Lu / Urbex. Le phénomène de l’exploration urbaine décrypté, de Nicolas Offenstadt

Aude Le Gallou

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À la rubrique « Culture » ou au détour d’un fait divers, sur Instagram ou encore dans une expo photo, le terme « urbex » est de plus en plus présent dans la presse généraliste comme sur les réseaux sociaux. Si cette médiatisation témoigne de la popularisation récente d’un phénomène jusqu’alors confidentiel, les contours de cette pratique restent souvent flous pour les non-initiés. Qu’est-ce donc exactement que l’urbex, aussi appelée exploration urbaine ?

L’historien Nicolas Offenstadt s’attaque à la question dans un ouvrage dont le titre annonce le projet : avec Urbex. Le phénomène de l’exploration urbaine décrypté, il livre une première synthèse en français consacrée à cette pratique qui consiste en « une visite approfondie, et sans autorisation le plus souvent, d’un lieu marginal, délaissé ou abandonné » (p. 11). Cette parution rend compte de l’intérêt actuel du grand public pour l’urbex, tout en participant de la visibilité croissante de cette dernière dans le paysage éditorial. Sur le plan scientifique, ce petit livre s’inscrit dans la continuité du Pays disparu (2018) et d’Urbex RDA (2019), dans lesquels l’auteur proposait une réflexion sur les mémoires contemporaines de la RDA au prisme de sa propre pratique de l’urbex en ex-Allemagne de l’Est.

Ce texte de portée plus générale poursuit quant à lui un double objectif : il s’agit d’une part de proposer un aperçu global de la pratique, d’autre part d’en interroger les enjeux sociaux et spatiaux au-delà du seul cas est-allemand. Divisé en huit chapitres relativement courts qui se répondent deux à deux, Urbex aborde successivement la généalogie et la naissance de l’exploration urbaine (chapitres 1 et 2), les contours de la communauté des pratiquants (chapitres 3 et 4) et l’inscription de l’urbex dans la société (chapitres 5 et 6), avant de consacrer une dernière partie aux modalités concrètes de l’exploration (chapitres 7 et 8).

L’urbex en bref : origines, communautés, enjeux sociaux

L’ouvrage s’ouvre par une mise en perspective historique qui situe l’urbex dans le temps long et montre les multiples filiations entre ce phénomène récent et d’autres pratiques plus anciennes. L’urbex est d’abord envisagée comme une variation contemporaine d’une fascination pour les ruines qui remonte à l’Antiquité, quoique ses formes et ses significations aient varié au fil du temps. Le vocable d’« exploration urbaine » suggère par ailleurs une continuité avec les explorations des XVIIIe et XIXe siècles, d’abord entreprises à des fins de connaissance puis intégrées au projet colonial. Nicolas Offenstadt montre cependant que l’urbex s’en distingue nettement par son rapport à l’institution et au pouvoir. Il souligne ensuite la parenté avec l’archéologie industrielle qui se développe à partir du milieu du XXe siècle et avec laquelle l’urbex partage un intérêt pour des sites récents souvent dégradés et dépréciés, l’importance de la pratique du terrain et un rapport visuel aux lieux. Est enfin abordé l’héritage de formes d’explorations urbaines consistant à investir les marges et les interstices de l’espace urbain, à l’image des dérives situationnistes des années 1950. Proches à bien des égards de l’urbex, elles sont néanmoins antérieures à l’apparition du terme et à la formalisation contemporaine de la pratique, qu’aborde le chapitre 2. L’auteur y retrace brièvement la généalogie de l’emploi des termes « exploration urbaine » et « urbex » dans différents types de publications, soulignant à cet égard le rôle essentiel joué par le développement d’internet et des réseaux sociaux dans la structuration d’une communauté globale au tournant des années 2000.

Consacrés aux acteurs de l’urbex, les chapitres 3 et 4 esquissent justement les contours d’une communauté hétérogène tant par ses motivations que par les modalités de sa pratique. Frisson de l’interdit, intérêt patrimonial ou goût pour l’esthétique de l’abandon : les motifs d’engagement dans la pratique sont nombreux et déterminent des rapports aux lieux très variables, qui peuvent d’ailleurs aller jusqu’à une (très contestée) appropriation marchande de la part d’entrepreneurs entendant profiter de la popularisation de l’urbex pour monnayer l’accès à certains sites. Cette diversité interne pose la question de la définition même de l’exploration urbaine, que Nicolas Offenstadt aborde à partir d’une réflexion sur les règles informelles censées régir la pratique. Si la pratique repose sur une déambulation affranchie de tout cadre prescriptif, elle n’en est pas moins dotée de règles largement partagées mais inégalement observées par celles et ceux qui s’aventurent dans les lieux abandonnés. Cet enjeu définitionnel sous-tend d’ailleurs l’ensemble de l’ouvrage, qui souligne les paradoxes inhérents à toute catégorisation rigide d’une pratique par essence rétive aux normes et aux cadres.

