Villes méditerranéennes / Entre fabrique d’espace public et émergence de l’individu métropolitain, la transformation du quai de Rabat (Maroc)

Abdellah Moussalih, Luc Gwiazdzinski et Aziz Iraki

L’article d’Abdellah Moussalih, Luc Gwiazdzinski et Aziz Iraki au format PDF


La question des espaces publics dans le pourtour méditerranéen était d’actualité durant les années 1990, notamment au Maroc  dans la mesure où « ce que l’on en sait aujourd’hui reste marqué par les recherches sur la ville arabo-musulmane traditionnelle et sur les spécificités des modèles socio-culturels qu’y révèlent l’appropriation de l’espace » (Navez-Bouchanine, 1992, p. 184). Puis comme le note Rachik (2012), elle va connaître un fléchissement, voire un désintérêt de la part de la communauté scientifique en faveur d’autres sujets à la mode, tels que l’habitat, la politique urbaine, le foncier ou encore les transports.

Lieux de contestations sociales, de manifestations, de rassemblements, mais aussi lieux de détente, parfois de redécouverte de la ville, les espaces publics urbains sont des lieux aujourd’hui fortement recherchés et prisés par les habitants (Moussalih, 2018, p. 16). D’où la récurrente question – en sciences sociales – de savoir dans quelles mesures les espaces publics deviennent des lieux d’hybridation (Gwiazdzinski, 2016)  entre le dispositif conçu par les aménageurs et les pratiques et les ruses des usagers (De Certeau, 1988) qui sont aussi des parties prenantes de la construction collective de l’espace public.

Notre article s’intéresse à un type particulier d’espace public à l’échelle métropolitain comme exemple d’espace ouvert (autres qu’agricoles ou naturels) à considérer dans sa matérialité spatiale, en tant que support de l’interaction sociale, dans sa prédisposition à assurer les enjeux de sociabilité, d’urbanité et d’interactions. L’expression d’espace ouvert est utilisée ici au sens d’espace public pour désigner ces « espaces communs de pratiques » (Levy, Lussault, 2003), ces lieux physiques « de passage et de rassemblement à l’usage de tous » (Paquot, 2009). Il est appréhendé par rapport à l’espace privé, tel que précisé par Ghomari (2002) en citant Billiard (1986) qui souligne qu’un « espace est public quand tout un chacun peut y être physiquement présent et y circuler librement. A contrario, il serait privé quand son accès est contrôlé et réservé à une certaine population ».

Dans notre cas, l’étude portera sur le quai de Rabat issu du projet d’aménagement de la vallée Bouregreg. Notre hypothèse est que l’espace public est coproduit par les pratiques de ses usagers inspirées  du registre social, bien au-delà des normes et des logiques de l’aménageur-développeur –issus du registre juridique – dans un contexte où l’espace public uniformisé est encombré d’objets et de dispositifs divers (panneaux indicateurs, publicités) qui saturent la perception et le rendent illisible.

L’article s’appuie sur les résultats d’une recherche de doctorat soutenue en décembre 2018 à l’Institut National d’Aménagement et d’Urbanisme (INAU-Rabat-Maroc). Le protocole de recherche retenu repose sur l’analyse de documents historiques concernant l’occupation des rives du fleuve, sur des protocoles d’observation et sur une vingtaine d’entretiens qualitatifs avec les aménageurs et les usagers actuels du site. Nous mettons en évidence les conflits de représentations et d’usages entre les stratégies de normalisation et de contrôle des autorités et « les modes de réappropriation spontanées » (Gwiazdzinski, 2018) et « les ruses » (De Certeau, 1988) développées par les habitants-usagers. Cet article permet de montrer comment ces « espaces tiers » que sont les espaces publics contribuent à la fabrique de nouvelles formes d’urbanité (Harroud, 2009), à l’émergence de d’individus aux compétences métropolitaines qui deviennent le fait de tout un chacun. Ces compétences sont définies comme la ayant une capacité à construire sans cesse la réalité sociale en choisissant dans la diversité des matériaux et des relations qu’offre la métropole (Bourdin, 2005).

