Lu / Ville et voiture, Ariella Masboungi (dir.)

Alexandre Rigal

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Avec ou sans voiture

Rigal Ville et voiture couv livreL’urbain est-il à construire avec ou sans la voiture ? Voici la question à laquelle répond l’ouvrage collectif Ville et Voiture, réalisé sous la direction d’Ariella Masboungi et soutenu par le ministère français du logement, de l’égalité des territoires et de la ruralité. Si les différents types de textes proposés égrainent certains dégâts subis par les espaces et les habitants du fait de l’automobile, celle-ci constitue malgré tout pour les auteurs un horizon indépassable. En dépit du paradoxe de vouloir conserver un mode de transport brocardé de manière répétée, reste pour les auteurs à imaginer d’autres manières de fabriquer la ville avec l’automobile.

Aujourd’hui, des changements opportuns dans l’usage de la voiture augurent de nouvelles manières de faire la ville : les jeunes sont moins attirés par la voiture, les habitants des grands centres urbains s’en passent de plus en plus, les voitures partagées gagnent du terrain. Et si cela ne suffisait pas, des changements d’ordre plus général favorisent un retour du questionnement de l’aménageur sur le couple ville/voiture : nouvelles frontières pour la mobilité, seuil d’adaptation de la ville à la voiture atteint, individu multimodal, coût de la gestion de la ville éclatée (Masboungi, p.8). De là, la proposition de nouvelles manières de construire la ville existante émerge, notamment les espaces publics, à travers la cohabitation des modes de transport dans leur diversité. La deuxième question dont traite l’ouvrage Ville et voiture est donc : comment réinventer l’espace urbain contemporain avec la voiture et ses nouveaux usages ?

Pour y répondre, nous est proposée une série de textes assez courts. Ils prennent souvent la forme d’essais, tout en s’appuyant sur des enquêtes issues d’autres travaux dans menées dans des villes paradigmatiques (Strasbourg, Genève, Zurich, Lund, New York, Paris, Lisbonne, Bordeaux) et des citations d’experts. L’intérêt pour le lecteur est de pouvoir se pencher sur un concentré du travail de chacun des auteurs et des diverses compétences qui composent l’aménagement urbain : architectes, urbanistes, représentants de constructeurs automobiles et de l’entreprise suisse de voitures partagées Mobility, hommes politiques, historiens, ingénieurs, géographes. Le lecteur gagne alors une compréhension du paysage de recherche franco-suisse sur le sujet, et en particulier des travaux du groupe de réflexion « Institut pour la ville en mouvement » de Peugeot Citroën. Il découvre au gré des chapitres1, un état des lieux varié de la question de l’évolution de la voiture et de ses usages, couplée avec celle de l’évolution des espaces urbains selon une typologie renouvelée.

Trois perspectives traversent, plus ou moins explicitement, l’ensemble de l’ouvrage et paraissent décisives tant pour sa compréhension que pour ses apports à la recherche en aménagement.

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Une prise en compte de la variété des espaces urbains

Ariella Masboungi propose dans son premier texte (pp. 8-15) une typologie qui informe un grand nombre des textes réunis. Il s’agit pour elle de définir ainsi un trinôme d’espaces recoupant le triptyque centre-banlieue-périurbain, pour lesquels l’aménagement ville/voiture diffère : ville consolidée, ville intermédiaire, ville territoire (p. 12). La ville consolidée est la dénomination qu’elle choisit pour désigner les espaces hybrides de la ville-centre ou de la ville historique. Ce sont des espaces qui offrent une plasticité réduite par leur forte densité. De ce fait ils offrent, pour Ariella Masboungi, moins de prises à un réaménagement des infrastructures. Vient ensuite la ville intermédiaire, à l’espace hétérogène et où les espaces publics sont plus rares et la pollution plus forte. Cet espace offre une étendue disponible supérieure à celle de la ville-centre, mais est moins grande que la ville territoire. La ville territoire consiste en un espace bâti discontinu et dispersé. Ici, le changement, pour l’auteur, devra avoir lieu par semis, selon quelques lieux plus favorables à entraîner des changements. Cette gradation selon l’éloignement au centre donne ainsi à lire l’état du champ des possibles pour des interventions selon des espaces aux propriétés différentes. Ainsi, le centre urbain est considéré en tant qu’espace le plus délicat à modifier. Si les opportunités y sont réduites, certaines n’en sont pas moins plus opportunes qu’ailleurs. Quel espace est plus adéquat que le centre-ville pour diminuer l’usage de la voiture ? On peut donc construire une gradation inverse, selon le caractère opportun de la réduction de la place de la voiture (pp. 10-12).

