Lu / Hinterland. Nouveau paysage de classe et de conflit aux États-Unis, de Phil A. Neel

Gilles Pinson

Le Lu de Gilles Pinson au format PDF


Drôle d’objet que ce livre ! Le lecteur passe son temps à se demander si ce qu’il a entre les mains est l’œuvre d’un Christophe Guilluy à l’américaine ou d’un Benoît Coquard West Coast. À moins que Phil A. Neel ne soit le nouveau Mike Davis, dont l’objet de prédilection serait Seattle plutôt que Los Angeles ? Mais un Mike Davis nourri de la production du Comité Invisible.

Mais qui est Phil Neel ? Les données fournies par l’ouvrage sont parcellaires mais permettent de dresser un portrait assez fascinant. Voici un auteur qui se présente comme un géographe, un « géographe communiste » et qui n’affiche aucune affiliation universitaire. Un géographe qui tire ses données davantage de son expérience de vie et de voyages que de recherches académiques bordées méthodologiquement. Cette expérience l’a mené des zones montagneuses reculées séparant la Californie et l’Oregon, les monts Klamath, où il semble avoir grandi, jusqu’à Seattle où il vit aujourd’hui, en passant par le Wisconsin, l’Inland Empire ou encore le Delta de la Rivière des Perles. Cette expérience s’est construite, on le devine, de petits boulots, d’activités militantes qui lui ont valu une incarcération pour participation à une émeute en 2012, et aujourd’hui d’une activité de conférencier.

Hinterland est à l’image de cette position et de cette expérience. Foutraque, bigarré, hors norme mais diablement intéressant. Neel s’affranchit allègrement des codes de l’écriture universitaire, pour le plus grand plaisir du lecteur, tout en étant pétri des débats qui agitent l’académie. Dans l’ouvrage cohabitent des passages de description des paysages états-uniens dignes d’un traité de géographie physique – les passages sur les Monts Klamath ou encore ceux sur l’histoire glaciaire de la région de Seattle –, d’autres  où il analyse – de manière pertinente mais sans inventer grand-chose – la nouvelle géographie du capital et la métropolisation, et d’autres encore où Neel livre ses analyses politiques et délivre des brevets de potentiel révolutionnaire à tel ou tel mouvement.

Hinterland : une géographie

Qu’est-ce que l’hinterland ? Pour le comprendre, il faut d’abord avoir en tête que notre monde s’organise aujourd’hui autour d’un archipel de métropoles qui trônent au sommet de l’économie globalisée. « L’activité économique dessine des pics toujours plus pointus, centrés sur de majestueux centres urbains qui s’étendent ensuite en mégapoles. Ces centres sont eux-mêmes entourés de méga-régions, qui descendent depuis le sommet économique sur ses contreforts avant de s’effondrer dans les terres désolées balayées par les vents et composées de fermes, de déserts, de prairies et de jungles. Cet hinterland lointain, vaste continent englouti ayant connu la ruine dans quelque ancien cataclysme, est aujourd’hui peu peuplé de gens à l’air fatigué fouillant les décombres d’une économie mort-née ou éteinte depuis des lustres » (p. 6). L’archétype du centre métropolitain, c’est Seattle, cette ville à partir de laquelle s’est construite l’expérience de Neel. Cette ville s’est développée comme carrefour logistique entre l’Amérique et l’Asie ; elle a par la suite profité de la localisation de Boeing et des commandes militaires ; avec le développement de Microsoft, elle est ensuite devenue une des capitales de la tech. En son centre, le logement est inaccessible, l’espace toujours plus accaparé par les multinationales.

L’hinterland désigne donc ce qui ne relève pas des centres denses et intenses des métropoles, ces « zones non-urbaines [qui] fonctionnent comme des zones subsidiaires pour le capital mondial et pour les villes des environs » (p. 17).