Les rives de l’oued Bouregreg, de lieux marginaux à une vitrine de l’intégration métropolitaine

Dans l’histoire de Rabat, le fleuve Bouregreg a été un lieu de travail pour les pêcheurs et les barcassiers, un site de jeux et de « sortie » pour ses habitants, et un espace en partie occupé par des services publics portuaires (douane, club nautique, yacht club…). Ses berges situées en contrebas de l’ancienne médina de Rabat et des Oudayas, face à la ville de Salé, étaient des espaces mal définis, permettant la liaison entre les deux villes à des points de passage bien précis (figure 1). Elles furent décrites comme des terrains vagues mal fréquentés, des lieux de marginalité, voire de dangerosité, comme en témoignent les extraits d’entretiens suivants :

« […] c’est une bonne chose, c’est du nouveau (parce que nous n’avions pas un espace semblable dans Rabat), c’est du moderne, c’est beaucoup mieux qu’auparavant. Avant c’était un lieu où nous ne pouvions pas nous aventurer. Vous ne pouvez pas imaginer la situation d’antan […]» Hicham, 40 ans, fonctionnaire.

 « Avant ce n’était pas beau et très sale, on n’y était pas à l’aise. Maintenant c’est mieux. C’est un changement à 180° » Nezha, 26 ans, statut non spécifié.

La configuration de ces espaces est commune à plusieurs villes du Maghreb et d’Europe. À ce propos, Barthel et Signoles (2006) notent au sujet de la corniche du Lac de Tunis, que la lagune fut bien représentée, dans la littérature, comme un espace de marginalité économique et sociale. En effet, Alexandre Dumas soulignait déjà en 1846 qu’« un Européen qui se hasarderait la nuit, sur ce terrain vague qui s’étend des murailles de la ville aux rives du lac, serait infailliblement dévoré par les chiens qui le peuplaient » (Dumas cité par Santelli, p. 59). De son côté, Jolé (2006, p. 121) souligne que le canal Saint Martin à Paris « était avant tout un lieu de travail et, pour la rumeur populaire et romanesque, le lieu du crime et des cadavres repêchés ».

1. Les passeurs en barques (inconnu, sans date)

Au-delà des fonctions sociales et économiques qu’il abritait, l’oued Bouregreg était aussi le cadre de pratiques traditionnelles et saisonnières, à forte dimension patrimoniale, comme celle de la N’zaha, une fête organisée hors de la médina lors de laquelle la population remonte l’oued pour se rendre aux vestiges du Chellah1.

Entre temps, la vallée du Bouregreg a fait l’objet de plusieurs tentatives de réaménagement non abouties (Mzaiz, 2011 ; Mouloudi, 2015) (encadré 1). Il a fallu attendre le début du 21ème siècle pour que les berges du Bouregreg deviennent un site de promenade, un lieu à visiter, un endroit où consommer et se rencontrer, une scène où voir et être vu. Pour ce faire, un plan d’aménagement spécifique de la vallée a été mis au point, impulsé par la volonté royale, lui conférant ainsi une forte légitimité, la capacité à mobiliser les acteurs politiques, économiques et financiers nationaux et internationaux. Le Parti d’Aménagement Global de la vallée du Bouregreg (PAG)2 vise à conforter la dimension métropolitaine du lieu en s’appuyant sur un aménagement respectueux du caractère rare et prestigieux du site.

