Lu / Everybody’s favorite city, compte-rendu de Sociologie de San Francisco de Sonia Lehman-Frisch

Charlotte Ruggeri

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La collection Repères des éditions La Découverte s’enrichit en 2018 d’un nouvel ouvrage, Sociologie de San Francisco, par Sonia Lehman-Frisch, professeure de géographie à l’université Paris Nanterre. Cet opus consacré à la métropole californienne est le premier de la collection à traiter d’une métropole non européenne. Ce petit ouvrage d’une centaine de pages est organisé en six chapitres, dont les titres adoptent tous un surnom de la ville (« City by the bay », « Left coast city »1 ). Les deux premiers chapitres explorent son histoire et son organisation spatiale, de l’aire métropolitaine aux quartiers, en questionnant la pertinence des échelles urbaines mobilisées pour penser la réalité géographique de San Francisco. Les chapitres 3 et 4 s’attachent eux à décrire les processus spatiaux, économiques, sociaux et ethniques de la baie de San Francisco. Le cinquième chapitre revient sur le fait que la métropole san-franciscaine soit souvent considérée comme une ville « à part » aux États-Unis, ce que l’on lie traditionnellement à son progressisme politique. Enfin, le dernier chapitre s’interroge sur les évolutions urbaines contemporaines de San Francisco et ouvre des pistes de réflexion sur des thèmes et terrains de recherche à explorer.

Dans les médias, San Francisco a fréquemment été présentée comme la ville où les loyers étaient les plus chers des États-Unis et la ville symbole de la gentrification, tout en étant la ville de l’innovation, berceau des géants de la haute technologie (bien que le réel berceau soit autour de San Jose, au sud). Cette image ambivalente et les interactions entre attractivité, gentrification et inégalités semblent être au cœur des processus urbains actuels dans la baie de San Francisco. Sonia Lehman-Frisch, par ailleurs spécialiste de la gentrification san-franciscaine, place à juste titre cet enjeu au cœur de son ouvrage, mais son traitement et sa remise en contexte en font toute sa richesse. Elle conclut sur une idée qui apparaît comme la problématique centrale, à savoir la construction d’une identité urbaine dans la contradiction. En effet, San Francisco, qui jouit toujours de cette image de ville progressiste est pourtant devenue l’une des villes les plus chères et les plus inégalitaires des États-Unis. En partant des images, voire clichés, associées à San Francisco, l’auteure s’attache à démontrer comment les évolutions urbaines et métropolitaines redéfinissent l’identité urbaine de cette métropole, entre gouvernance municipale, processus spatiaux métropolitains et enjeux économiques mondialisés.

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Une remise en contexte historique et géographique de la gentrification san-franciscaine

1.Une affiche célébrant la diversité du quartier de Tenderloin (C. Ruggeri, 2018)

L’apport principal de l’ouvrage Sociologie de San Francisco est de replacer la gentrification dans le contexte régional et local. Cette question est au cœur du chapitre 4 qui propose de retracer la trajectoire ethnique de San Francisco en s’interrogeant sur les échelles les plus pertinentes permettant d’appréhender les dynamiques de peuplement qui ont fait la ville. Sonia Lehman-Frisch aborde la question de la gentrification sous un angle historique afin d’en rappeler les trois temps : années 1980, années 1990 et années 2010. Ce rapide retour permet d’éviter deux écueils. D’une part, présenter la gentrification comme un phénomène uniquement lié au boom de la Silicon Valley et d’autre part, le considérer comme un processus linéaire. L’ouvrage insiste ainsi sur la première phase de gentrification, dans les années 1980, lié à l’« office boom » du Downtown de San Francisco et concernant les « yuppies ». Cette première phase est liée au développement de l’économie des services et la main d’œuvre jeune et diplômée des yuppies fait le choix d’habiter en centre-ville, comme dans le quartier de Western Addition. De fait, lier la gentrification à l’installation des entreprises de haute technologie est pertinent seulement à partir des années 1990, lors du dot-com boom (entreprises liées à Internet), puis des années 2010, lors du tech boom (hautes technologies). Cette petite chronologie montre ainsi très bien comment ces processus de transformations urbaines sont liés à des transformations économiques se jouant à différentes échelles. Au-delà de cette remise en contexte, Sonia Lehman-Frisch rappelle que ce processus n’est pas linéaire et que les crises économiques, comme celle du début des années 1990 ou celle des subprimes en 2008, ont marqué de véritables coup d’arrêts au processus de gentrification. De fait, l’ouvrage, en s’appuyant pour chaque phase sur l’exemple d’un quartier (Western Addition dans les années 1980, Noe Valley dans les années 1990 et Mission dans les années 2010), montre que la gentrification est un processus lent et ancien, dont les modalités varient dans le temps et dans l’espace urbain.