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L’hinterland lointain

Cet hinterland a deux visages : le « proche » et le « lointain ». Procédons de manière géographiquement illogique en commençant par le lointain, car ces espaces sont finalement moins stratégiques pour l’auteur. Neel confesse dans l’épilogue rédigé pour l’édition française (Cet épilogue est disponible sur le site lundi.am.) que ses développements sur l’hinterland lointain ont trop focalisé l’attention des lecteurs. Certains ont voulu voir un peu trop vite dans les zones rurales en voie de désertification et les paysages industriels désolés de la Rust Belt l’écosystème du Trumpisme triomphant. L’auteur préfèrerait qu’on s’intéresse davantage à l’hinterland proche car c’est en son sein, notamment dans ce qu’il appelle les « grandes banlieues blanches », que Trump a mobilisé le plus de soutien. Mais aussi parce que c’est cet espace qui possède les plus grandes potentialités révolutionnaires. Nous y reviendrons ; commençons par nous attarder à cet hinterland lointain qui le mérite d’autant plus que l’ouvrage y consacre de nombreuses pages.

Selon Neel, l’hinterland lointain ce sont les territoires sans espoir, où même la révolution est inenvisageable. Ces territoires sont les principales victimes de ce que Robert Brenner (2006) a appelé la « Longue Crise » qui s’enclenche au début des années 1970. Elle se traduit par une surproduction mondiale et la baisse des taux de profit, une contraction rapide de l’emploi industriel au Nord et un creusement de la dette publique et privée. Ces espaces désolés ont subi d’abord l’effondrement des activités industrielles puis le retrait progressif de l’État.

Dans cet hinterland lointain, on trouve des villes d’ancienne industrialisation comme Detroit, Buffalo, Cleveland, Baltimore ou Saint-Louis. Contrairement à Seattle, Chicago ou New York, elles ne sont jamais sorties de la crise urbaine qui démarre dans les années 1960. L’économie de l’information les boude. Elles ne bénéficient même pas des retours aux centres qui ailleurs donnent un second souffle aux inner cities. Certaines connaissent même un phénomène de « ruralisation ».

Et puis, il y a ces zones rurales profondes auxquelles Neel consacre les passages les plus hallucinés de son livre. L’absence de perspective domine toutes les existences. Dans certaines zones, l’effondrement de l’économie a donné lieu à la réapparition d’une économie de troc dans laquelle le gibier et le saumon sont devenus des monnaies de substitution. La production de drogue y est parfois la principale activité économique. La consommation de méthamphétamine y fait des ravages.

Neel passe beaucoup de temps à documenter les mouvements qui agitent l’« hinterland lointain » : groupes de « patriotes » séditieux, suprémacistes blancs, tribus quasi-religieuses prônant le retour à la terre et la construction de « zones autonomes », etc. Face au déclin des services publics, ces groupes préfigurent des formes de sociétalisation de substitution en offrant par exemple des services sociaux de base aux populations.

Neel avance une explication fort intéressante de la prospérité de ces groupuscules. Pour lui, leur force tient à leur capacité à entretenir une confrontation constante avec les administrations fédérales en charge de la gestion foncière, le Bureau of Land Management et le Service des Forêts notamment. À mesure que les activités agricoles et industrielles se rétractaient, le pouvoir fédéral y est intervenu de plus en plus massivement en tant qu’acteur foncier et économique majeur, au nom de la préservation de l’environnement et de la prévention des catastrophes naturelles. Il emploie des travailleurs locaux dans la lutte contre les feux de forêt, soutient certaines activités agricoles par des programmes d’achat mais il s’oppose aussi à certains projets locaux de redémarrage des industries extractives. Cette forme d’interventionnisme fédéral nourrit toute une série de mécontentements contre les salaires trop bas, contre les redevances trop élevées prélevées sur les activités agricoles et extractives. « Pour la plupart, écrit Neel, les récents conflits qui ont nourri les confrontations autour desquelles s’est agrégé l’extrême-droite concernent les loyers fédéraux réclamés en contrepartie de l’exploitation de la terre par les mineurs et les éleveurs » (p. 50). Cette acrimonie à l’égard du pouvoir fédéral a tôt fait de se convertir en détestation des métropoles et de leur monde (cf. Cramer, 2016).