2. L’évolution de la vallée du Bouregreg (réalisation des auteurs)

Le périmètre d’aménagement du projet est subdivisé en six séquences consécutives. La séquence Bab Al-Bahr [Porte de la Mer], qui nous intéresse ici, est le premier jalon du projet censé créer une nouvelle centralit’é. Les premiers espaces publics relevant de cette séquence ont été livrés en 2007, dont le quai de Rabat, qui en constitue un des principaux éléments. Le quai est constitué d’une promenade, en partie accostable, le long de l’oued Bouregreg. C’est désormais une voie piétonne sur berge, longue de 1,5 km, dotée de restaurants-cafés sur terre et sur pilotis. Un débarcadère est réservé aux barcassiers [flaikiias] qui, depuis toujours et pour quelques dirhams, assurent la traversée entre Rabat et Salé à partir de plusieurs points d’amarrage. Le quai a été aménagé selon des standards internationaux classiques, c’est-à-dire avec un mobilier urbain, des matériaux et des éclairages que l’on peut retrouver sur tous les waterfront de la planète (Chaline, 1994, 1998) : pavés, rambardes de protection en style passerelle de paquebot, luminaires design, etc.

3. Parti d’Aménagement Global (PAG) de la vallée Bouregreg (Source : Agence pour l’Aménagement de la Vallé Bouregreg)

Le projet affiché s’inscrit non seulement dans une logique d’« invention » des rivages, pour reprendre une expression d’A. Corbin (1990), au travers d’une « mise en scène » censée faciliter son appropriation sociale et symbolique par différents acteurs, mais aussi dans un nouveau paradigme du « faire la ville ». Le choix du projet urbain comme mode opératoire dans la fabrique de l’espace public illustre un nouveau mode de faire, une alternative à l’urbanisme fonctionnaliste. Ce renouveau dans la fabrique de la ville face à l’échec du processus conventionnel (urbanisme abordé comme un ensemble de procédés et de techniques), à la rigidité des systèmes de planification et de gestion urbaine, à la pratique abusive de la dérogation, constitue un référent à partir duquel le politique élabore un discours légitimé par l’action avec pour objectif essentiel la recomposition spatiale de l’agglomération, la redistribution des centralités à travers la hiérarchisation et la création de nouveaux espaces publics (Mouloudi, 2015 ; Aljem, 2016).

Parallèlement, l’un des principaux défis à relever par les pouvoir publics est l’amélioration de la qualité des espaces publics des quartiers marginaux et/ou de haute densité adjacents, avec le même intérêt, la même implication que ceux de la façade.

De l’espace conçu à l’espace vécu : stratégies de normalisation et réappropriations spontanées

À partir du printemps, sitôt que le soleil le permet, le quai de Rabat attire les enfants et les adolescents de l’ancienne médina de Rabat (du quartier Al Malah, plus particulièrement) et de Salé (quartiers Moulay Ismaïl et Al Karia) qui viennent se baigner dans l’oued à la faveur des structures permettant, tantôt les plongeons pour les plus aguerris, tantôt l’apprentissage de la nage pour les plus jeunes. Ces pratiques se déploient malgré les nombreux panneaux d’interdiction qui dictent et canalisent les comportements des usagers.

En se donnant en spectacle, ces adolescents, sans toujours le savoir, perpétuent ainsi l’ancienne pratique de la traversée du Bouregreg à la nage, même s’ils se limitent au plongeon sous les applaudissements et les encouragements des spectateurs et de leurs ami(e)s.

4. La baignade dans le Bouregreg, une scène immanquable sur le quai de Rabat pendant l’été. (Moussalih, 2014)

Conjointement, le commerce informel, les marchands ambulants deviennent l’un des marqueurs essentiels du quai de Rabat. Ils envahissent le quai pendant la saison estivale et à l’occasion d’événements spéciaux (Mawazine3, foire aux jeux, spectacles de musiques, etc.) ; ils donnent à l’espace public une image contrastée  où l’informel se mêle au formel. Si l’informel est toléré au sein de ces espaces, il n’en demeure pas moins que l’Agence d’Aménagement de la Vallée Bouregreg (AAVB) a reçu plusieurs demandes d’installation de kiosques marchands supplémentaires sans y donner suite4, souligne un responsable de l’AAVB.

