Lu / Créer une pépinière numérique en édifice patrimonial : Station F à Paris

Sébastien Jacquot

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En juin 2017 à Paris est inaugurée Station F, le long de la rue Chevaleret dans le 13e arrondissement, à partir d’une réhabilitation de la halle Freyssinet, ancien bâtiment SNCF de trois halles de 310 mètres de long, dessiné par Eugène Freyssinet, construit en 1929 pour permettre le chargement et déchargement des trains, et inutilisé depuis 2005. Ce lieu constitue un « vaste incubateur abritant 1000 start up » (p. 6 – X. Niel), qualifié de « pépinière numérique », ou encore de vaste « écosystème entrepreneurial », porté et financé par Xavier Niel, fondateur d’Iliad, groupe français de télécommunications.

L’ouvrage « De la halle Freyssinet à Station F » constitue une présentation de cette opération de réhabilitation, des choix architecturaux effectués, de la conduite de chantier, avec une mise en perspective de la valeur architecturale et patrimoniale de la halle, justifiant son réemploi plutôt que sa démolition dans le contexte du projet urbain plus large de Paris Rive Gauche. Ce « beau livre » ne constitue pas une restitution d’enquêtes ou de recherches en sciences sociales mais plutôt la présentation d’un projet architectural et de pépinière numérique, donnant la parole à ses parties prenantes, à travers des entretiens, auxquels s’ajoutent des textes écrits par M. Leloup, et un grand nombre de photographies d’archives (la halle avant l’opération), du chantier et de l’état actuel. L’ensemble est coordonné par Wilmotte & Associés Architectes, et constitue autant une présentation qu’un élément de la valorisation du projet. S’expriment X. Niel, G. Pepy (SNCF), J. Stubler (Soletanche Freyssinet, groupe né de diverses fusions en 2009 et intégrant l’entreprise fondée par E. Freyssinet), J.-M. Wilmotte (architecte et président de l’agence agissant comme maître d’œuvre), F. Didier (architecte en chef des monuments historiques), R. Baur (designer graphique), M. Navarro (Redman, en tant qu’assistant maître d’ouvrage) et des architectes et historiens témoignant de la grandeur de l’édifice du point de vue de l’histoire architecturale et des techniques constructives (J. Abram et G. Amsallen, président de la Cité de l’architecture et du patrimoine), dressant un panorama de l’ensemble des acteurs d’un tel projet.

Plusieurs éléments peuvent gêner la lecture : l’ouvrage est parfois dans un registre excessivement laudatif, par exemple quand il s’agit d’évoquer l’« intuition infaillible » ou « les talents d’observateur d’un monde en mouvement » (p. 59) du fondateur de Station F, utilisant de nombreux superlatifs (« quand une gare de marchandises devient le plus grand incubateur de start-up au monde » sur la quatrième de couverture), traçant des parallèles sans doute anachroniques entre passé et présent au service d’une continuité entre grandeur de l’édifice et grandeur du projet, E. Freyssinet étant parfois décrit avant tout comme entrepreneur (ce qu’il fut aussi) pour mieux tracer une destinée au bâtiment, l’entreprise qu’il crée en 1943 étant qualifiée de « start-up de l’histoire française de la construction », ou le bâtiment étant supposé porter en lui « les gênes de l’innovation depuis le départ » (p. 106). On peut aussi regretter que l’histoire du bâtiment ne se fasse pas plus sociale, taisant les usages professionnels de la halle et ceux qui y ont travaillé avant la création de la pépinière, pour ne retenir que le geste inaugural, fondant la valeur patrimoniale sur la seule valeur architecturale, et son futur.

Toutefois, la mise en avant détaillée des phases et partis-pris de l’aménagement présente un réel intérêt, sur quatre points.

