Lu / Red Hot City. Housing, Race, and Exclusion in Twenty-First-Century Atlanta, Dan Immergluck

Nora Nafaa

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Tiré de deux décennies d’enquêtes, l’ouvrage Red Hot City est, pour son auteur Dan Immergluck un ouvrage cathartique1.  L’auteur constate en effet, avec colère, que les inégalités de logement, de race ainsi que l’exclusion perdurent à Atlanta au 21e siècle, une ville construite sur la ségrégation socio-spatiale. Il examine les inégalités de logement, les dynamiques de gentrification et de spéculation immobilière, les politiques publiques et les implications socio-économiques de l’urbanisation accélérée dans les métropoles, en s’appuyant sur le cas d’Atlanta pour mettre en lumière le phénomène mondialisé d’urbanisation accélérée.

Le titre contient deux références à l’histoire urbaine d’Atlanta. La première ne lui est pas spécifique : le rouge fait écho aux pratiques de redlining, pratique discriminatoire visant à écarter les populations dites indésirables ou à risque de certains quartiers des villes – et notamment les minorités, visibles dans la cartographie des quartiers désirables et indésirables (Rothstein, 2017). La seconde, Hot, renvoie à la chaleur d’une ville du Sud, mais aussi à l’image d’une ville « sur le feu », en ébullition, et à l’expression qui a désigné Atlanta depuis les années 1990 de « City Too Busy to Hate », soit une ville tellement occupée à se transformer qu’il serait difficile de lui en vouloir. Dan Immergluck en tire sa proposition conceptuelle : les « Red Hot Cities ».

L’ouvrage de Dan Immergluck traite de questions d’actualité, mais s’inscrit aussi dans une série d’ouvrages sur Atlanta, qui régulièrement pointent les mécanismes de reproduction des inégalités et de ségrégation, comme pour montrer que si la ville se transforme très vite – notamment par ses projets urbains et événementiels majeurs depuis le 20ème siècle –, elle ne parvient pas à enrayer la paupérisation et l’exclusion de ses populations pauvres, et noires. Ainsi, Ronald Bayor retraçait en 1996 l’histoire de la ville et de la ségrégation raciale qui perdure ; Larry Keating croisait en 2001 les inégalités sociales et raciales, aboutissant au même constat, dans la ville centre et ses périphéries. Ce fut enfin l’observation de Lawrence J. Vale en 2013, qui pour sa part se concentrait sur le logement social pour mettre en lumière les processus de gentrification et d’éviction (Bayor, 1996 ; Keating, 2001 ; Vale, 2013).

Professeur d’études urbaines et spécialiste des marchés immobiliers, Dan Immergluck enseigne à Georgia State University, dont le campus est sur l’un des fronts de gentrification d’Atlanta. L’ouvrage est composé de cinq chapitres qui permettent à l’auteur de démontrer la production des inégalités dans l’urbanisation d’Atlanta. Le premier chapitre est une approche historique s’appuyant sur de nombreuses archives, textuelles et iconographiques, ainsi que sur un travail de cartographie. Les chapitres qui suivent s’appuient sur différentes méthodologies de recueil de données : entretien, veille dans la presse locale et nationale, littérature grise, observations. Le second chapitre est dédié à la Beltline, projet d’aménagement public-privé majeur de la ville depuis une vingtaine d’année, comme outil de gentrification. Le troisième se penche sur les politiques de logement, notamment la construction de la précarité du logement dans la ville en cours de gentrification. Le quatrième se concentre sur la crise immobilière des subprimes de 2007-2008 et sur ses effets inégaux à Atlanta selon les quartiers. Le dernier sort des limites de la municipalité d’Atlanta pour montrer les effets de cette crise sur les banlieues, en cours d’hétérogénéisation et d’exclusion.