Pour Ayoub, un jeune garçon de 16 ans, vendeur de pop-corn vivant au Mellah, le quai est « un lieu pour nous tous. Chacun a sa place ». Il nous explique également que l’installation des vendeurs obéit à une sorte de zoning préétabli et intériorisé par tous. Un zoning qui respecte les produits et les emplacements : « tout le monde ici, sait que, moi, je vends devant ce débarcadère, et personne n’a le droit de vendre ici, même si je suis absent ! ». Cette affirmation montre comment des usages informels peuvent être reconnus comme une norme sociale tacite.

Le recours au commerce informel apparaît comme une stratégie de survie. Les vendeurs le considèrent comme un accès au monde du travail, les clients comme une émancipation vis-à-vis d’un modèle de consommation normé, où il n’est pas possible de négocier le prix ou de choisir « son vendeur » (de Fátima Cabral Marque Gomes et al., 2008). En ce sens, le secteur informel répond bien aux besoins d’une frange populaire d’usagers qui, sans lui, serait exclue de l’offre en termes d’emploi et de consommation.

De leur côté, les usagers du quai ont un autre regard. Rencontrée sur le quai, une étudiante nous confie : « Des enfants me propose du Kleenex, ils insistent, 1dh50 (0,15 centimes d’euro) seulement, prenez en mademoiselle, s’il vous plait ! On hésite, un enfant doit être à l’école à cette heure-ci, l’on ne veut pas encourager ce genre de pratiques. Et pourtant, l’on met nos valeurs de côté, et on craque pour le sourire qui se dessine sur sa face lorsqu’il touche le métal des quelques pièces qu’on lui offre » (Ghizlane, étudiante, 26 ans).

L’aménagement qu’a connu le quai de Rabat a eu, également, une influence directe sur les usagers-déviants (les buveurs) qui ont été contraints de se déplacer plus loin des regards des curieux (promeneurs, festivaliers, clients des cafés). Ils se réfugient dans les zones rocheuses, inaccessibles et moins fréquentées. Car, à partir du moment où les apparences sont sauvées, c’est l’acte de boire et non l’individu qui est condamné par le corps social (Bonte, 2011).

Ainsi, les usages déviants offrent une nouvelle clé de lecture des espaces publics. Ces usages redessinent l’ambivalence de la société, mettent en exergue la face cachée de ces espaces. Autrement dit, les espaces publics offrent deux versants différenciés qui possèdent leurs propres activités et publics, qui ne sont pas nécessairement complémentaires : l’un visible, l’autre dissimulé.

Interrogés sur la prolifération du phénomène, les barcassiers ne dissimulent pas leur écœurement, leur mépris. « Nous sommes aussi dérangés par leur présence dans les lieux. Mais que faire, nous cohabitons, que Dieu les ramène à la bonne voie », s’exclame Si Jamal (barcassier). Avant d’ajouter, sur un ton sarcastique que les buveurs surnomment ce lieu Charm el-Cheikh en référence à la ville balnéaire égyptienne nichée entre le désert de la péninsule du Sinaï et la mer Rouge. Ce surnom n’est pas anodin, car, à l’instar de ladite ville, cette zone est caractérisée par une petite plage sablonneuse à l’abri des regards, une promenade nommée quai des créateurs à une centaine de mètres, bordée de nombreux cafés et restaurants qui constituent une destination prisée par les touristes.

« Ils sont ici depuis bien longtemps. Ils arrivaient en voitures et à chaque fois les autorités viennent les chasser. Ceux qui sont interpellés, ils écopent d’une amende pour ivresse et consommation d’alcool dans l’espace public. Ces buveurs surnomment cet endroit Charm el-Cheikh. Ils arrivent presque chaque jour. Ils se cachent entre les barques hommes et femmes, vieux, jeunes et moins jeunes. La moitié d’entre eux a purgé une peine d’emprisonnement. On gère la situation avec eux, jusqu’à ce qu’ils partent. » Si Jamal, barcassier.