La première partie positionne les halles comme édifice majeur de l’histoire des techniques constructives, en tant que premier ouvrage précontraint. Cette technique constructive développée par l’ingénieur Eugène Freyssinet, qui dépose un brevet en 1928, vise à améliorer la résistance du béton armé, en appliquant dès le moulage du béton une tension aux armatures, qui place le béton en état de compression permanente. Le béton précontraint est par la suite utilisé pour différents types d’ouvrage dans l’entre-deux-guerres et après : pont1 , hangar à dirigeable, entrepôts, barrages, car il permet une résistance à des charges plus importantes et partant un allongement de la portée des poutres ou dalles. Cette première partie détaille aussi les qualités constructives et esthétiques des halles, articulant l’analyse du jeu des forces des éléments de structure (poteaux, auvents, tirants, voiles de couverture) à l’impression de « légèreté » et « équilibre » de cette « structure aérienne » (p. 25-31).

L’histoire plus récente des halles illustre aussi les enjeux et motifs de la patrimonialisation. L’histoire patrimoniale du bâtiment est traitée selon un récit habituel (Fabre, 2013) : de la « démolition annoncée » (p. 43) à la « résistance patrimoniale » par mobilisation, préalable à un nouveau projet conférant une nouvelle valeur d’usage. Le bâtiment s’inscrit alors dans les nouvelles logiques de la patrimonialisation et ses « modèles d’affaire » (Greffe, 2014), devant sa conservation à la possibilité de trouver de nouveaux usages qui justifient les dépenses patrimoniales, et plus à sa seule valeur d’existence. À travers les différentes étapes amenant à sa conservation et au projet de réhabilitation d’un édifice majeur du patrimoine ferroviaire et du XXe siècle à Paris se dessinent aussi les éléments d’une gouvernance patrimoniale, qui implique différents architectes et historiens de l’architecture, Docomomo, la commission du Vieux-Paris, la Ville de Paris, etc.

Au-delà des valeurs patrimoniales et du devenir global de bâtiment, se pose la question des modalités concrètes de la « restauration », et des possibilités de transformation de la halle, coordonnées par Wilmotte & Associés, avec Redman et 2BDM. Les entretiens avec J.-M. Wilmotte et Frédéric Didier permettent de comprendre le lien entre aménagements, enjeux patrimoniaux, adaptation au projet. Que maintenir et comment réhabiliter ? Inscrite en 2012 au titre des monuments historiques, des contraintes sont posées : le maintien des bétons apparents, une perspective dégagée sur les 300 mètres de la nef centrale (sans possibilité donc de cloisons, ce qui convient bien au final à l’esprit « open space »). Le percement de passages publics latéralement est demandé par la SEMAPA (Société d’Étude, de Maîtrise d’Ouvrage et d’Aménagement de Paris, qui a un statut de Société Publique Locale d’Aménagement), afin de participer au désenclavement du quartier, et de favoriser « l’insertion urbaine » (pp. 84-89) de l’édifice, également incitée par la création de lieux ouverts sur l’extérieur (tel un restaurant). D’autres aménagements concernent les mises au norme (incendie, thermique), la stabilité de l’édifice (en prolongeant par des micropieux). Des garanties de confort sont posées, comme la nécessité d’une isolation phonique dans un bâtiment construit à l’origine comme halle de transbordement. Quelques éléments sont remplacés (la verrière par du double vitrage) voire détruits (le bâtiment administratif devant la façade autorisée par l’ABF, Architecte des Bâtiments de France, afin de dégager un parvis), tandis que l’adaptation du bâtiment à sa nouvelle fonction implique le creusement d’un auditorium. Ces aménagements intègrent des références à l’histoire du lieu, comme le placement des casiers privatifs dans une tranchée figurant les anciennes voies ferroviaires. Enfin, cette présentation du chantier constitue une perspective intéressante sur ses temporalités : temporalité du montage, temporalité contrainte de la réalisation, intégration de l’idée de réversibilité des aménagements du fait du constat de l’« accélération des rythmes de vie du bâti » (p. 72).