Neel considère pourtant que ces mouvements patriotes d’extrême-droite ont peu d’avenir. Tout joue contre elles : l’urbanisation, l’immigration, la littoralisation du pays, et l’assèchement tendancielle des zones où elles prospèrent. Il va jusqu’à affirmer, mais c’était avant l’assaut du Capitole en janvier 2021, que l’élection de Trump aura tendance à les mettre en sourdine…

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L’hinterland proche

L’essentiel est ailleurs, selon Neel. Pour lui, « c’est dans l’hinterland proche, ces franges urbaines et ces banlieues périphériques intérieures bordant chaque ville américaine, que se trouve le cœur du concept du livre. L’hinterland est, en fin de compte, une zone exclue du noyau d’accumulation et de consommation. Si ce noyau est symboliquement incarné dans le centre-ville creux et grandiose s’imaginant être la demeure postindustrielle des ‘créatifs’ et des administrateurs, alors l’hinterland représente simplement tout ce qui est renié par cette illusion. Il s’agit de ces gens au-delà des murs de la ville centrale, et de tous ceux qui affluent depuis les nouvelles périphéries pauvres pour faire fonctionner ses rouages intérieurs et dissimulés » (p. 253-54).

L’hinterland proche, c’est le monde des banlieues, mais d’un type bien spécifique de banlieues. Pas celles des classes moyennes et supérieures ; mais celles qui ont perdu au jeu de la « grande inversion » (Ehrenhalt, 2012), ce mouvement qui a vu la bourgeoisie états-unienne reconquérir les espaces centraux des métropoles et les populations pauvres et migrantes qui peuplaient ce que l’on appelait jadis les « inner cities » s’exiler dans les banlieues jouxtant les grands corridors industriels et logistiques qui encerclent les cœurs vibrants des métropoles. Résultat, une bonne partie des banlieues constituent désormais « une zone exclue du noyau d’accumulation et de consommation » (p.253), sont devenues des « quartiers hyperdiversifiés et prolétariens » (p. 144), des espaces dilatés, façonnés par l’infrastructure logistique de l’économie globale, « construits à l’échelle du capital, pas à celle des humains » (p. 144).

À propos de Seattle, Neel explique qu’« alors que les nouveaux arrivants, mieux payés, inondent le centre urbain, la hausse des loyers pousse les résidents plus pauvres à quitter la ville et à s’installer dans des banlieues périphériques de plus en plus appauvries. […] Dans les banlieues Sud de Seattle, les basses terres industrielles sont bordées d’agglomérations en crête où le taux de pauvreté est plus élevé, les revenus plus bas, la population blanche moins conséquente et la proportion de personnes nées à l’étranger plus importante. C’est là que vivent de nombreuses personnes employées dans les industries logistiques et manufacturières de la région » (p. 141-42).

Cette vaste banlieue ne correspond plus aux clichés qu’ont produit films et séries à son égard. Elle n’est plus exclusivement blanche. L’étalement qui la caractérise permet aux groupes sociaux et ethniques de se mettre à distance les uns des autres, mais les mutations rapides qui l’agitent créent aussi de nombreuses occasions de frottement et suscitent des réactions violentes face à l’altérité. D’ailleurs, pour Neel, c’est bien dans cet hinterland proche qu’il faut chercher les soutiens à Trump : « il n’y a pas eu de soutien retentissant pour Trump dans les parcs à caravanes boueux et les hameaux battus par les vents de l’hinterland [profond] américain, où la plupart des gens n’ont tout simplement pas voté. Le noyau matériel de l’extrême droite est plutôt dans les grandes banlieues blanches » (p. 75).