Aussi, Si Jamal ne nous cache pas que les acquéreurs d’appartements haut standing du front fluvial sont souvent dérangés, surtout la nuit, par les cris, les insultes, les bagarres qui peuvent se produire ; ils ne dissimulent pas leurs désagrément car, selon eux, ils ont acheté des habitations pied dans l’eau : « Les gens ont acheté à 400 et 600 millions de centimes (400 000 et 600 000 euros) et ont trouvé plusieurs difficultés à se débarrasser de ces buveurs. La seule solution est de réaménager ces espaces délaissés, car c’est bien marqué sur les plans !»

Entre cohabitation paisible et cohabitation tendue, les usagers déviants négocient au jour le jour leur place au sein d’interstices sociaux et spatiaux.

5. L’épaisseur historique du lieu : entre vision de l’aménageur-développeur et celle des usagers (Moussalih, 2018)

Le quai de Rabat est devenu un lieu d’affrontements symboliques entre des logiques d’appropriations traditionnelles, déviantes, et un modèle plus conforme aux standards internationaux et aux clichés du marketing urbain. Malgré les tentatives de contrôle, le quai est un lieu vivant où s’élaborent des formes mixtes d’agencements, de cohabitations et de partages entre des activités et des hommes, entre des hommes appartenant à des groupes sociaux différents, dont les modèles culturels sont plus ou moins éloignés les uns des autres. C’est sans doute un relatif échec pour les aménageurs et les gestionnaires qui rêvaient sans doute d’un lieu aseptisé plus conforme aux attentes des populations citadines et des touristes nationaux et étrangers.

In fine, l’espace public proposé par les aménageurs devient générique et suppose des codes standardisés que l’individu contemporain est appelé à observer. Pourtant, dans un étrange paradoxe (Barel, 1979), les aménagements proposés par les concepteurs permettent de mettre les compétences et arts de faire (De Certeau, 1988) à l’épreuve du terrain. L’observation et les entretiens menés montrent que malgré ce « dispositif » défini par M. Foucault (1971) comme un « ensemble hétérogène constitué de discours, d’institutions, d’aménagements architecturaux, de règles et de lois », les usagers gardent une marge de manœuvre. Ils font preuve de « capability »5), sont « compétents » (Berry-Chikhaoui, Deboulet, 2001), infléchissent le cours des choses en refusant de se couler strictement dans les propositions qui leurs sont faites, et en modifiant les univers de sens prescrits (figure 5).

L’espace public, vecteur de fabrique de nouvelles urbanités et de l’émergence de  l’individu métropolitain

À la fois pratique et espace spécifique, la promenade a évolué6. Elle s’est diversifiée, en s’adaptant aux nouveaux modes de vie des habitants permanents et temporaires, pour devenir en ce début du XXIe siècle un des lieux incontournables de la ville contemporaine, un objet choyé par les acteurs de la fabrique urbaine. La promenade comme forme d’expression urbaine reposant sur le mouvement du corps, forme une sorte « d’urbanité déambulatoire » (Rieucau, 2012), dans laquelle les corps se croisent, s’effleurent, s’esquivent : « Cet espace public « géosymbole de l’urbanité » constitue à la fois un objet spatial et un objet social […] fonctionnant comme une scène sociétale, […] pour certains groupes sociaux, dans [laquelle] on s’affiche, on se distingue, on se montre » (Rieucau, 2012). Lieu d’une certaine sociabilité cosmopolite, à la fois inclusif et exclusif, il est investi en repère symbolique urbain. La venue sur le quai représente une sortie, un instant privilégié de démonstration de soi (figure 6), comme nous le voyons dans les propos suivants :

« Depuis quelques années, le quai de Rabat est devenu la destination première quand je reçois les membres de la famille. Ce quai nous offre en effet l’opportunité de déambuler, marcher, s’assoir en regardant les enfants courir dans tous les sens sans soucis. En plus, ça devient intéressant quand ça coïncide avec l’installation de la foire aux jeux. Je trouve qu’ils apprécient beaucoup, surtout les enfants ! » Said, L. cadre fonctionnaire, 33 ans.