Les deux chapitres suivants élargissent la perspective en explorant le rapport qu’entretient l’urbex aux sociétés et aux espaces dans lesquels elle s’inscrit. Le chapitre 5 montre que la pratique participe d’enjeux sociaux et spatiaux qu’elle donne à voir autant qu’elle contribue parfois à leur reconfiguration : inégalités socio-raciales, luttes mémorielles, modes de production de l’espace urbain ou encore évolution des pratiques touristiques. L’auteur s’intéresse ici particulièrement à la dimension politique de l’exploration urbaine, que certains chercheurs envisagent comme une subversion de l’ordre dominant tandis que d’autres y voient au contraire une forme de dépolitisation des enjeux sociaux liés à l’abandon. Le chapitre 6 montre qu’au-delà de ces divergences d’analyse, l’urbex peut également participer de la production de savoirs sur les espaces explorés et les sociétés qui les ont investis, soit que les populations locales s’en saisissent pour documenter des espaces délaissés, soit que les sciences sociales la mobilisent comme méthode de recherche.

Les deux derniers chapitres proposent enfin une approche plus concrète et incarnée de l’urbex. Le chapitre 7 emmène le lecteur pour une exploration urbaine à Plauen, ville d’ex-RDA autrefois réputée pour son industrie textile. Il décrit la préparation et l’organisation de l’expédition, puis la confrontation au terrain, avec ses déconvenues et ses bonnes surprises. À ce récit succède un dernier chapitre en forme de guide pratique à destination des urbexeurs en herbe, qui y trouveront des conseils relatifs aux différentes étapes de l’exploration, de sa préparation à la visite proprement dite en passant par l’entrée dans les lieux.

L’urbex, porte d’entrée pour une exploration critique de l’espace urbain

Au terme de cette expédition textuelle, lecteurs et lectrices novices disposeront d’un aperçu global de la pratique de l’urbex et des questions socio-spatiales qu’elle soulève. Bien que Nicolas Offenstadt aborde l’exploration urbaine en historien dans le cadre de ses propres recherches, Urbex. Le phénomène de l’exploration urbaine décrypté mobilise des travaux relevant de disciplines variées (histoire, géographie, sociologie, anthropologie ou encore archéologie). Outre un bilan de ces travaux, il s’appuie sur des entretiens et analyses de sources diverses (articles de presse, sites internet) en plus de mobiliser la riche expérience personnelle de l’urbex de l’auteur. Si l’on peut regretter la faiblesse des illustrations, peu nombreuses et peu mises en valeur pour une pratique où la dimension visuelle joue un rôle important, le livre est agrémenté de nombreux exemples et citations d’acteurs. Il en résulte un texte incarné qui, tout en restant accessible à un large public, constitue une base bibliographique utile pour les chercheurs et chercheuses qui s’intéresseraient à l’urbex.

Le livre intéressera d’ailleurs les géographes à plus d’un titre tant la dimension spatiale y est centrale. L’urbex investissant des espaces de marges et d’interstices, l’ouvrage propose au fil des chapitres une analyse des formes d’appropriations spatiales que permet la pratique, qu’elles soient individuelles ou collectives, symboliques ou matérielles. On y trouve ainsi des pistes pour enrichir, à travers l’urbex, les réflexions contemporaines de la géographie et des études urbaines sur les dimensions sensibles et émotionnelles du rapport à l’espace, les processus de (dé)valorisation des lieux et des mémoires dont ils sont porteurs ou encore les résistances à la production capitaliste de l’espace urbain. L’orientation plus pratique des deux derniers chapitres complète utilement ces analyses, bien que la leçon d’urbex conclusive – sorte d’« Urbex pour les nuls » –  puisse surprendre. L’exploration urbaine apparaît ainsi comme un objet aux potentialités critiques nombreuses et fécondes, que la littérature existante est loin d’avoir encore épuisées. On peut par exemple mentionner les appropriations commerciales du phénomène évoquées en conclusion du chapitre 3 et dont l’analyse contribuerait à éclairer les modalités et les conséquences de la réappropriation marchande de pratiques et d’espaces alternatifs. À cet égard, Urbex. Le phénomène de l’exploration urbaine décrypté esquisse en creux des pistes de recherche futures pour qui voudrait investir ce sujet.

Solidement documenté, ce petit ouvrage propose en définitive une synthèse très complète sur un objet dont les sciences sociales se sont encore relativement peu saisies, notamment en France malgré quelques thèses récemment soutenues sur la question, et constitue une référence précieuse dans la littérature francophone sur le sujet.

AUDE LE GALLOU

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Aude Le Gallou est docteure en géographie, chercheuse associée à l’EA EIREST et ATER à Sorbonne Université. Ses recherches portent sur l’abandon urbain et les pratiques, notamment récréatives et touristiques, qui lui sont associées.

alegallou[at]outlook.fr

Référence de l’ouvrage : Offenstadt N., 2022, Urbex. Le phénomène de l’exploration urbaine décrypté, Paris, Albin Michel, 192 p.

Bibliographie

Offenstadt N., 2018, Le Pays Disparu. Sur les traces de la RDA, Paris, Stock, 250 p.

Offenstadt N., 2019, Urbex RDA. L’Allemagne de l’Est racontée par ses lieux abandonnés, Paris, Albin Michel, 258 p.

Couverture : Usine de fabrication de pain abandonnée, Allemagne (Aude Le Gallou, 2022).

Pour citer cet article : Le Gallou A., 2022, « Urbex. Le phénomène de l’exploration urbaine décrypté, de Nicolas Offenstadt », Urbanités, Lu, novembre 2022, en ligne.

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