Vu / Peindre l’espace urbain, une pratique libératrice des contraintes de l’aménagement

Entretien avec Dorian Cohen, réalisé par Flaminia Paddeu

Dorian Cohen est un peintre français né à Paris en 1987. Il vit à Paris et travaille à Aubervilliers (93). Son travail sera présenté du 1er au 24 juillet 2016 à la Fondation A.R.P.A.C. de Montpellier, à l’occasion de l’exposition Itinere.

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VOUS AVEZ ABANDONNÉ VOTRE MÉTIER D’INGÉNIEUR DANS L’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE POUR DEVENIR PEINTRE. EST-CE À PARTIR DE CE MOMENT QUE VOUS AVEZ COMMENCÉ À TRAVAILLER SUR LES PAYSAGES URBAINS ?

Dorian Cohen : Les paysages urbains sont venus progressivement dans ma pratique. Cela a commencé lorsque je travaillais pour la Ville d’Ivry-sur-Seine où j’étais en charge de l’aménagement des espaces publics de la Ville (conception et réalisation). Je savais que je voulais devenir peintre, il me restait quelques mois avant mon départ, et je ne supportais plus la frustration d’être loin de mon atelier. Dans l’ennui, j’ai alors commencé à dessiner les différentes vues d’immeubles que je percevais depuis mon bureau. Cela a donné une série de peintures que j’ai intitulée les « Les lignes ennuyeuses ». Cependant, mon travail sur l’espace urbain rejoint aussi une passion pour l’urbanisme, l’architecture et le paysage que je cultive depuis mes études.

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1. Départ en Vacances – 04, huile sur toile, 70 x 80 cm (Dorian Cohen, 2015)

DONC VOUS AVEZ APPRIS VOS TECHNIQUES DE DESSIN EN PARTIE DANS VOTRE PREMIER TRAVAIL. OÙ VOUS ÊTES-VOUS FORMÉ AUX TECHNIQUES PICTURALES ?

Je me suis familiarisé au dessin dans les Ateliers des Beaux-Arts de la Ville de Paris, où j’ai pris des cours sur modèle vivant pendant trois ans. Concernant la peinture à l’huile, j’ai appris de manière autodidacte au fur et à mesure de la pratique. Ce qui m’a aidé pour la peinture dans mon travail d’ingénieur-urbaniste, c’est le travail de conception de l’espace urbain que j’ai pu pratiqué à travers divers projets d’aménagement (square, rues, routes, transport en commun, boulevard, coulée verte, rond-point, etc.). Le dessin d’aménagement sur Autocad, le contact quotidien avec des plans d’urbanisme où l’on doit se projeter très rapidement m’ont permis de développer, je pense, une « vision » dans l’espace, dont je me sers pour concevoir mes tableaux.

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2. Départ en Vacances – 03, huile sur toile, 200 x 250 cm (Dorian Cohen, 2015)

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3. Départ en Vacances – 02, huile sur toile, 150 x 150 cm (Dorian Cohen, 2015)

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COMMENT TRAVAILLEZ-VOUS : EST-CE QUE VOUS PRATIQUEZ DES BALLADES URBAINES, RÉALISEZ DES DESSINS ET DES CROQUIS IN SITU, TRAVAILLEZ À PARTIR DE PHOTOGRAPHIES OU CONFRONTEZ-VOUS PLUSIEURS MÉTHODES ?

Les ballades urbaines constituent un rituel quasi hebdomadaire, je ne suis pas à la recherche d’une architecture singulière ou d’un lieu spécifique, je me promène, je regarde, façades d’immeubles, placettes, végétation urbaine, mobilier urbain, matériaux… Je fais souvent ça le matin en allant à mon atelier, quand les habitants sont encore chez eux, c’est un moment où la ville, les aménagements se donnent à voir. Je prends alors en photo ce qui m’intéresse. Ces prises de vue donnent lieu à un atlas de photos trié par thématiques. Je n’ai pas de méthodes réglées pour la composition des tableaux, je peux rester assez proche d’une photographie comme dans la série des Lignes silencieuses, peindre directement une image mentale sans photos ni esquisse préparatoire dans la série Urbanités, ou encore réaliser des patchworks entre plusieurs photographies donnant lieu à un dessin ou une peinture préparatoire avant de débuter un tableau, comme dans la série Départ en Vacances. Il y aussi beaucoup d’improvisation.