Le témoignage de Said ne contredit pas les propos d’Amal, jeune femme rencontrée sur le quai. Pour elle, le quai est devenu le lieu de sortie par excellence :

« Si je veux inviter quelqu’un de la famille ou des amis et lui proposer de venir voir la capitale (Rabat) je serai fière de lui montrer cette capitale célèbre par son fleuve le Bouregreg et ces quais qui témoignent de sa modernité », Amal, habitante de Rabat, 36 ans

Dans une tenue qui révèle une recherche d’élégance, les usagers investissent largement ces espaces. Le code vestimentaire, à travers son usage classique et traditionnel, avec ajustement (maquillage, foulard, djellaba, longueur des jupes) ou hybridations (hijab, maquillage et vêtement près du corps), constitue une façon de s’exprimer, un langage. Il fournit une multitude d’indices sur le sens du lieu chez ses usagers. Car pour eux, se rendre sur le quai de Rabat, c’est participer à un lieu de valeur dans la ville (figure 6).

6. La promenade et le code vestimentaire comme formes d’urbanité et de liberté (Moussalih, 2014)

En quelques années, le quai de Rabat est donc devenu une alternative au centre-ville – même si l’Avenue Mohamed V conserve des fonctions symboliques et politiques uniques. Cette évolution dépasse largement les attentes de ses concepteurs. Ce quai offre une possibilité de détente et de récréation aux catégories sociales moyennes et supérieures – lesquelles sont relativement peu présentes dans les espaces publics de la capitale –, ainsi qu’aux classes populaires. Cet espace entre terre et mer, met en scène une sorte d’urbanité fantasmée prisée par les usagers. Les témoignages de Ghizlane et d’Imane sont très significatifs :

« Sur cette Rive, le temps s’arrête, c’est la Dolce Farniente à l’italienne, la douceur de ne rien faire. Un peu plus loin, ceux qui peuvent se payer un café sont bien installés à l’ombre et semblent s’imprégner de cette lenteur… ». Ghizlane, étudiante, 26 ans.

« Les sourires et les cris de joie embellissaient l’ambiance déjà conviviale de la rive de Rabat (…) L’oued, cette frontière de l’entre deux (Rabat et Salé) suscite à lui seul de multiples sensations, pour amener le visiteur à une jouissance subtile et complexe, naissant autant d’une complicité que d’une découverte. Un pur plaisir pour les sens et les yeux. Les barques transportent les visiteurs et semblent les inviter à explorer un espace qui semble sans bornes ». Imane, étudiante, 27 ans.

À ce titre, l’espace public devient un puissant attracteur social pour toutes les couches de la société. Il fonctionne comme un archipel urbain, qui permettrait, en théorie, à chacune et chacun, de s’y trouver ou de se soustraire à une condition sociale prédéterminée. Ainsi, le besoin de disposer d’un territoire-refuge où retrouver une certaine maîtrise sur le cours de sa vie, dans son rapport aux autres, est devenu une des aspirations sociales les plus partagées.

En définitive, la promenade maritime comme forme d’urbanité est le résultat des mutations sociales qui structurent la culture vécue par les sujets sociaux suivant une dynamique à la fois interne et externe. Interne, car la culture traditionnelle n’est pas figée, elle reste vivante, et montre une certaine capacité à se renouveler. Externe, car les phénomènes d’inter-culturalité et d’accumulation jouent un rôle non négligeable par les faits de démonstration, d’entrainement et même de fascination exercés par le modèle culturel étranger sur les sujets sociaux (Elouarti, 1998). En ce sens, les compétences de l’individu métropolitain émergent en incarnant localement le phénomène de mondialisation des modes de vie et des rapports à l’espace public.