Enfin, comment aménager et équiper une pépinière d’entreprises high-tech ? Quels équipements et quelle organisation de l’espace sont les plus adaptés à ces nouvelles formes entrepreneuriales et de création d’activités ? À partir de l’étude d’autres incubateurs dans le monde, les concepteurs définissent une organisation ouverte, mais structurés en 26 « villages » dotés de services (cuisines, salle de réunion, lieux de détente). Les 3300 postes de travail sont ainsi en espaces ouverts, permettant le travail en commun (co-working) mais nécessitant aussi d’améliorer le « confort sonore » (p. 73). Des espaces de repos et des salles de réunion sont prévues (des containers métalliques), entraînant des différenciations spatiales des usages possibles. À une autre échelle cela signifie aussi organiser les emplacements des tables de travail et leurs dimensions, aboutissant à des scénarios de configuration (p. 83). Ces aménagements sont faits au nom de valeurs et exigences devant accompagner l’activité : principe de convivialité, possibilité d’échanges privés et confidentiels, flexibilité de l’organisation de l’espace (au nom de « l’agilité »). Tout un ensemble d’équipements sont présents sur place (antennes de services publics et d’organismes type chambre de commerce ou INPI – Institut National de la Propriété Intellectuelle, restaurant, anticafé, etc.). Évidemment en creux le lecteur peut aussi lire le développement ou l’injonction à d’autres rapports à l’activité : dans l’anticafé, ce qui est bu est aussi le temps (paiement à l’heure), le restaurant est prévu fonctionner 24/242 , tandis que d’autres regards plus critiques sur le développement des open spaces sont possibles (Pélegrin-Genel, 2016 ; Bertier et Perrin, 2016), permettant de lire cet ouvrage comme une incitation à l’étude des espaces tertiaires des économies numériques.

Au final, cet ouvrage constitue un document à nombreuses entrées sur un projet majeur de développement des économies numériques à partir d’une réhabilitation patrimoniale, rédigé à partir d’entretiens et témoignages des différents acteurs qui y ont participé. La restauration patrimoniale est documentée dans ses justifications, ses dimensions techniques, esthétiques, et ses croisements avec les enjeux d’aménagement à des fins de développement économique, permettant de dépasser les fausses dichotomies souvent réitérées entre conservation et développement, et montrant comment les patrimoines sont désormais explicitement au service des stratégies de développement (Boltanski, Esquerre, 2017), inventant des continuités entre innovations du passé et appels contemporains aux innovations numériques. La présentation de ce projet est ainsi une voie originale pour comprendre ce qu’implique au niveau spatial, à différentes échelles, la promotion des économies numériques et plateformes de lancement d’activités (start-up). Il restera à envisager les usages et appropriations de cet édifice par ses usagers et travailleurs, et les modalités concrètes d’une intégration urbaine.

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SÉBASTIEN JACQUOT

Sébastien Jacquot est docteur en géographie, maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre de l’EA EIREST et associé à l’UMR PRODIG. Il mène des recherches sur la régulation des activités informelles, les dynamiques de patrimonialisation, notamment en contexte transnational.

Sebastien.jacquot AT univ-paris1 DOT fr

Référence de l’ouvrage : Wilmotte & Associés Architectes, textes de Michèle Leloup, De la Halle Freyssinet à Station F, Alternatives, 192 p.

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Illustration de couverture : La station F (S. Jacquot, 2018)

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Bibliographie

Bertier M., Perrin S., 2016, Open space : entre mythes et réalités, Le Cavalier Bleu, coll. « Idées reçues poche », 150 p.

Boltanski L., Esquerre A., 2017, Enrichissement : une critique de la marchandise, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 672 p.

Fabre D. (dir.), 2013, Émotions patrimoniales, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Ethnologie de la France », cahier n° 27, 408 p.

Greffe X., 2014, Les mises en scène du patrimoine culturel. La trace et le rhizome, Presses de l’Université du Québec, coll. « Patrimoine urbain », 203 p.

Pélegrin-Genel E., 2016, Comment (se) sauver (de) l’open space ? Décrypter nos espaces de travail, Parenthèses, coll. « Architecture », 152 p.

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Pour citer cet article : Jacquot S., 2018, « Lu / Créer une pépinière numérique en édifice patrimonial : Station F à Paris », Urbanités, en ligne.

  1. Le pont Morandi à Gênes, effondré le 14 août 2018, comportait une partie de sa structure en béton précontraint. []
  2. De fait plusieurs espaces bar et restauration, gérés par Mama Shelter, y sont ouverts, dont la cafétéria qui fonctionne en continu. []

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