DANS VOTRE TRAJECTOIRE D’ARTISTE, EST-CE QUE VOUS AVEZ L’IMPRESSION D’ALLER DE PLUS EN PLUS VERS DES ASSEMBLAGES IMAGINAIRES ?

Il est clair que je vais de plus en plus vers des compositions picturales imaginaires où j’essaye de jouer à l’architecte ou au paysagiste à travers la peinture. Je cherche à inventer un espace. Lorsque j’assemble les différents objets urbains dans un tableau, je me donne beaucoup de liberté, je n’hésite pas à supprimer trois étages à un bâtiment pour aérer l’espace, je redistribue la répartition des fenêtres sur une façade, j’ajoute ou je supprime des balcons, je change les revêtements des trottoirs, etc. Je m’impose de garder une unité réaliste au tableau pour visualiser clairement « l’assemblage ».

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4. Départ en Vacances – 06, huile sur toile, 47 x 47 cm (Dorian Cohen, 2016)

À L’ÉPOQUE OÙ VOUS PRENIEZ BEAUCOUP DE PHOTOGRAPHIES, EST-CE QUE VOUS LES DOCUMENTIEZ EN NOTANT PRÉCISÉMENT LE LIEU ET L’HEURE ? OÙ ÉTIEZ-VOUS DANS UN RAPPORT BEAUCOUP PLUS DÉCONTEXTUALISÉ ?

Non, j’ai un rapport plutôt décontextualisé à mes photographies, mais je les trie par catégories – les arbres sans feuilles, avec feuilles, les revêtements, les modèles d’infrastructures… –, pour avoir un catalogue de motifs et les recoller dans mes paysages. Malheureusement je manque de temps pour trier tout ça correctement.

 

QUELS SONT VOS TERRITOIRES DE PRÉDILECTION, LA CEINTURE ROUGE OU PREMIÈRE COURONNE DE LA BANLIEUE PARISIENNE ? EST-CE QUE VOUS VOUS CONCENTREZ SUR QUELQUES TERRITOIRES URBAINS EN PARTICULIER ?

Généralement je m’inspire du lieu où je travaille, car la production me prend beaucoup de temps. Depuis que je suis à Aubervilliers, je me ballade beaucoup dans le quartier, alors qu’avant je créais beaucoup à partir de motifs d’Ivry-sur-Seine. Mais j’ai clairement un attrait pour la première couronne, même si je prends autant de plaisir à regarder les bas-reliefs d’une façade haussmannienne parisienne que l’immensité paysagère d’un grand ensemble. Je n’ai pas pour autant de revendications autour de la banlieue.

EST-CE QUE CE QUI VOUS INTÉRESSE C’EST DE PEINDRE LA « BANLIEUE », ET SURTOUT CELLE DES « GRANDS ENSEMBLES » ? QUEL INTÉRÊT AVEZ-VOUS POUR L’URBANITÉ DES CENTRES OU L’URBANITÉ PAVILLONNAIRE ?

L’urbanité pavillonnaire m’intéresse pour sa mélancolie, le caractère répétitif et souvent sans ambition architecturale de sa morphologie. Quand aux grands ensembles, ils me plaisent beaucoup de par leur disposition urbaine en îlot ouvert, on peut en effet y rencontrer de larges et généreux espaces piétons aménagés et paysagés et il est rare de trouver des espaces urbains aussi importants dans les autres typologies d’espaces publics. Ils présentent aussi un intérêt visuel et pictural évident, on peut représenter sur toute la hauteur d’un tableau le développement d’un arbre devant une surface minérale, généralement colorée dans ces architectures, je trouve ça très beau.

 

VOUS DITES VOUS INTÉRESSER À DES ESPACES PUBLICS, ARCHITECTURES, URBANITÉS « OÙ LE BEAU N’EST PAS UNE ÉVIDENCE, (…) OÙ NI MÊME LE LAID N’EST FLAGRANT ». EST-CE QUE VOUS REVENDIQUEZ DE PEINDRE DES PAYSAGES URBAINS DU QUOTIDIEN OU DE LA BANALITÉ ?

Oui c’est vrai, je m’intéresse à une beauté urbaine qu’on ne voit pas forcément au premier passage, un délaissé visuel auquel on prend goût en l’observant de manière intime et répétitive. Il s’agit souvent d’espaces communs au droit d’un bâtiment, à l’interface du bâti et du non bâti, à la limite du plein et du vide, à la frontière du public et du privé. Je m’amuse ensuite à jouer avec les éléments du banal à travers le vocabulaire de la peinture. Le sac poubelle se transforme en drapé, en référence à la peinture de la Renaissance, une pelouse me donne l’occasion de peindre une surface impressionniste. Si j’essaie de faire un travail de révélation de la beauté urbaine ou du potentiel pictural d’un espace, ça n’est pas quelque chose que je revendique. Mais cela dit quelque chose de mon propre rapport de sensibilité à l’espace.