Conclusion

Par son intervention sur les espaces interstitiels, l’acteur public agit grâce à sa légitimité d’action en tant que garant de l’intérêt public, procède par ses propres moyens (financier, humain et techniques, etc.), par son savoir, son savoir-faire, par l’expertise des bureaux d’études nationaux. Par là même, il instaure de nouvelles règles d’usages. Son intervention obéit à des rationalités organisationnelles, politiques, ou économiques, dont l’ampleur dépend de la puissance de l’initiateur. L’État oscille entre une perspective démocratique de l’espace public (la libération de l’usage) et une vision makhzanienne7 de la gestion de ce type d’espace (la confirmation de son hégémonie). Or, cette manière de faire entraine la coprésence, sans conflits apparents, d’activités formelles et informelles – pourtant tolérées par les institutions officielles – et produit de nouvelles formes d’urbanité. Décrire la façon dont les usagers des espaces publics pratiquent et s’expriment, redéfinissent, adaptent ou réaménagent les normes décrétées en adéquation avec leur réel souhaité ou en accord avec leur propres valeurs, renseigne sur la diversité des processus et des modernités alternatives qui sont en cours de cristallisation dans la société marocaine. Elles semblent présenter une sorte de double visage, comme l’a souligné Anglade (2015) : d’un côté, une ligne de conduite protégée et reconduite par un système social de surveillance de l’individu dans les espaces communautaires (Pétonnet, 1987) ; de l’autre, une infinité de pratiques sociales, dans les espaces publics, où se décline l’art du contournement des normes sociales aboutissant à l’émergence, soit d’une pratique non officielle, soit d’une pratique déviante, qui implique pour l’individu de se heurter constamment à l’ambivalence des discours, aux contradictions entre idéal et frustrations, entre être et paraître, entre normes et pratiques sociales.

ABDELLAH MOUSSALIH, LUC GWIAZDZINSKI ET AZIZ IRAKI

 

Abdellah Moussalih, docteur en aménagement et urbanisme de l’Institut National d’Aménagement et d’Urbanisme de Rabat (UGUT-INAU), Maroc. Ses recherches portent principalement sur les espaces publics urbains sous l’angle du projet urbain, de la composition sociale, des usages, pratiques et perceptions sociales.

moussalihmail@yahoo.fr

 

Luc Gwiazdzinski, géographe, enseignant-chercheur en aménagement et urbanisme à l’Université de Grenoble. Il a dirigé de nombreux programmes internationaux de recherche, colloques et ouvrages sur les questions de mobilité, de temporalités et de la vie nocturne urbaine.

lucmarcg@gmail.com

 

Aziz Iraki, architecte-géographe, professeur à l’Institut National d’Aménagement et d’Urbanisme de Rabat. Ses recherches et études portent principalement sur les questions de développement rural (évaluation des politiques publiques, action collective, échelles de l’intervention publique) et la gouvernance. Il a publié de nombreux ouvrages sur ces thématiques et coordonne depuis 2010, la formation doctorale « Urbanisme, gouvernance urbaine et territoires » à l’INAU.

Aziz_iraki@yahoo.fr

 

Couverture : Quai de Rabat (Moussalih, 2015)

Bibliographie

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Querrien A., 2006, « Alain Bourdin, La métropole des individus », La Tour d’Aiguës, 2005. In Les Annales de la Recherche Urbaine, Vol. 100, No. 1, pp. 162-163.

Rachik, A., 2012, « La recherche urbaine au Maroc », SociologieS, en ligne.

Rayssac G. L., 2010, « Pour l’émergence d’un citoyen métropolitain », Quaderni, n°73, pp. 45-52.