Portrait d’une grande ville du Sud : de la « Black Mecca » à la « City Too Busy to Hate »

Capitale de la Géorgie, Atlanta est connue pour plusieurs raisons. Ville de Martin Luther King Jr., elle a vu naître de nombreux membres de la lutte pour les droits civiques, ou les a formés au sein de son université, et plus spécifiquement à Morehouse College pour les hommes et Spellman College pour les femmes. Ces deux universités comptent parmi les Historically Black College and Universities, des établissements d’enseignement supérieurs réservés aux populations noires et qui aujourd’hui gardent cet héritage. Ces universités, tout comme Howard à Washington D.C., ont formé une grande partie de la classe politique afro-américaine contemporaine. Dans les années 1970 et 1980, la ville et ses suburbs ont été qualifiées de Mecque Noire, une expression visant à désigner un lieu de migration infranationale des populations afro-américaines des villes industrielles en crise du Nord-Est, dont les parents ou grands-parents avaient quitté les États du Sud dans les années 1920 et 1930 durant la Grande Migration. Se sont installées à Atlanta et dans sa périphérie des classes moyennes et une bourgeoisie afro-américaines. Atlanta est ainsi perçue depuis plus de 40 ans comme un lieu de destination privilégié notamment pour les jeunes diplômés afro-américains, en quête d’une carrière professionnelle permise par le tissu d’entreprises de cette communauté dans la ville. Ce tissu, revivifié dans les années 1980, est ancien et date du début du 19e siècle, époque à laquelle il existait, durant la ségrégation, un quartier prospère et bourgeois – Sweet Auburn Avenue, où se sont développées les premières banques, compagnies d’assurances et presses afro-américaines du pays.

Atlanta est aussi perçue comme une ville en croissance continue depuis la deuxième moitié du 20e siècle, et qui a entrepris de nombreuses opérations d’aménagement. Parmi les infrastructures les plus notables, l’aéroport international Hartfield-Maynard Jackson – des noms de deux de ses anciens maires –, est le siège et le hub principal de la compagnie Delta Airlines, l’un des employeurs majeurs de la région. C’est aussi le cas de CNN et Coca-Cola qui y ont également leurs sièges sociaux. Le parc des Jeux Olympiques, dit Centennial Parc, au cœur du downtown, a été construit en 1996 pour les Jeux d’été, sur 8 hectares (figure 1). Il comporte des espaces verts, des fontaines, des installations artistiques ainsi que des attractions touristiques (Georgia Aquarium et World of Coca-Cola). Il a valu à Atlanta le slogan « The City Too Busy To Hate », bien qu’il fût en grande partie délaissé jusque dans les années 2010. Le nouveau stade Mercedez-Benz, un complexe sportif polyvalent, a été inauguré en 2017, et accueille plus de 71 000 places (figure 2). Son coût, en partie assumé par la municipalité, est l’un des plus élevé pour ce type d’équipement aux États-Unis, notamment du fait de l’ajout d’un toit rétractable.

 

1.Les abords du parc des Jeux Olympiques, Atlanta (Nafaa, 2023)

 

2. Le stade Mercedes-Benz en construction, Atlanta (Nafaa, 2017)

Un modèle d’urbanisation différent des villes du Nord-Est

Ces éléments structurants de construction historique de la ville d’Atlanta, et de composition de sa population, sont repris en détails dans l’ouvrage de Dan Immergluck, qui met ainsi en avant certaines spécificités d’Atlanta par rapport à d’autres villes américaines aujourd’hui – et notamment des villes industrielles du Nord-Est, illustrée par le modèle de l’école de Chicago notamment. D’abord, l’urbanisation d’Atlanta est caractérisée par une extension rapide et un étalement urbain considérables (figure 3). Sa croissance démographique, infra-communale comme dans l’aire métropolitaine, ont entrainé ces dernières décennies une demande accrue en logements et en infrastructures urbaines (transport, écoles, centres de soin, commerces de proximité, espaces verts…) dans une ville pionnière dans la destruction de ses logements sociaux : 90 % ont été démolis. À l’image d’autres villes du Sud et de l’Ouest, son développement a été centré sur l’automobile. La ville a été planifiée et développée en fonction de l’usage de la voiture, dès les premières suburbs à proximité du centre-ville, et centrée sur les autoroutes urbaines (figure 4).

La ségrégation socio-spatiale demeure très forte à Atlanta, tant la ségrégation raciale que socio-économique. La composition des quartiers est très homogène, ce qui permet à la fois d’identifier des quartiers aisés et blancs (Bankhead au nord, enserré de deux autoroutes urbaines, est très blanc alors même que la ville est à majorité afro-américaine), ainsi que des quartiers noirs et pauvres ou encore ceux de la bourgeoisie noire (les Cascades par exemple). Une diagonale du nord-ouest au sud-est peut être tracée, se prolongeant dans les suburbs, le long de laquelle les quartiers commencent à être de plus en plus mixtes, voire gentrifiés (figure 5).