On pourrait s’interroger quant à la pertinence des dénominations choisies pour ces trois espaces :

  • pourquoi deux qualificatifs spatiaux (intermédiaire, territoire) et un temporel (consolidée) ?
  • pourquoi un qualificatif interne (consolidée), un qualificatif relatif à une localisation et une relation aux deux autres espaces (intermédiaire), un qualificatif générique (territoire) ?

Néanmoins, un consensus entre les auteurs semble établi quant à la pertinence de ce trinôme et de ces gradations pour qui travaille l’aménagement en termes de contiguïté et de coprésence de réalités spatiales plus que de réseau. Ainsi la réalité de l’étalement urbain est-elle prise en compte, et non seulement les grands centres, où la réduction de la place de la voiture est plus aisée.

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Le choix de la co-modalité

L’ouvrage propose dans son ensemble de travailler à une meilleure cohabitation entre les modes. Les auteurs partent ainsi du principe qu’une cohabitation vertueuse est possible, sans trop de conflits et de dangers pour certains usages. Ils se font ainsi partisans de la co-modalité. La co-modalité est « une stratégie gagnant-gagnant » pour Nicolas Segouin, Mathis Güller, Antoine Petitjean et Ariella Masboungi (p. 72), à distinguer de la multi-modalité, qui signifie simplement la pluralité des modes de transport, sans dénoter la recherche d’une cohabitation réussie. Pour ce faire, ils appellent à agir tant sur la voiture mobile, que sur la voiture immobile (p. 68), ce qui est fondamental du fait qu’une voiture est garée l’immense majorité du temps. Pour accroître la diversité entre modes de transport, il s’agit pour eux, non seulement de marginaliser la voiture de certains espaces, mais surtout de l’accompagner dans son changement d’usages : covoiturage, non-possession d’un véhicule individuel, automatisation et électrification de l’engin.

Selon Mireille Appel-Muller, il y aurait convergence a priori de tous les modes, puisque la marche est la métrique dominante (p. 58) pour tous les usagers, même en voiture. D’autres chercheurs dans d’autres ouvrages, Jacques Lévy (1999, pp. 208-211) en tête, considèrent plutôt que la métrique piétonne – que l’on retrouve dans les transports en commun où l’usager marche ou stationne sur ses deux jambes – s’oppose à la métrique automobile. Outre les différences de dangerosité des divers modes, le cœur de ce plaidoyer de Jacques Lévy pour les métriques pédestres, consiste à établir à quel point celles-ci renforcent la diversité des usage(r)s d’un même espace. Au contraire, la voiture, par sa capacité à séparer et à occuper l’espace public, réduit la taille de l’espace partageable. Ces points délicats sont traités par certains des textes de l’ouvrage présenté ici (notamment Güller & Ziegler, « Genève et la voiture : l’ambivalence croissante »), sans que le pari de la co-modalité ne soit remis en cause. D’autres s’interrogent avant tout sur le renforcement de la walkability des espaces urbains (Maillot & Peter, « Reconfigurer la ville pour le piéton »). Pourtant, les accidents réguliers, les frictions entre modes rapportées par les usagers dans certaines zones limitées à 30km/h, les tensions entre cyclistes et automobilistes sont autant de rappels brûlants que la coexistence des modes s’accompagne de conflits qui ne sont peut-être pas solubles (Flonneau, pp. 20-23).

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L’exclusion des propositions radicales dans l’aménagement

Dans son texte conférant un cadre aux écrits suivants de l’ouvrage, Ariella Masboungi, énonce une position forte quant au futur de l’automobile (p.8) : ni prise en compte du peak oil à la John Urry (Urry, 2013 ; Kingsley & Urry, 2009), renvoyé à un futur trop lointain pour vraiment compter, ni catastrophisme éclairé2 à la Jean-Pierre Dupuy (2004), puisque les effets néfastes des énergies fossiles alimentant les voitures seraient tolérables. Peut-on justifier l’absence de prise en compte des futurs scientifiquement assurés ? Il semble qu’il s’agisse d’une exclusion volontaire de la radicalité selon trois points :

  • refus de la pleine prise en compte de la dangerosité de l’automobile,
  • refus implicite des critiques radicales de la voiture,
  • non-proposition de futurs dans lesquels la voiture occupe une place très réduite.