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5. Les lignes silencieuses – 04, huile sur papier, 45 x 55 cm (Dorian Cohen, 2016)

LE « PAYSAGE », URBAIN OU NON, EST UN OBJET TRÈS CLASSIQUE DE LA PEINTURE. EST-CE QUE VOS RÉFÉRENCES ET ÉCOLES D’INSPIRATION, COMME LE COLORISME CÉZANNIEN ET L’ÉCOLE DU PAYSAGE DE LA RENAISSANCE ITALIENNE, SONT UNE MANIÈRE DE RENOUVELER L’ÉTUDE DU PAYSAGE ?

J’ai été très marqué par la peinture de Cézanne et les paysages de la renaissance italienne, particulièrement par les paysages sacrés de Nicolas Poussin. Dans la série Départ en vacances, où je traite des paysages péri-urbains d’infrastructures routières, j’essaie de croiser ces deux influences. Quand je fais référence au colorisme Cézannien, l’idée est de proscrire l’aplat du traitement pictural et de peindre uniquement en touches de pinceau fractionnées pour nuancer en permanence le propos coloré, comme le faisait merveilleusement bien Cézanne. C’est le traitement que je me contrains d’appliquer à l’ensemble des parties minérales du tableau, je cherche une sensualité du matériau. Pour l’École du paysage de la renaissance italienne (Poussin, Le Lorrain, etc.), je fais référence aux incroyables paysages de cette époque avec cette végétation exubérante et idéalisée à outrance. Tout paraît réaliste mais les feuilles des arbres sont complètement abstraites, c’est un feuillage fantasmé ! En jouant sur des feuillages surréalistes et luxuriants, je m’attache à transformer ces paysages de départ d’un quotidien morose à un paysage de vacances, ou du moins d’un paradis à venir. L’infrastructure marque le changement d’ambiance, métaphore ou évocation d’un bonheur nécessaire.

VOTRE CHOIX DE PEINDRE DES PAYSAGES COMME DES « NATURES MORTES URBAINES » COMME VOUS LES APPELEZ, SOIT DE REPRÉSENTER LA VILLE SANS SES HABITANTS EST UN CHOIX RADICAL ET CONTESTABLE. QUEL SENS DONNEZ-VOUS À CE CHOIX ET QUE NOUS DIT-IL DE LA VILLE TELLE QUE VOUS LA CONCEVEZ ? EST-CE UN JEU D’ASSEMBLAGE ET DE RECOMPOSITION ESTHÉTIQUE OU EST-CE QU’IL Y A UNE DIMENSION AFFECTIVE ET SENSIBLE DANS CE CHOIX ?

Ce qui m’intéresse dans la nature morte, dans celle créée au moment de l’âge d’or la peinture hollandaise, c’est que c’est un genre lié à la rêverie. Dans la série Urbanités, je me place dans ce genre et je m’octroie donc toute la liberté que je veux pour réutiliser et assembler des éléments constituants de la ville. Je transpose l’espace de la table en un espace « public » où je viens coller différents objets, un jeu d’enfants, une poubelle, un arbre, un banc, une sculpture, et je cherche le dialogue entre ses objets urbains. Apporter une forme de mysticisme au réel. Si la présence humaine est absente, elle reste sous-jacente, derrière le toboggan seul je veux qu’on entende des cris d’enfants. L’arbre à côté d’un banc, c’est une présence « partie ».

En se plaçant dans le genre de la nature morte, j’ai choisi des paysages sans habitants. Ce sont souvent des paysages de nuit car c’est dans ces moments que j’entre en relation ave la ville, les citadins sont rentrés chez eux, j’aime que l’espace se donne à regarder, je crée mon paradis urbain.

