Globe, le Washington Post, le New Yorker, Entertainment Weekly, Buzzfeed, San Francisco Chronicle, Politico, et d’autres journaux majeurs des États-Unis, un livre a suscité un engouement inattendu au cours de l’année 2016. Comment un ouvrage tiré d’une thèse de sociologie urbaine peut-il faire l’unanimité et figurer dans les meilleures ventes des plus grands libraires du pays ?

Matthew Desmond propose dans cet ouvrage une ethnographie tirée de son travail de thèse portant sur les expulsions de locataires dans le marché immobilier privé de Milwaukee dans l’État du Wisconsin aux États-Unis. Il attire l’attention du lecteur à travers deux facettes de son travail. D’abord, bien qu’il s’agisse d’une non-fiction, Desmond raconte le quotidien de ses enquêtés, lié à leur situation résidentielle sans cesse sur le point de changer, mais également leur vie dans ces quartiers marqués par la pauvreté. Il décrit la vie de deux lieux emblématiques, un trailer park1, habité majoritairement par des Blancs, et un quartier afro-américain de Milwaukee. Ensuite, l’originalité du travail de Desmond tient, dans son analyse de la relation entre la pauvreté et le profit, entre les locataires et les propriétaires, à son souhait de donner également le point de vue de ces derniers.

 

Une enquête hors-norme ?

Evicted suit le quotidien de huit familles de locataires et deux propriétaires à Milwaukee. Sur les rives du lac Michigan, elle accueille près de 600 000 habitants pour une aire métropolitaine de 1,5 millions. Connue pour une forte industrie et la présence de nombreux syndicats, Milwaukee fait aujourd’hui partie de la Rust Belt, ayant connu un très fort white flight (fuite des populations blanches du centre-ville vers les quartiers périphériques) laissant un territoire urbain marqué par la désindustrialisation, le chômage et la vacance des logements due à une perte de population.

Parmi ces huit familles, il y a Sherrena Tarver, une enseignante et propriétaire de cinquante logements, ayant profité de la spéculation et d’un marché immobilier dont les investisseurs blancs ont peur, essentiellement dans les quartiers les plus pauvres et afro-américains de Milwaukee, arguant que « The hood is good » (le quartier est bien). Son petit investissement est aujourd’hui devenu son activité à part entière qu’elle gère avec son mari. On rencontre également Tobin Charney, propriétaire du trailer park, qui gagne plus de 400 000 $ par an, en louant 131 mobile-homes à des Blancs pauvres, en moyenne 550$ par mois. Le livre nous fait également croiser la vie de Lamar, ancien drogué au crack, qui a perdu ses deux jambes, et vit avec ses deux adolescents. Il perçoit une aide mensuelle de l’Etat de 628$ (qui aurait pu s’élever à 673$ s’il travaillait, mais le gouvernement favorise les actifs), ce qui lui fait un reste à vivre de 78$ quand il a réglé son loyer de 550$. Pour acquitter ses charges (150$),  Il vend 150$ de bons d’alimentation (food stamps) pour 75$ au marché noir. Ses enfants ont la possibilité de manger chez leur grand-mère. Parmi les autres locataires dont on suit le quotidien, on compte Arleen, mère de deux garçons, qui est expulsée et contacte plus de 80 propriétaires pour un nouveau logement. Ou Crystal, 18 ans, qui a été élevée dans plus de 24 foyers d’accueil différents, et est heureuse d’emménager seule pour la première fois, chargée de ses trois sacs poubelles remplis de vêtements. Plusieurs autres parcours sont décrits dans l’ouvrage, qui parfois s’entremêlent.

Ce qui ressort du récit de Desmond, ce sont les urgences quotidiennes de la survie pour les locataires et la perspective des propriétaires permet de compléter le tableau. Sherrena, prenant l’auteur comme stagiaire, et se montrant désireuse de lui montrer tous les aspects du métier, ne cesse de défendre ses bonnes intentions envers ses locataires mais souligne également l’importance pour elle de collecter les loyers car elle a contracté des emprunts. Tout loyer impayé entraîne ainsi la menace de se faire expulser. Aussi, le premier du mois, le retour de leurs vacances en Jamaïque est suivi de la délivrance des notifications d’expulsion dans les jours qui suivent, facilitée par un système judiciaire qui accélère les procédures et demeure méconnu des locataires.