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Hinterland : une praxis révolutionnaire

Hinterland est aussi un manifeste politique. Phil Neel est non seulement un géographe communiste mais aussi un révolutionnaire. Il propose des éléments de diagnostic sur la situation politique aux États-Unis et dans l’ensemble du monde capitaliste mais aussi des éléments de prospective sur les insurrections à venir et les manières de les mener. Car l’insurrection générale est à portée de main selon Neel tant le désespoir est généralisé. L’absence de perspective pour les nouvelles générations, la disparition du salariat, le surendettement, la catastrophe climatique annoncée sont autant d’éléments qui rendent toujours plus probable une révolte capable de menacer l’hydre capitaliste.

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Une lecture spatialiste de l’insurrection

En bon géographe, Neel ne s’intéresse autant à la question des groupes sociaux qui feront figure d’acteurs révolutionnaires qu’à celle des lieux où l’insurrection peut s’enclencher. Pour Neel, si révolution il y a, elle n’aura pas lieu dans l’hinterland lointain qui, selon lui, « ne fournit pas une base solide pour [le projet révolutionnaire à venir], étant donné sa faible population, ses infrastructures vieillissantes et la distance qui le sépare des flux clés de l’économie mondiale » (p. 119). Par ailleurs, l’hinterland profond n’est pas non plus un lieu stratégique car ce n’est pas là que l’extrême-droite y est un danger. « La population blanche de l’hinterland lointain semble trouver plus de promesses dans les opiacés que dans la politique » (p. 120).

C’est donc l’hinterland proche qui semble offrir les meilleures opportunités insurrectionnelles. Certes, les obstacles sont nombreux : la dissolution du sentiment d’appartenance à une classe et le règne de la séparation spatiale notamment. En même temps, c’est là que se concentrent les populations précaires mais qui gardent un lien avec le cœur métropolitain. Le prolétariat de l’hinterland proche vit à proximité des artères du capitalisme logistique et a le pouvoir d’en perturber le fonctionnement. Car pour Neel, l’insurrection qui vient sera un « urbicide » qui verra « les exclus des centres-villes mis à l’écart dans l’hinterland débord[er] soudainement les villes, entraînant ainsi la surcharge du métabolisme de celles-ci, la mort de l’administration urbaine, l’effondrement local de la société civile et finalement le début d’une vraie politique » (p. 11). La révolution ressemblera à une série d’actes de guérilla, de sabotage et de perturbation contre la machinerie métropolitaine.

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Ultras et Gilets Jaunes

Lorsqu’il s’intéresse aux agents de l’insurrection, Neel emprunte à Marx sa distinction entre le « parti historique », la somme des agitations sociales qui procèdent de situations similaires d’exploitation d’une part, et le « parti formel », l’organisation dont se dote le parti historique dans sa stratégie de prise du pouvoir d’autre part. L’accent est clairement mis sur le premier ; sur le second, les réflexions de Neel sont à l’inverse très lacunaires. C’est aussi que l’auteur a une lecture foncièrement spontanéïste et vitaliste de l’insurrection. Ce qui l’intéresse, ce sont les dommages matériels concrets que des mouvements peuvent infliger au métabolisme capitaliste et métropolitain. À l’inverse, il manifeste un mépris assez souverain à l’égard de ce qu’il appelle le « mouvement social », cet ensemble d’organisations peuplées de petits-bourgeois progressistes plus occupés à organiser les « prises de parole » de la manière la plus horizontale possible, à doter le mouvement d’une plateforme cohérente qu’à agir pour se saisir du pouvoir. Ses jugements sur le mouvement Occupy, sur les organisations qui ont voulu encadrer les mobilisations Black Live matters ou encore sur les débats sans fin sur la race dans laquelle se noie selon lui la gauche états-unienne sont d’une férocité sans pitié.