 

 

3. La région métropolitaine d’Atlanta : découpage administratif (carte 1) et urbanisation de la région, 1950 à 2010 (carte 2) (pages 2 et 3 de l’ouvrage)

 

La région métropolitaine d’Atlanta : le découpage administratif et statistique distingue les limites communales de la municipalité d’Atlanta  (City of Atlanta), les cinq (et non six : Fulton n’est qu’un même si la carte laisse à penser qu’il y en a deux) comtés au cœur de l’aire métropolitaine que sont Cobb, Fulton, Gwinnett, Dekalb et Clayton ; et l’aire métropolitaine. La municipalité d’Atlanta s’étend sur deux comtés (Fulton et Dekalb).

 

 

4. La région métropolitaine d’Atlanta : les plans de MARTA et les réalités de la suburbia anti-transports en commun. Cette carte donne à voir l’étendue du réseau de métro MARTA, tel qu’il était prévu (en noir) en 1970 pour suivre l’étalement urbain, et tel qu’il est en 2000 – et encore aujourd’hui.

5. Carte de la croissance de la population blanche non-hispanique à Atlanta entre 2008 et 2017 (page 88 de l’ouvrage)

 

L’attractivité économique d’Atlanta promue par la municipalité et ses classes d’affaires attire de nouveaux ménages venus des villes du Nord, mais aussi des suburbs, entrainant un classique phénomène de gentrification dans des quartiers longtemps considérés comme abordables (East Atlanta par exemple), ou anciennement afro-américain (Old Forth Ward, qui abrite Sweet Auburn par exemple). Cette gentrification est aussi permise par les différentes opérations de revitalisation. La Beltine est un projet d’aménagement majeur – auquel Dan Immergluck dédie un chapitre de l’ouvrage – qui s’appuie sur une ancienne ceinture ferroviaire à quelques kilomètres du downtown dont le tracé sert à une opération de verdissement de la ville. Si l’objectif premier était d’y installer un tramway permettant ainsi une mobilité douce entre toutes les parties de la ville (les deux lignes de métro ayant une desserte limitée), la priorité a été donnée aux pistes cyclables et pédestres, aux parcs ainsi qu’à différentes polarités rassemblant des commerces et restaurants – tel que le Krog Street Market (figure 6) ou le Ponce de Leon City Market (figure 7). L’auteur y analyse comment ces quartiers ont été transformés par l’arrivée de nouveaux investisseurs et de populations plus aisées, entrainant une augmentation des prix de l’immobilier et le déplacement des résidents à faible revenu.

 

6. Entrée de la Beltline, Krog Street, Atlanta (Nafaa, 2023)

 

7. Ponce de Leon City Market, Atlanta (Nafaa, 2023)

 

Ces spécificités de l’urbanisation d’Atlanta contribuent à la compréhension des enjeux complexes auxquels la ville est confrontée en termes de croissance économique, d’inégalités sociales et d’évolution urbaine.

Gentrification et spéculation dans une ville en croissance : les « Red Hot Cities »

Le travail de monographie de Dan Immergluck est mis en perspective dans l’introduction, la conclusion et les derniers chapitres avec d’autres exemples dans le monde pour proposer une analyse approfondie de l’urbanisation accélérée dans les villes contemporaines, en explorant les conséquences de la croissance rapide sur les dynamiques socio-économiques et la structure urbaine. Il met ainsi en lumière les tensions et les inégalités croissantes qui accompagnent le développement urbain dans les métropoles.

Il définit ainsi la « Red Hot City » comme une ville à la croissance économique rapide, une demande immobilière élevée et une gentrification accélérée – et notamment soutenue par de grands projets urbains. Le phénomène est dépeint dans plusieurs cas de villes américaines et européennes telles que Berlin, Londres et San Francisco. Il décrit l’impact de la spéculation immobilière sur les quartiers en transition en montrant comment les investisseurs, attirés par le potentiel de rendement élevé, s’approprient des quartiers autrefois abordables. Cette approche par les investisseurs n’est pas nouvelle, l’ouvrage de Matthew Desmond très médiatisé avait quant à lui mis l’accent sur les quartiers pauvres – et entretenus dans la pauvreté par leurs propriétaires (Desmond, 2016) –  tandis que celui de Dan Immergluck met l’accent sur les processus d’éviction, et ainsi d’exclusion des plus pauvres par la gentrification. Il souligne le rôle des politiques publiques et des régulations urbaines dans la lutte contre ces problèmes, en identifiant des exemples de mesures prises par certaines villes pour atténuer les effets négatifs de la spéculation – ce qu’il considère comme inexistant à Atlanta.