Au-delà de cette remise en contexte, Sonia Lehman-Frisch rappelle que le processus de gentrification est une « manifestation des inégalités » (p. 85), tout en y associant et en discutant le concept de métropole créative, défendu par Richard Florida (2002). Dans le chapitre 3, l’idée de métropole créative, qui peut s’appliquer à San Francisco où les emplois dans les secteurs des technologies de l’information et de la haute technologie sont nombreux (250 000 emplois, p. 52 selon Storper et al., 2015), est présentée comme l’un des moteurs des inégalités, l’auteure démontrant ainsi qu’une métropole créative est une métropole inégale (p. 61). L’articulation de ces deux aspects permettent d’en revenir à l’image de San Francisco présentée comme une « diverse city », la diversité étant avant tout pensée comme ethnique, bien que l’on puisse l’associer à d’autres paramètres (mixité sociale, sexuelle, religieuse, ou encore liée aux capacités physiques et au handicap). Toutefois, l’auteure rappelle que San Francisco fut longtemps une ville où la population blanche dominait et qu’elle est aujourd’hui l’une des rares villes états-uniennes qui voit une augmentation de sa population blanche. À cette tendance s’ajoute une polarisation accrue entre des riches qui deviennent de plus en plus riches, et des pauvres de plus en plus pauvres. Les différents chapitres, en particulier du 3 au 6, rappellent que les inégalités socio-économiques, liées à la concentration d’emplois très qualifiés, font de San Francisco la deuxième ville la plus inégalitaire du pays derrière Miami. À partir de ces constats, l’auteure commence alors à déconstruire l’un des clichés associés à San Francisco : cette gentrification et ces inégalités seraient avant tout le fait des techies, à savoir les employés du secteur de la haute technologie, or ils ne représentent que 9 % des emplois de la ville.

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La construction d’une identité urbaine multiscalaire dans la contradiction

2. Le siège de Twitter à San Francisco
(C. Ruggeri, 2018)

Autour de la gentrification et au-delà de ce processus central pour comprendre les dynamiques urbaines san-franciscaines, l’ouvrage de Sonia Lehman-Frisch se construit autour d’un fil rouge : la question de l’identité urbaine de la métropole californienne. San Francisco est en effet associée à de nombreux clichés et images : les cable-cars, les collines, les maisons victoriennes, le berceau de mouvements et communautés alternatives, sa tolérance, son progressisme politique… L’idée de l’ouvrage n’est pas de démontrer que tout est faux, puisque l’auteure rappelle que le drapeau Arc-en-ciel a été créé dans la ville à la fin des années 1970 par des militant·e·s LGBT, mais aussi que, plus récemment, les habitant·e·s de San Francisco ont voté à 84 % pour Hillary Clinton lors des élections de 2016. Sonia Lehman-Frisch insiste toutefois sur le fait que les trajectoires socio-économiques de la ville donnent aujourd’hui à voir la construction d’une « identité dans la contradiction » et qui plus est d’une « identité multiscalaire », San Francisco ne pouvant se penser sans la baie qui l’entoure.

Dès l’introduction, l’idée d’identité urbaine est définie comme une « construction sociale résultant de la convergence des identités individuelles et collectives qui s’y déploient » (p. 4 ; Gervais-Lambony, 2004). À San Francisco, cette identité s’appuierait sur quatre grands principes : l’innovation, la tolérance, la justice sociale et la qualité de vie. Si ces valeurs sont défendues par la municipalité de San Francisco, elles nous apparaissent plutôt comme les ressorts d’un discours, avant tout politique, qui serait à l’origine de la construction d’un imaginaire visuel autour de San Francisco. De fait, ce qui est avancé par Sonia Lehman-Frisch c’est la difficulté des institutions locales à maintenir cette identité san-franciscaine face aux évolutions récentes de la métropole. L’innovation est ainsi devenue presque indissociable de l’attractivité économique, mais celle-ci reste limitée à certains secteurs (finance, hautes technologies, technologies de l’information) et les conséquences de l’installation des entreprises qui y sont liées renforcent les processus de gentrification et de ségrégation. Les paysages urbains donnent à voir trois symboles de cette contradiction : Airbnb, créé à San Francisco comme mode de logement alternatif et devenu le symbole de la dérégulation du marché immobilier locatif ; Twitter, encouragé à rester dans le centre de San Francisco grâce à des avantages fiscaux mais devenu un acteur de la transformation du quartier de SoMA ; les Google bus, mis en place pour faciliter les mobilités quotidiennes des employés de la Silicon Valley et accusés d’utiliser sans contreparties financières les infrastructures urbaines tout en renforçant la congestion du trafic. Si l’ouvrage explore ces symboles via les résistances qu’ils peuvent générer, comme l’Anti-Eviction Mapping Project, et replace ces résistances dans le contexte de construction d’une culture du militantisme san-franciscain, il s’interroge ici – et c’est l’un de ses intérêts – sur les limites géographiques de ces résistances et les ressorts spatiaux de ces contradictions. En effet, San Francisco ne peut pas être pensée comme une île urbaine, elle est partie prenante d’une métropole organisée autour de la baie qui porte son nom et qui est aujourd’hui polarisée par plusieurs villes, telles que Oakland et San Jose. De fait, à partir de cet ouvrage et de ces questionnements, on peut résolument s’interroger sur les leviers réels dont dispose la municipalité de San Francisco face aux acteurs et institutions métropolitaines, californiennes, fédérales, voire mondiales. Il serait d’ailleurs intéressant, et ce dès le chapitre 2 qui opère un changement d’échelle de la ville à la baie, de décrire ce jeu d’échelles et d’acteurs, propre au fonctionnement urbain états-unien, et qui peut rester complexe pour les non-initiés (voir Douzet, Kousser et Miller, 2008 ; Le Goix, 2003).

