Lu / Miami la Cubaine. Géographie d’une ville-carrefour entre les Amériques, de Violaine Jolivet

Fabien Jeannier

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Cet ouvrage, tiré d’une thèse de doctorat soutenue en 2010, débute par le constat simple et visiblement incontestable : Miami et ses 850 000 Cubano-Américains sont parfaitement indissociables. D’ailleurs, le comté de Miami-Dade, où se situe la ville de Miami, « abrite la plus grande concentration cubaine à l’extérieur de l’île » (p. 15).

L’étude de « Miami la Cubaine » que propose Violaine Jolivet s’inscrit dans le champ de la géographie relationnelle, qui est « celle d’une relation entre différents champs de la géographie humaine, notamment la géographie politique, culturelle et sociale », et qui  « s’inspire alors de différentes acceptions de la relation qu’entretiennent les individus et les sociétés à l’espace » (p. 21). Il s’agit donc « de prêter attention aux relations et aux connexions de l’espace étudié, afin d’aborder l’espace non plus comme un contenant figé, absolu ou relatif, mais comme une entité dynamique, non bornée, produit d’interrelations changeantes et d’une dialectique spatio-temporelle » (p. 22). En suivant l’auteur, cela induit un questionnement sur les échelles d’analyse et leurs interconnexions (l’incidence de l’échelle globale sur des territoires locaux et les interactions entre habitants ou institutions au-delà des frontières des États-nations) ainsi que sur les mobilités, dont l’étude permet « l’avènement de nouvelles géographies relationnelles qui façonnent le rapport aux espaces vécus et s’appuient sur des réseaux et des imaginaires » (p. 22).

Miami la cubaine couv livreAppliqué à la situation de Miami, ce cadre d’analyse amène V. Jolivet à proposer une étude de la ville-carrefour des Amériques autour du triptyque relation-pouvoir-territoire, pour mettre en lumière toute la complexité des différents processus d’identification et d’appropriation du territoire par les Cubano-Américains à Miami et leurs conséquences sur la production de ce dernier. Les relations de pouvoir à Miami sont présentées comme « réversibles et formant des configurations variables » pour mieux « souligner le caractère évolutif et imprévisible de ces territorialités en perpétuelle construction » (p 23). L’approche relationnelle conduit enfin Violaine Jolivet à analyser Miami comme « une ville communicationnelle entre les Amériques et comme une ville relationnelle à l’heure globale » (p. 23).

Les trois premiers chapitres exposent le contexte historique et géopolitique qui a conduit à l’ancrage des Cubains à Miami (chapitre 1), en détaillent les mécanismes et les stratégies migratoires, résidentielles, politiques et patrimoniales (chapitre 2) et analysent les ressorts et les manifestations symboliques du processus de territorialisation et d’appropriation spatiale de Miami par les Cubano-Américains (chapitre 3).

Grâce à des marqueurs symboliques (cimetières, iconographie, etc.), à la création d’une identité sociale, orientée vers le passé et la construction d’une mémoire collective, et à une visibilité supérieure à la plupart des communautés de migrants (grâce à leurs artistes, leurs médias, leurs cinéma et leur musique), les Cubains de Miami sont devenus « une minorité majoritaire » (p. 78) dont l’élite « incontournable », caractérisée comme « une communauté pionnière défricheuse et bâtisseuse », a su profiter de la mise en place de mécanismes favorisant la constitution d’espaces de reproduction pour le groupe et peut revendiquer un « impact sur le destin de la cité » (p. 78).

La complexité des relations des Cubains avec leur espace d’accueil est analysée dans le troisième chapitre. V. Jolivet montre que les capacités relationnelles et le savoir-faire de l’élite cubaine avec l’espace et dans la conduite des affaires de la ville (les Cubano-Américains sont devenus la très grande majorité des cadres et des dirigeants de la ville) lui ont permis de disposer d’un capital spatial permettant à son tour de valoriser les autres capitaux. L’élite cubaine est ainsi parvenue à développer un large réseau d’activités économiques légales (banque, immobilier, bâtiment) mais également illégales.