Ce travail ethnographique est décrit par l’auteur comme essentiel, car il permet de documenter cette relation entre les locataires et les propriétaires, entre pauvreté et profit dans les villes américaines, mais il est également complété par des travaux d’enquête multiples : des requêtes au département des enfants et familles du Wisconsin pour vérifier les récits, une étude du marché immobilier conduite à travers des questionnaires détaillés (250 questions) menés auprès de 1100 locataires entre 2009 et 2011, un travail d’archives auprès de la cour de justice de Milwaukee sur toutes les affaires d’expulsion entre 2003 et 2013 et un dernier sondage auprès de 250 propriétaires (nombre de propriétés, revenus, motivations, connaissances du système judiciaire). Ce travail permet de mesurer le phénomène d’expulsion et d’une manière plus générale celui de la location dans un marché immobilier privé qui a flambé et ne permet plus aux familles les plus pauvres d’accéder à un logement décent au cœur des villes-centres à l’image d’autres grandes villes des États-Unis.

Une famille locataire sur cinq dépense ainsi plus de la moitié de son revenu en loyer. 90% des locataires n’ont pas d’avocat lorsqu’ils se présentent à l’audience de leur expulsion. Entre 2009 et 2011, un quart des déménagements à Milwaukee n’est pas volontaire. Une femme noire sur cinq, une femme hispanique sur douze et une femme blanche sur quinze à Milwaukee rapporte avoir été expulsée dans sa vie d’adulte. La précarité des locataires contraste avec l’opulence des propriétaires, reposant sur cette condition de pauvreté. Le revenu annuel du propriétaire du pire trailer park de la quatrième ville la plus pauvre des États-Unis équivaut ainsi à 30 fois celui d’un locataire travaillant à plein temps au revenu minimum, et 55 fois celui de ceux vivant des aides de l’État. Ces données tirées du travail de recherche de Matthew Desmond sont foisonnantes et recouvrent un grand nombre de problématiques liées aux expulsions, et plus largement à la question du logement.

Les expulsions, un prisme d’étude de la pauvreté et un appel au droit au logement

L’auteur place son enquête au cœur d’un contexte économique de dépression. La crise des subprimes a remis sur le devant de la scène la question des logements, à travers les saisies immobilières qui ont touché plusieurs millions de foyers, phénomène déjà présent durant la grande dépression des années 1930. Les évictions durant cette période n’étaient cependant pas une pratique courante. Elles étaient source de conflits entre propriétaires et locataires et attiraient les foules pouvant provoquer des émeutes, opposant les voisins aux marshals venus appliquer l’ordre du juge. Aujourd’hui, le phénomène est courant et fait partie de la vie des familles les plus pauvres des quartiers les plus déshérités du fait de l’instabilité du marché locatif et de la précarisation d’une partie de la population liée aux différentes crises économiques. La hausse des loyers, mais également le passage du welfare au workfare2 dans les années 1980, et la stagnation des salaires, ne permettent pas aux familles d’acquérir une stabilité résidentielle, comme l’explique Desmond.

Par ailleurs, le point de vue des propriétaires amène l’auteur à décrire le processus d’expulsion. Pluriforme, il peut être formel ou informel. Ne pas renouveler le bail d’un locataire est une forme d’expulsion, tout comme laisser un logement se dégrader (plusieurs exemples sont ainsi détaillés dans l’ouvrage, de la plomberie défaillante aux fenêtres ou portes brisées en passant par l’arrivée de gaz non sécurisée…). De manière formelle, il se matérialise par une notification d’expulsion qui fait suite à une décision de justice. Le propriétaire, ayant un avocat dans 90% des cas, présente son cas au juge, et le locataire a le droit de se défendre, bien que la majorité ne se rende pas à l’audience. Viennent ensuite les marshals, accompagné d’un service de déménageurs privés. Le locataire peut choisir de placer ses affaires en dépôt, ou bien à la déchetterie. Une part des familles se retrouve alors en foyers, ou emménage avec d’autres locataires, qui peuvent être expulsés pour avoir accueilli de nouveaux résidents sans le notifier sur le bail. Les centres d’accueil pour sans-abris sont également une solution, souvent adossés à des organisations caritatives, et vus par les familles comme la dernière étape avant de dormir dehors.