Rieucau J., 2012, « La promenade publique géosymbole de l’urbanité espagnole : la Rambla Nova de Tarragone», Échogéo, no 22, en ligne.

Sougrati E.V., 2014, L’aménagement de la Vallée du Bouregreg comme nouvelle manière de faire la ville au Maroc, pour un « waterfront development » au service du rayonnement de la capitale : Rabat, Université Paul Valéry Montpelier III, 66 p.

Turcot L., 2005, Le Promeneur à Paris au XVIIIe siècle : construction d’une figure sociale, Thèse de doctorat, Paris, EHESS.

Pour citer cet article : Moussalih A., Gwiazdzinski L., Iraki A., 2020, « Entre fabrique d’espace public et émergence de l’individu métropolitain, la transformation du quai de Rabat (Maroc) », Urbanités, Villes méditerranéennes : regards sur les espaces ouverts métropolitains, janvier 2020, en ligne.

 

  1. Le site du Chellah se situe sur la rive gauche du Bouregreg, à 4 km de la côte atlantique et à quelques 100 m à vol d’oiseau, en direction du sud-est, de l’enceinte almohade de Rabat. Il occupe les pentes de deux collines. Nécropole méridine aménagée au XIVe, entourée d’une puissante muraille, il s’étend sur une superficie de presque 7 hectares, en dominant à la fois la plaine alluviale de l’Oulja et l’estuaire du fleuve. []
  2. Le Parti d’Aménagement Global (PAG) est une synthèse de l’étude urbanistique de la vallée du Bouregreg qui comprend quatre objectifs d’aménagements : 1- La mise en valeur du patrimoine ; 2- La protection et la mise en valeur des paysages ; 3- Le développement d’un système d’espaces publics de qualité ;  4- La mise en valeur de lieux de vie et d’activité. []
  3. Le festival Mawâzine-Rythmes du Monde (en arabe: Mawâzine, pluriel de mizane : équilibre et rythme à la fois) est un festival de musique organisé chaque année aux mois de mai et juin, à Rabat et Salé depuis 2001 par l’association Maroc Cultures sous le haut patronage du roi Mohamed VI. Selon un classement de la chaine MTV, Mawazine est le deuxième plus grand festival de musique dans le monde en 2013, derrière Donauinselfest en Autriche, et le plus grand festival du continent africain. []
  4. Le règlement d’aménagement dans son article 13.2 stipule que « […] Sur les terrains correspondant à ces espaces, toute construction est interdite, à l’exception de petits édicules, d’une hauteur inférieure à 3m, indispensables pour leur entretien, de structures légères en rapport avec l’usage du lieu (petite restauration, marché, kiosque, …). Elles sont soumises à l’accord préalable de l’Agence. […] ». Source : Agence pour l’Aménagement de la Vallée Bouregreg (janvier 2009), Plan d’Aménagement Spécial de la Vallée Bouregreg : règlement d’aménagement, p. 15. []
  5. « The power or ability to do something (Oxford dictionary of English, third edition 2010, p.257a) dont l’équivalent français de « capacité » ne renferme pas la même charge sémantique. Cette dimension est introduite par une tournure de langue, celle du suffixe -ité dans des vocables tels que « urbanité », « citadinité » ». (Moussalih, 2018, p.340 []
  6. Héritée des pratiques aristocratiques de la fin du XVIIe siècle (Rieucau, 2012), la promenade est devenue au XIXe siècle une pratique essentiellement bourgeoise, procurant divertissement et détente à ses adeptes, encouragés par les médecins (Delpal, 2002). Au-delà des aspects de bien-être, elle fut aussi une occasion d’expression ostentatoire de la richesse, de la puissance des promeneurs et une forme de culture urbaine s’exprimant dans des espaces spécialement aménagés pour ce faire (Turcot, 2005). []
  7. L’expression « Makhzen » est toujours usitée dans la société marocaine. Ce terme est souvent employé pour désigner l’État et ses agents. []

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