L’appropriation territoriale, physique, de Miami par les Cubano-Américains est indissociable de l’appropriation économique, symbolique, historique, administrative et politique (de façon disproportionnée) de l’espace. L’appropriation territoriale cubaine s’est ensuite renforcée par des marques/ signes visibles dans l’espace tels qu’on peut les retrouver dans Little Havana et par un processus poussé de patrimonialisation (construction de musées et monuments, noms de rues). Au bout du compte, « parce qu’elle a en partie construit Miami telle qu’elle est aujourd’hui, la communauté pionnière peut considérer Miami comme une de ses productions, comme l’héritage de ce que les Cubains ont accompli sur le sol de Floride » (p. 105). L’espace de Miami est donc devenu un vecteur de la visibilité/ de l’inscription de la réussite de la communauté pionnière. Cette appropriation ne s’est évidemment pas faite sans tensions avec les responsables non cubains (p. 104-105) mais force est de constater que « Miami est aujourd’hui un espace revendiqué par les Cubains qui dirigent la ville » (p. 106).

Les deux chapitres suivants (chapitres 4 et 5) proposent une analyse à l’échelle locale, avec un regard précis sur les quartiers cubains très différents de Little Havana et Hialeah. Le premier est un quartier central historique de l’ancrage des Cubains à Miami. Il fut un quartier pauvre mais pas complètement un ghetto au sens où il a constamment été animé par des flux de population internes et externes au quartier (p. 112-113). Lieu d’exclusion sociale, il a été réinvesti par les Cubano-Américains après les années 1980 en raison de sa proximité avantageuse avec les nouvelles zones de prospérité et les centres financiers construits par les élites du groupe (p. 121). Ce réinvestissement, ou « retour au ghetto », mû par une stratégie de développement de l’immobilier, en fait désormais un quartier en pleine transition, objet d’un profond mouvement de gentrification (sous couvert de revitalisation), avec la construction de condominiums et l’explosion des prix des loyers et des prix de vente des biens immobiliers. Bien qu’actuellement majoritairement habité par des Centre-américains, Little Havana reste un instrument de pouvoir des Cubano-Américains au niveau local. Ces derniers y ont des intérêts dans l’immobilier et utilisent leurs capitaux et leurs relations pour conserver leur appropriation symbolique du territoire et ainsi préserver leurs intérêts politiques et économiques.

Hialeah est quant à elle une ville de banlieue, au sens américain du terme, de 224 669 habitants (2010) où 73,3% des habitants se sont déclarés Cubano-Américains au recensement de 2010, ce qui en fait la ville des Etats-Unis avec la plus grande concentration de Cubains. C’est une ville pavillonnaire champignon où les Cubains se sont massivement installés à partir des années 1970, ce qui a provoqué la fuite des populations blanche et noire qui s’y étaient établies auparavant. Cette ville de banlieue répond aux critères de la banlieue ethnique (« ethnoburb ») en raison de la très forte concentration de Cubano-Américains qui y résident, mais elle reste une « banlieue de l’entre-deux », traduction du terme anglais « inner suburb » que propose l’auteure, puisque sa population de primo-arrivants et de classes moyennes inférieures et populaires ne correspond ni à celle des banlieues résidentielles aisées ni à celle des quartiers centraux pauvres des villes américaines. L’appropriation des secteurs économique et administratif de la ville par les Cubano-Américains y est presque totale.

Hialeah est également une chasse gardée politique cubano-américaine. Sa gouvernance illustre de manière paroxystique les stratégies relationnelles des Cubano-Américains au service de l’accaparement des dispositifs de pouvoir. Cet accaparement local est « une pièce maîtresse de la représentation cubaine sur un échiquier plus large et permet l’élection de représentants politiques dont l’assise territoriale se trouve en banlieue » (p. 121). La ville est un élément essentiel de la machine politique cubano-américaine et un passage obligé pour qui veut un destin politique national. C’est le territoire idéal pour créer des dynasties politiques. V. Jolivet montre que, de façon bien peu surprenante, la gouvernance locale est très fortement marquée par sa « cubanité » et la concentration du pouvoir dans les mains du maire (« strong mayor government ») sur un mode cubano-centré, autocratique et très fortement clientéliste. L’auteure caractérise ce mode de gouvernement comme étant « relationnel et pastoral », très influencé par les pratiques du Cuba castriste. Sans grande surprise donc, La República (bananière) de Hialeah se caractérise également par ses scandales, sa corruption et un certain culte de l’opacité (ou du secret), dont l’auteure de l’ouvrage a personnellement fait l’expérience lors de son travail de terrain !