L’épilogue, intitulé « Home and Hope »3, inscrit l’auteur dans une démarche sociale appelant à un droit au logement. Dans la tradition anglo-saxonne, l’épilogue permet à Desmond de prendre la parole hors du récit des enquêtés pour placer l’enjeu social au cœur de son discours. S’appuyant sur un travail de recherche, il appelle à la prise de conscience et propose également des recommandations politiques face à cette crise du logement. Il les classe en deux catégories, les grandes solutions, et les plus pragmatiques et faciles à mettre en place. Face à son appel à une politique du logement comme priorité nationale, il suggère d’apporter un soutien légal aux locataires dans les cours de justice, soulignant que c’est un dispositif présent en France, en Suède, mais également en Azerbaïdjan, Inde et Zambie. Il dénonce l’exploitation de la précarité des locataires qui est faite par les propriétaires, promue par un marché immobilier que les politiques publiques urbaines ont du mal à prendre en compte et à gérer ; et propose un programme universel d’aide au logement pour toutes les familles pauvres. Il déclare « All this suffering is shameful and unnecessary »4. Il termine son ouvrage par un dernier chapitre expliquant sa démarche, éclairant sa condition de sociologue, et notamment son travail de terrain : sa dépression, ses frustrations, sa rédaction. Il raconte ce parcours démarré il y a de nombreuses années et ponctué par le passage de sa vie dans le trailer park et le hood à celle de Cambridge, lorsqu’il fut recruté à Harvard, concluant « The harder feat for any fieldworker is not getting in, it’s leaving. And the more difficult ethical dilemma is not how to respond when asked to help but how to respond when you are given so much »5.

La bonne presse de l’ouvrage peut s’expliquer par différentes raisons : l’originalité du récit ethnographique, l’approche scientifique de l’ouvrage, le contexte de crise du logement, les élections présidentielles de 2016, la médiatisation de l’ouvrage6… Pour les géographes, sociologues, urbanistes, et l’ensemble des théoriciens de l’urbain, le travail de recherche de Matthew Desmond permet d’aborder la question du logement à travers un matériau d’enquête riche et un marché locatif privé encore peu documenté. Cette étude mériterait un changement d’échelle et une enquête au sein des suburbs de Milwaukee serait la bienvenue afin de questionner cette paupérisation des habitants liée à la désindustrialisation qui touche la ville-centre tout comme ses périphéries et diversifierait les approches. De la même manière, Milwaukee tente aujourd’hui de redorer son image par différentes politiques de marketing urbain, notamment à proximité des rives du lac Michigan et il serait intéressant de voir les conditions locatives dans ces espaces-ci. À travers le cas de Milwaukee, est malgré tout une partie de l’histoire urbaine des États-Unis qui est racontée par Matthew Desmond, et de ses profondes inégalités.

NORA NAFAA

Nora Nafaa est doctorante à l’université de Perpignan Via Domitia en géographie au sein du laboratoire ART-Dev UMR 5281. Ses travaux portent sur la recomposition des territoires scolaires à travers la néolibéralisation des gouvernements urbains introduisant un nouvel ordre métropolitain. Le positionnement scientifique est celui de la géographie sociale, inspirée des études radicales états-uniennes, ancrée dans des études de terrain (Philadelphie et Atlanta).

DESMOND Matthew, 2016, Evicted : Poverty and Profit in the American City, New York : Crown/Architect, 418 p.

Mathhew Desmond est maître de conferences en sociologie urbaine et sciences sociales et codirecteur du projet Justice and Poverty à Harvard. Il travaille notamment sur les questions de pauvreté, de race, d’ethnicité, et d’organisations sociales.

 

Pour voir la bande-annonce de l’ouvrage : Evicted

 

Photo de couverture : Evicted, Michael Kienitz. Extraite de l’ouvrage. Les photographies sont disponibles sur le site officiel de l’ouvrage : www.evictedbook.com

  1. Trailer park peut se traduire par « parc à caravanes », et accueille dans ce cas-ci des mobile-homes. []
  2. Les années 1980 sont marquées par le passage du Welfare au Workfare, notamment sous l’administration de Ronald Reagan. L’idée est de valoriser le travail et de soutenir les citoyens qui contribuent à l’économie du pays en supprimant une grande part de programmes considérés comme soutenant un « État-Providence ». L’exemple de Lamar, touchant moins d’aides de l’Etat qu’un travailleur car il est au chômage, l’illustre. Ce changement s’est aussi traduit par exemple par la destruction des logements d’habitat social. []
  3. Peut se traduire par « Foyer et espoir » []
  4. « Toute cette souffrance est honteuse et inutile » (p. 299). []
  5. « L’exploit le plus difficile pour tout chercheur de terrain n’est pas d’y entrer, mais d’en partir. Et le dilemme ethique le plus difficile n’est pas de répondre lorsque l’on vous demande de l’aide mais de rendre lorsqu’on l’on vous a tant donné » (p. 305). []
  6. L’ouvrage possède son propre site internet (Evicted), et l’auteur est en congé sabbatique pour la présentation de son livre. []

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