La guerre de classe que Neel appelle de ses vœux n’aura pas une élite militante ou intellectuelle pour protagoniste principal. Le parti historique s’exprimera par une agitation spontanée se passant de longues élaborations théoriques. Il se manifestera par une sorte d’intelligence tactique dans l’organisation du combat de rue et de la perturbation des flux du capitalisme logistique. Neel se montre assez fasciné par ce qui constitue pour lui deux figures de ce parti historique (mais qui ont en commun de s’être peu exprimées aux États-Unis) : les ultras et les Gilets Jaunes français. Les seconds se passent de présentation ; les premiers ce sont ces groupes de supporters qui ont été des agents essentiels, grâce à leur expérience du combat de rue, du mouvement des Indignés et des printemps arabes, notamment en Égypte. « J’utilise alors le terme « d’ultras » (sans majuscule) pour désigner tous ces petits groupes impliqués dans des luttes plus vastes et qui exercent une sorte de ‘force militaire latente’ unifiés par autre chose qu’un accord politique de base et qui opèrent pour développer et défendre les potentiels ouverts par l’agitation récente » (p. 211-212). Les Ultras, comme les Gilets Jaunes, sont avant tout défini par l’action et par le serment qui les unissent dans l’action. Leur indifférence au programme les rend susceptibles de se mettre au service d’un projet politique nationaliste comme d’un programme révolutionnaire de gauche. Tout l’enjeu est de les faire tomber du bon côté – gauche – de la ligne de crète. Mais pour cela, Neel tout à sa fascination pour l’action directe, ne donne pas de mode d’emploi. De manière générale, et c’est l’un des problèmes du livre, Neel parle beaucoup de tactique mais peu de stratégie. Ce que l’on comprend c’est que le parti formel, les organisations et les intellectuels de gauche, ne doivent pas prendre leurs distances vis-à-vis de ce qui peut paraître comme une violence anomique. À l’inverse, ils doivent chevaucher le tigre, pour utiliser une métaphore qui n’est pas de Neel…

Ferguson comme laboratoire

Neel consacre plusieurs passages à Ferguson. Il voit dans cette ville de banlieue du Missouri marquée par des émeutes d’août 2014 à août 2015 à la fois un territoire archétypal de l’hinterland et un laboratoire de l’insurrection à venir, une « fenêtre sur l’avenir » (p. 187).

Ferguson, c’est en quelque sorte un morceau d’hinterland proche dans l’hinterland lointain. Elle se situe dans la lointaine banlieue de Saint-Louis, qui fut une métropole florissante avant que les circulations Nord-Sud par les grands fleuves soient supplantées par les liaisons Est-Ouest par le rail et que Chicago lui dame le pion. Aujourd’hui, après avoir vécu un lent déclin économique que Jonathan Franzen a raconté par dans La 27e ville, Saint-Louis subit les assauts du dérèglement climatique et notamment des inondations catastrophiques qui se répètent à une fréquence de plus en plus rapprochée. De son côté, Ferguson a subi dans les dernières décennies une « grande inversion » en version accélérée : « jusqu’au recensement de 1990, Ferguson était toujours à 73,8 % blanche et à 25,1 % noire […] mais en 2010, cette situation s’était complètement inversée (29,3 % de Blancs et 67,4 % de Noirs) » (p. 184). Cette inversion s’accompagne d’un appauvrissement de la population et d’une rétraction de ces bases fiscales. La politique et l’administration restent, elles, en majeure partie blanche. Ces éléments forment un contexte explosif qui, au-delà du meurtre de Michael Brown par la police en août 2014, explique à bien des égards les émeutes. Neel raconte que pour compenser la perte de recette tirées des impôts locaux, les autorités compensent en organisant un véritable racket de la population par la démultiplication des amendes qui finissent par fournir 20 % du budget de la municipalité. L’année des émeutes, « sur une population d’environ 21 000 personnes, 16 000 avaient déjà fait l’objet d’un mandat d’arrêt » (p. 185). Cette situation n’est pas exceptionnelle dans l’hinterland et elle expose bon nombre de ces territoires à des explosions du même type que celle qu’a connu Ferguson. Soumises à la crise et à l’austérité, un nombre croissant de villes de l’hinterland, notamment dans les banlieues seront « obligées de trouver de nouvelles sources de financement, et la manière la plus simple d’y parvenir est que les habitants les plus riches utilisent des moyens légaux existants pour s’attaquer aux plus pauvres » (p. 187).