Les deux derniers chapitres changent d’échelle puisqu’ils interrogent la place de Miami dans la hiérarchie des villes mondiales, à travers la notion de ville communicationnelle, et le rôle des Cubano-Américains dans la création singulière de cette ville-carrefour, ou ville relationnelle, entre Nord et Sud des Amériques, V. Jolivet pose la question du statut de la ville. Est-elle une ville mondiale, une ville américaine globale, une ville paradigmatique, la capitale de la Caraïbe ? Pour l’auteure, si Miami est certainement une capitale macro-régionale, capitale caribéenne, elle est surtout une ville-carrefour. Grâce à son aéroport, à son port de commerce et de croisière et à la finance, Miami est en effet une passerelle entre les Amériques, un nœud de circulations marchandes et humaines et un trait d’union avec la Caraïbe. C’est aussi « une ville à bascule entre le nord et le sud » (p. 183), une ville en chantier, où la question de la durabilité est loin d’être la préoccupation majeure des pouvoirs publics. Au nom de l’accumulation des profits, la vision très néolibérale du développement de la ville génère une déréglementation qui ne s’embarrasse pas de gestion du risque et s’accommode à merveille de la corruption endémique et des inégalités gigantesques (et toujours croissantes). Pour V. Jolivet, Miami est une ville « de l’entre-deux, qui balance dans ses apparences, ses appartenances et ses modes de production » (p. 183), un modèle du néolibéralisme latino-américain, une ville du Sud, ainsi qu’une ville du sud des États-Unis et du nuevo New South  tel que l’a défini R. A. Mohl (p. 184). Miami est enfin la « “Cuba du Nord”, tropicale et néolibérale » (p. 201), avec ses condominiums de luxe, symboles de réussite, de rentabilité, de sécurité, de « modernité transnationale » et d’entre-soi.

La géographie relationnelle de l’auteure l’amène enfin à considérer Miami en tant que ville communicationnelle. Miami est ainsi un centre de production en espagnol d’un paysage médiatique qui transcende les échelles locale, nationale et mondiale (p. 213) : « À Miami, il s’est constitué une véritable centralité médiatique hispanique dont le rayonnement actuel est en lien, d’une part, avec l’image de la cité dans les sociétés latines et d’autre part, avec la mondialisation des réseaux de communication. » (p. 209). Miami est également un centre d’information sur Cuba et le siège d’un contre-pouvoir cubain, et donc le lieu d’une guerre médiatique de part et d’autre du détroit de Floride. Enfin, Violaine Jolivet termine son investigation dans la géographie relationnelle de Miami entre les Amériques par un regard sur sa diversité sonore et son multilinguisme.

Miami la Cubaine est un ouvrage fort intéressant, qui a l’immense mérite de porter à notre connaissance avec finesse et rigueur toute la complexité d’une ville qui ne bénéficie pas de la même attention que ses consœurs américaines plus emblématiques que sont New York, Los Angeles, Chicago ou Detroit. Comme le souligne l’auteure elle-même, l’intérêt de l’étude d’une ville comme Miami réside dans le fait qu’elle constitue un cas d’étude plutôt singulier dans les études sur la latinisation aux Etats-Unis car il s’agit d’une métropole de taille moyenne, contrairement à New York ou à Los Angeles, et qu’elle se situe hors des zones géographiques de « la rencontre entre les Amériques », c’est-à-dire les États frontaliers avec le Mexique et la mégalopole du nord-est. Il s’agit d’une enquête minutieuse et vivante, remarquablement informée par un travail de terrain au cours duquel V. Jolivet s’est imprégnée de la ville grâce à l’indispensable travail d’observation mais aussi à travers de nombreux entretiens réalisés aussi bien avec des habitants que l’on peut qualifier d’ordinaires qu’avec des personnalités politiques locales.

FABIEN JEANNIER

Fabien Jeannier est professeur d’anglais au lycée Aristide Briand de Gap, docteur en civilisation britannique de l’université de Lyon et chercheur associé au laboratoire Identité Culturelle, Textes et Théâtralité (ICTT) EA 4277 de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse. Ses travaux de recherche portent sur l’Écosse contemporaine et les politiques de régénération urbaine à Glasgow.

Violaine Jolivet est agrégée et docteure en géographie. Elle est enseignante-chercheuse à l’université de Montréal.

Violaine Jolivet, 2015, Miami la Cubaine. Géographie d’une ville-carrefour entre les Amériques, Presses Universitaires de Rennes, 271p

Photo de couverture : Miami – Little Havana: Cuban Memorial Plaza. Cette carte de l’île de Cuba située sur Cuban Memorial Boulevard à l’intersection de SW 13th Avenue and SW 8th Street, est accompagnée d’une citation du poète et patriote cubain José Martí: « La patria es agonia y deber. » (« La patrie est agonie et devoir”) (© Wally Gobetz, CC Attribution sur flickr, 2011)

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