Si l’auteure s’attache tout au long de l’ouvrage à inscrire les processus urbains décrits dans une logique multiscalaire, il est toutefois dommage que les cartes n’opèrent pas le même changement d’échelle et restent centrées aux échelles de la ville ou de la baie. Les encarts de grande qualité consacrés à des quartiers, comme celui sur Mission et la gentrification – terrain de prédilection de l’auteure (Lehman-Frisch, 2008) – ou Polk Gulch et la communauté LGBT, auraient pu être agrémenté de cartes, voire de photographies, absentes de l’ouvrage. De même, l’évocation de résistances urbaines, nombreuses à San Francisco, aurait pu également être illustré par des cartes, en particulier l’Anti-Eviction Mapping Project (McElroy et Opillard, 2016).

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L’ouvrage Sociologie de San Francisco réussit à allier une étude précise des dynamiques urbaines et socio-économiques de la métropole californienne sur le temps long, tout en replaçant ces enjeux dans des logiques multiscalaires fines. Il expose les particularités de la ville sur la baie tout en rappelant son caractère urbain « typiquement » états-unien qui appelle à redéfinir les catégories et modèles urbains dominants, en particulier les logiques d’inversion centre-périphérie en lien avec la suburbanisation. Au-delà de ces apports, l’ouvrage sait se replacer dans les thématiques contemporaines de San Francisco, aux prises avec les processus de gentrification et du développement du « syndrome airbnb ». De fait, Sonia Lehman-Frisch ouvre des perspectives de recherche et de terrain particulièrement pertinents pour San Francisco, à l’image des interactions entre espaces privés, symbolisés par les immeubles de luxe, et espaces publics urbains.

CHARLOTTE RUGGERI

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Charlotte Ruggeri est chercheuse en géographie, rattachée au laboratoire LVMT de l’université Paris-Est Marne-la-Vallée. Elle travaille sur les politiques publiques de transport et les quartiers de gare dans les villes californiennes.

Référence de l’ouvrage : Lehman-Frisch S., 2018, Sociologie de San Francisco, Paris, La Découverte, Collection Repères, 126 p.

Sonia Lehman-Frisch est professeure à l’université Paris Nanterre et membre du laboratoire Architecture, Ville, Urbanisme, Environnement (UMR LAVUE). Elle est spécialiste de San Francisco et ses recherches portent sur les questions de gentrification, de ségrégation et de justice spatiale.

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Illustration de couverture : résidences dans le quartier de SoMA, South of Market (C. Ruggeri, 2018)

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Bibliographie

Douzet F., Kousser T. et Miller K.P., 2008, The New Political Geography of California, Berkeley, University of California Press, 332 p.

Florida R., 2002, The Rise of the Creative Class, New York, Basic Books, 416 p.

Gervais-Lambony P., 2004, « De l’usage de la notion d’identité en géographie. Réflexions à partir d’exemples sud-africains », Annales de géographie, n°638-639, 469-488.

Le Goix R., 2003, Les « Gated Communities » aux États-Unis. Morceaux de villes ou territoires à part entière ?, Thèse de doctorat en géographie, Paris, Université Paris 1, 492 p.

Lehman-Frisch S., 2008, « Gentrifieurs, gentrifiés : cohabiter dans le quartier de la Mission (San Francisco) », Espaces et Sociétés, n°132-133, 143-160.

McElroy E. et Opillard F., 2016, « Objectivité dans l’action et cartographie collective dans le San Francisco néolibéral. Du travail du collectif Anti-Eviction Mapping Project », Urbanités, Dossier / Les villes américaines de l’ère Obama, en ligne.

Storper M., Kemeny T., Makarem N.P. et Osman T., 2015, The Rise and Fall of Urban Economies. Lessons from San Francisco and Los Angeles, Stanford, University of Stanford Press, 328 p.

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Pour citer cet article : Ruggeri C., 2018, « Lu / Everybody’s favorite city : compte-rendu de Sociologie de San Francisco de Sonia Lehman-Frisch », Urbanités, en ligne.

 

 

  1. « La ville sur la baie », « La ville de la côte de gauche » (traductions par Sonia Lehman-Frisch, p. 5). []

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