Le problème de l’accès au logement abordable dans ces villes est ainsi soulevé. En examinant les politiques de logement mises en place par les gouvernements locaux pour faire face à la demande croissante, il souligne les limites de ces initiatives face à la pression exercée par les investisseurs et les promoteurs immobiliers. L’auteur propose des solutions alternatives, telles que la création de coopératives d’habitation ou l’investissement public dans le logement social, pour assurer une offre de logement abordable plus stable et équitable.

En outre, Immergluck aborde les implications de l’urbanisation accélérée sur le marché du travail et les inégalités économiques. Les « Red Hot Cities » sont souvent des pôles de croissance économique, attirant les entreprises et les travailleurs qualifiés. Cependant, cette dynamique a tendance à exclure les travailleurs peu qualifiés, créant ainsi des écarts de revenus et des disparités dans l’accès aux opportunités économiques. Il plaide en faveur de politiques d’inclusion sociale et de renforcement des compétences pour atténuer ces inégalités et assurer une croissance économique plus équilibrée.

L’ouvrage de Dan Immergluck est ainsi une contribution qui présente deux apports majeurs à la littérature scientifique : d’une part une monographie de la ville d’Atlanta qui permet de réactualiser les travaux sur cette métropole du Sud peu considérée par les géographes, d’autre part la conceptualisation de la « Red Hot City » pour décrire l’urbanisation accélérée des villes contemporaines, notamment par le prisme des questions de logement aux prises avec les dynamiques de gentrification et de spéculation.

NORA NAFAA

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Pour en savoir plus, l’auteur de l’ouvrage a été invité à plusieurs reprises en séminaires vidéo captés disponibles en ligne, tous avec une perspective différente :

  • Pour une présentation formelle de l’ouvrage destinée à des universitaires (Harvard) : Joint Center for Housing Studies of Harvard University, 1er novembre 2022, en ligne.
  • À domicile, au sein de la bibliothèque universitaire d’Auburn Avenue à Atlanta : Auburn Avenue Research Library, 17 novembre 2022, en ligne.
  • Sur les ondes, une présentation plus militante de l’ouvrage : KPFA 94.1, « The Gentrification of Atlanta », 5 février 2023, en ligne

Nora Nafaa est chargée de recherches à l’UMR TELEMMe (Aix-Marseille Université). Ses travaux portent sur la recomposition des territoires scolaires à travers la néolibéralisation des gouvernements urbains introduisant un nouvel ordre métropolitain. Le positionnement scientifique est celui de la géographie sociale, inspirée des études radicales états-uniennes, ancrée dans des études de terrain (Philadelphie et Atlanta).

Nora.nafaa@gmail.com

Référence de l’ouvrage : Immergluck Dan, 2022, Red Hot City: Housing, Race, and Exclusion in Twenty-First-Century Atlanta, Univ of California Press, 342 p.

Bibliographie

Bayor, R. H., 1996, Race and the shaping of twentieth-century Atlanta, Chapel Hill, Univ of North Carolina Press, 334 p.

Desmond, M., 2016, Evicted: Poverty and profit in the American city, New York, Crown, 422 p.

Keating, L., 2001, Atlanta: Race, class and urban expansion, Philadelphia, Temple University Press, 232 p.

Rothstein, R., 2017, The color of law: A forgotten history of how our government segregated America, New York, Londres, Liveright Publishing Corporation, a division of W.W. Norton & Company, 342 p.

Vale, L. J., (2013, Purging the poorest: Public housing and the design politics of twice-cleared communities, Chicago, Londres,  University of Chicago Press, 428 p.

Couverture : Sur le front de gentrification, Old Forth Ward, Atlanta, (Nafaa, 2023)

Pour citer cet article : Nafaa N., 2023, « Red Hot City. Housing, Race, and Exclusion in Twenty-First-Century Atlanta, Dan Immergluck », Urbanités, Lu, novembre 2023, en ligne.

  1. Heather Buckner, « In his new book, GSU professor Dan Immergluck explores the “highly racialized gentrification” that changed Atlanta”, Atlanta magazine, 3 octobre 2022, en ligne, consulté le 22.06.2023. []

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