Ces points sont intrigants par les justifications qui sont mobilisées pour leur défense. La voiture est défendue, grosso modo, au nom de la diversité des modes d’une part, et des aspirations populaires d’autre part. Premièrement, l’appel à la diversité des modes de transport est récurrent dans l’ouvrage. Cela produit l’effet (pervers) de la justification du maintien de la voiture en ville au nom de la diversité, quand bien même la voiture constitue le plus souvent une barrière au développement des autres modes. Travailler à la convergence des modes semble louable, mais passer sous silence les conflits entre modes peut-être moins. Deuxièmement, l’appel à la volonté populaire : Mathieu Flonneau écrit, de manière exemplaire : « […] la nouvelle pensée urbaine ne doit pas s’inscrire en rupture avec les aspirations populaires qui continuent de ne pas forcément voir une prison de l’auto possédée » (p. 21). S’il ne paraît pas évident que l’aménageur s’auto-censure du fait d’aspirations populaires supposées, c’est, d’une part, parce que celui-ci n’est pas un élu ou un représentant d’un territoire, et d’autre part parce que brider son imagination fait office de manquement à sa fonction de conseil. Comment laisser le choix au politique si une alternative parmi d’autres, celle de la réduction drastique de la place de la voiture, ne lui est pas soumise ? Il s’agit alors d’une réduction du champ des possibles proposé aux décideurs, élus ou citoyens, et d’une tentative certaine d’influencer leur choix. A trop vouloir suivre une volonté populaire a priori, l’on risque fort de produire une prophétie auto-réalisatrice : s’il n’y a pas de projet possible de ville sans voiture proposé aux décideurs et aux citoyens, qui pourrait l’adopter ou le refuser ? Jean-Pierre Orfeuil évoque un exemple similaire : « Mais cette transition n’est sans doute pas désirable par les résidents sur cette base : la voiture reste perçue et vécue comme très utile et pratique sur ces territoires » (p. 113). Ces arguments reposent sur une absence de distinction entre citoyen, usager des transports et consommateur.

Enfin, s’il y a un enseignement à tirer de l’avènement de l’automobile au cours du XXe siècle, c’est celui que certains aménagements et certaines représentations publicitaires peuvent réussir à créer des aspirations nouvelles quant à la mobilité.

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Des perspectives renouvelées pour l’aménagement de la ville à la voiture

L’ouvrage présenté ici est intéressant sur bien des points, notamment parce qu’il propose des voies alternatives et contraires à celles d’auteurs importants des études urbaines. Entre autres, il traite peu la question des réseaux (Gabriel Dupuy), il remet en cause une approche par le peak oil et la disparition de la voiture (John Urry), il tente de se défaire de l’opposition entre métrique pédestre et métrique automobile (Jacques Lévy) et il aborde à la marge la question de l’expérience de la mobilité (Vincent Kaufmann). Ainsi, ce livre éclaire d’une lumière différente la réalité urbaine contemporaine du couple ville-voiture, en faisant le pari de la nécessaire conservation de celle-ci et d’une lecture de l’espace urbain sous l’angle des territoires. De là ses points forts et ses points faibles. Un point mort subsiste donc. En définitive, pour les auteurs, la coexistence pacifique entre la voiture et les autres modes semble facilement possible si l’on opère quelques menues modifications. Cette facilité apparente provient sans doute d’une mise hors champ de certaines propriétés de la voiture en ville qui menacent la santé des citadins : sa dangerosité pour la vie des automobilistes et des non-automobilistes, la pollution qui résulte de son usage. Si l’on pousse encore la critique, il paraît difficile d’omettre les enjeux géopolitiques qui découlent d’une valorisation de la voiture en ville (Mitchell, 2011). Une fois l’ouvrage clos, le lecteur ne saurait se départir d’une question prégnante : l’urbain est-il vraiment à construire avec la voiture ?

ALEXANDRE RIGAL

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Alexandre Rigal est doctorant en sociologie à l’EPFL(CEAT) Il mène une thèse sur le changement d’habitudes de mobilité, à travers des enquêtes de terrain, des conceptualisations et des visualisations,, au sein du projet PostCar World.

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Ariella Masboungi (dir.), 2015. Ville et voiture, Éditions Parenthèses, Marseille, 191 p.

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Bibliographie

Dupuy J.-P., 2004, Pour un catastrophisme éclairé, quand l’impossible est certain, Seuil, Paris, 213 p.

Kingsley D. & Urry J., 2009, After the car, Polity, Cambridge, 212 p.

Lévy J., 1999, Le tournant géographique, Penser l’espace pour lire le monde, Belin, Paris, 399 p.

Mitchell T., 2011, Carbon Democracy, Political Power in the Age of Oil, Verso, Londres, 278 p.

Urry J., 2013, Societies Beyond Oil, Oid Dregs and Social Futures, Zed Books, Londres, 296 p.

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  1. La voiture demain ; Les nouveaux usages de la voiture ; La ville consolidée, Walkable City ; La Ville intermédiaire ; La Ville territoire. []
  2. Prendre la catastrophe climatique probable pour futur de référence, afin de tout engager pour l’éviter, selon une prophétie auto-déstructrice. []

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