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6. Urbanités – 11, huile sur bois 30 x 40 cm (Dorian Cohen, 2016)

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7. Urbanités – 09, huile sur bois 30 x 40 cm (Dorian Cohen, 2016)

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8. Urbanités – 07, huile sur bois 30 x 40 cm (Dorian Cohen, 2016)

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9. Urbanités – 06, huile sur bois 30 x 40 cm (Dorian Cohen, 2016)

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10. Urbanités – 04, huile sur bois 30 x 40 cm (Dorian Cohen, 2016)

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11. Urbanités – 03, huile sur bois 30 x 40 cm (Dorian Cohen, 2016)

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12. Urbanités – 01, huile sur bois 30 x 40 cm (Dorian Cohen, 2016)

VOUS AIMEZ PEINDRE LES INFRASTRUCTURES, NOTAMMENT AUTOROUTES ET PÉRIPHÉRIQUES. SONT-ILS POUR VOUS DES SYMBOLES DE LA BANALITÉ DE L’AMÉNAGEMENT URBAIN, OU BIEN D’UN CAUCHEMAR DE L’URBAIN, OU ENCORE D’UNE PURETÉ ARCHITECTURALE ?

Si on met de côté l’attrait pour la pureté architecturale, mon intérêt pour les infrastructures a commencé lors d’un moment de déprime. Je partais en vacances avec des amis, sur la route, voyant ces infrastructures frappées par le soleil défiler, j’ai éprouvé une libération mentale, j’ai senti l’approche d’un bonheur. Mon processus de création commence souvent par un événement biographique personnel, qui donne un sujet d’étude, puis un récit imaginaire. C’est comme ça qu’est venu la série Départ en Vacances. Dans les Images grisées je m’intéresse aux espaces de périphérie des villes qui viennent cisailler l’espace urbain, entre la banlieue et la ville-centre. Ce sont des endroits « poches », où l’on passe rapidement. Je cherchais avec le dessin à donner une écriture synthétique à ces images flash, cauchemardesques, qui se perdent dans la pensée. Il y a aussi une pureté des lignes et une poésie de l’infrastructure qui m’intéressent. C’est toujours une histoire de départ vers quelque chose de mieux.

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13. Les images grisées – 23 crayon sur papier toile, 13 x 15 cm (Dorian Cohen, 2015)

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14. Les images grisées – 19 crayon sur papier toile, 13 x 15 cm (Dorian Cohen, 2015)

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15. Les images grisées – 09 crayon sur papier toile, 13 x 15 cm (Dorian Cohen, 2015)

VOUS SEMBLEZ ATTIRÉ PAR LE CONTRASTE ENTRE LE VÉGÉTAL ET LE MINÉRAL DANS DANS LA VILLE, ET SES FORMES : UNE VÉGÉTATION ROMANTIQUE, INTERSTITIELLE, OU ANGOISSANTE. POURQUOI EST-CE QUE CELA ATTIRE VOTRE REGARD ?

J’aime le caractère pictural de ce contraste, de la silhouette de l’arbre qui se détache sur le mur, de la végétation qui déborde, d’une végétation en détresse. C’est aussi mon goût pour le paysagisme, et ça me permet aussi d’intégrer un champ lexical de la peinture dans un espace peu représenté en peinture.

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16. Urbanités – 10, huile sur bois 30 x 30 cm (Dorian Cohen, 2016)

AU MOMENT OÙ VOUS PRATIQUIEZ LA PEINTURE ET L’AMÉNAGEMENT EN PARALLÈLE, QU’EST CE QUE VOTRE REGARD DE PEINTRE VOUS A APPORTÉ DANS LE MÉTIER DE L’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE ET NOTAMMENT DES QUARTIERS URBAINS ? SI VOUS REFAISIEZ DE L’AMÉNAGEMENT, COMMENT AMÉNAGERIEZ-VOUS LA VILLE DE MANIÈRE DIFFÉRENTE ?

Il y a tellement de contraintes aujourd’hui dans l’aménagement que la pure vision de l’artiste est très difficile à intégrer. On travaille maintenant avec les habitants, l’artiste accompagne le projet, mais ne le délivre plus un projet. Les architectes et paysagistes sont soumis aux contraintes programmatiques, budgétaires et aux exigences des habitants, ce qui est très bien. J’aimerais caresser l’idée utopique que la peinture et le geste pictural puissent influencer la fabrique urbaine, mais je ne pense pas que cela soit dans l’air du temps. À l’inverse, la peinture reste pour moi une pratique libératrice des contraintes de l’aménagement.

ENTRETIEN RÉALISÉ EN AVRIL 2016 ET MIS À JOUR EN JUIN 2016 PAR FLAMINIA PADDEU

Couverture : Départ en Vacances – 05, huile sur toile, 200 x 200 cm (Dorian Cohen, 2015)

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