Les événements de Ferguson sont pour Neel une répétition de ce qui attend bon nombre de villes américaines voire partout dans le monde. D’ailleurs, les événements de la banlieue de Saint-Louis ont été suivis par des révoltes du même type à Baltimore, Minneapolis, New York, Bâton Rouge, Milwaukee ou encore Charlotte. « Les évènements de Ferguson confirmèrent que les États-Unis n’étaient pas à l’abri d’un retour du parti historique » (p. 201) et du conflit de classe. Neel y voit l’émergence en tant qu’acteur révolutionnaire d’un prolétariat composé des travailleurs de la logistique travaillant le plus souvent à temps partiel, à la limite du rapport salarial, pour des salaires de misère.

Les événements de Ferguson montrent aussi toutes les potentialités insurrectionnelles de l’hinterland proche. Parce que Ferguson est une commune de banlieue, l’émeute n’y a pas été encadrée puis étouffée par toutes les ONG du community organizing qui, dans les grandes villes, finissent toujours par priver les mouvements populaires de leur potentiel de rupture. Les polices municipales n’y sont pas entraînées à la gestion des émeutes. Les rues sont mal éclairées, la structure du bâti offre pléthore d’échappatoires aux manifestants. Ce sont tous ces ingrédients qui ont permis que le mouvement de Ferguson dure plus d’un an. Et c’est ce qui en fait un laboratoire qui préfigure la révolution à venir.

Inutile de se lancer dans une discussion critique systématique du livre. Cela impliquerait de discuter à la fois du diagnostic socio-spatial livré par Neel et de ses considérations sur la situation politique et de son potentiel révolutionnaire. Un grand écart auquel celui qui rédige ces lignes se sent bien incapable de se prêter. Prenons Hinterland pour ce qu’il est : un essai ébouriffant parsemé de fulgurances jubilatoires et de passages agaçants où le jeune géographe communiste déverse ses certitudes. Il faut le lire comme on a pu lire les livres de Mike Davis et les premiers travaux de Richard Florida. C’est l’ouvrage d’un jeune homme qui a vraisemblablement abandonné toute perspective de carrière académique et s’autorise à s’affranchir de toutes les précautions qui vont avec l’écriture scientifique. C’est ce qui lui permet de livrer des intuitions qu’on ne trouverait sans doute pas dans des publications plus bordées scientifiquement. Mais on a besoin de livres comme celui-là !

GILLES PINSON

Gilles Pinson est professeur de science politique au Centre Emile Durkheim de Sciences Po Bordeaux. Il travaille sur la gouvernance urbaine, les politiques urbaines et la métropolisation.

g.pinson@sciencespobordeaux.fr

Références de l’ouvrage : Neel P. A., 2020, Hinterland, Nouveau paysage de classe et de conflit aux États-Unis, Caen, Grévis, 280 p.

Couverture : La banlieue de Ferguson, un « hinterland proche » selon Phil Neel (P. Sableman/Flickr, 2012)

Bibliographie

Brenner R., 2006, The economics of global turbulence: the advanced capitalist economies from long boom to long downturn, 1945-2005, Londres, Verso, 369 p.

Cramer K., 2016, The politics of resentment: Rural consciousness in Wisconsin and the rise of Scott Walker, Chicago, University of Chicago Press, 256 p.

Ehrenhalt A., 2012, The great inversion and the future of the American city, New York, Vintage, 288 p.

Pour citer cet article : Pinson G., 2021, « Hinterland. Nouveau paysage de classe et conflit aux États-Unis, de Phil A. Neel », Urbanités, Lu, septembre 2021, en ligne.

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