Vu / Les Jeux au travail : ethnographie visuelle de Paris 2024

Clara Ruestchmann

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Les Jeux olympiques et paralympiques (JOP) ont été l’occasion d’une prolifération d’images, de films et de photographies qui ont circulé, voire ont saturé, l’espace médiatique et les réseaux sociaux pendant le temps des Jeux. Ces images ont véhiculé les exploits des athlètes, ont cherché à attester de l’ampleur de la fête olympique, en rendant notamment compte de la présence massive du public ayant participé au méga-événement (Müller, 2015). Derrière ces Jeux et ces images, se déploie cependant le travail de multiples professionnel·les qui ont œuvré, parfois sous les feux des projecteurs, parfois dans l’ombre d’un bureau ou de la nuit, pour rendre l’évènement possible. Parmi eux, un ensemble de professionnel·les embauché·es pour l’occasion, mais aussi un grand nombre de personnes réalisant un travail gratuit et bénévole. Il s’agit, dès lors, de considérer ici le travail dans un sens élargi, sans se limiter à une définition stricte liée à l’emploi ou à la production de biens et de valeurs, en abordant le travail comme un ensemble d’activités, parfois réalisées dans les interstices, par les humains avec et sur leur environnement (Gibert et Monjaret, 2021). Quelles images conservera-t-on alors de la présence et du travail des multiples acteurs qui ont contribué à la tenue de l’évènement ? Et quels enjeux et réflexions la photographie peut-elle contribuer à soulever quant aux travail réalisé par ces acteurs (Conord et Papinot, 2024) ?

Cette recherche repose sur un terrain ethnographique conduite en plusieurs phases : d’abord pendant les semaines précédant les Jeux (entre mai et juillet), puis pendant les Jeux olympiques (26 juillet au 11 août) et enfin pendant les Jeux paralympiques (28 août au 8 septembre). L’enquête s’est déployée dans plusieurs sites grand-parisiens (Paris intramuros et en Seine-Saint-Denis), avec une attention particulière sur le site de la Villette, haut lieu de célébration accueillant à la fois la fan zone du Club France (ouverte au public tous les jours, permettant de rencontrer des athlètes français et de faire la fête), ainsi que plusieurs pavillons internationaux. Pendant quelques semaines, j’ai ainsi parcouru les abords des sites en cours d’installation, puis des sites olympiques et paralympiques en fonctionnement, en me rendant également à plusieurs épreuves – au Stade de France et sur le site de la tour Eiffel. Il s’agissait alors d’observer ces infrastructures, et le travail qu’elles sous-tendent, tant depuis l’espace public que depuis l’intérieur, en adoptant une posture de spectatrice. De plus, pour cette enquête j’ai entrepris d’adopter une approche de photo-ethnographie, qui entend chercher à dépasser la fonction documentaire de l’image afin de faire de la photographie un outil central d’observation et d’analyse. Il s’agissait, dès lors, de rendre visible ma position située d’enquêteur·rice, en mobilisant une méthode visuelle réflexive sur les images produites au cours du terrain (Leon-Quijano, 2023 ; Pink, 2006). Les choix de prise de vue et de cadrage ont, par conséquent, été pensés pour rendre compte du travail des différents acteurs observés ; les prises de vue alternent entre des plans larges illustrant la mise à distance de certains acteurs relégués à l’arrière des barrières de sécurité délimitant les sites, et des plans plus serrés mettant en évidence celles et ceux œuvrant au plus près du public. Cette pratique photographique s’imbrique donc au sein d’une pratique de photo-ethnographie qui repose sur un ensemble de rencontres informelles avec les acteurs du terrain ; ces interactions ont été consignées dans un journal de terrain qui accompagne l’enquête.

1. Installation de la signalétique au parc de la Villette (Clara Ruestchmann, juillet 2024)

À l’instar de ces deux personnes, juchées sur une nacelle élévatrice procédant à l’installation de la signalétique de la Villette, un grand nombre de corps professionnels ont participé à la logistique et à la mise en place des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) : forces de l’ordre, ingénieur·es, manutentionnaires, régisseur·euses, journalistes, agents de protection civile, conducteur·ices de véhicules, vendeur·euses ambulant·es, agents d’accueil, gardien·nes de nuit, personnels d’entretien, etc. À ces dernier·es, employé·es spécialement pour l’évènement, s’ajoutent les 45 000 bénévoles qui ont été mobilisé·es pendant les Jeux. S’iels ont bénéficié, aux côtés des athlètes et du public, d’une importante couverture médiatique entendant refléter la mobilisation et l’adhésion des Français à l’évènement, d’autres catégories de travailleur·euses œuvrant notamment au fonctionnement logistique et organisationnel des Jeux, apparaissant quant à elles relativement peu représentées dans les photographies officielles de l’évènement, révélant ainsi des disparités dans les régimes de visibilité médiatique. Ce court terrain entend ainsi rendre compte de leur présence – sans toutefois chercher à tendre vers une quelconque exhaustivité, à la fois du fait de l’ampleur de l’évènement, de ma position située d’ethnographe, et du caractère particulièrement régulé conditionnant l’accès aux sites.

Cette enquête propose alors de porter une attention à la fois aux infrastructures marquées par le travail de ces professionnel·les (montage, démontage, entretien des structures éphémères), aux objets qui incarnent ce travail (camions, badges de sécurité, uniformes de travail), ainsi qu’aux travailleur·euses elleux-mêmes. Trois thématiques ont donc guidé cette recherche : le travail d’installation et la préparation de l’évènement, le travail d’information et d’animation auprès du public, et le travail de sécurisation et de surveillance réalisé pendant les Jeux.

Installer et préparer les Jeux

2. Installation du Club France à la Villette (Clara Ruestchmann, juillet 2024)

L’un debout sur une échelle, l’autre penché au sol, deux travailleurs s’appliquent à lisser un autocollant bleu qui recouvre l’Algeco situé devant la grande halle de la Villette. Ils réalisent cette opération d’installation quelques jours avant l’ouverture de la fan zone du Club France. Le parc de la Villette est alors animé par un ballet de travailleur·euses, revêtant des gilets jaunes et tenant sous le bras des marteaux, des câbles ou d’autres outils. À quelques jours des Jeux, les premiers touristes venu·es pour l’occasion investissent elleux-aussi l’espace public, observant et photographiant le Club France au travers des grillages qui en interdisent l’accès, pendant qu’à l’arrière, des techniciens installent la signalétique et réalisent des tests de son et de lumière. L’évènement déborde dans le parc et dans les rues adjacentes, les sons de la fête en préparations résonnant bien au-delà des structures encore fermées. Aux cafés avoisinant le parc, ainsi plus largement que les sites olympiques, se côtoient celles et ceux qui viennent assister à l’évènement et celles et ceux qui le mettent en place. Les jeux se préparent, ils sont au travail.

3. Installation des gradins au Champs-de-Mars (Clara Ruestchmann, mai 2024)

Quelques semaines plus tôt, ce sont ces mêmes professionnel·les et d’autres qui installaient les gradins des stades temporaires et ceux de la cérémonie d’ouverture. Iels montent les structures métalliques, installent, nettoient, et parfois repeignent les sièges sur lesquels s’installeront bientôt les publics. Ce travail de remise au propre des infrastructures (préalablement utilisées dans le cadre d’autres évènements) est, par essence, invisible. À l’instar des cantonniers et des agent·es d’entretien qui assurent la propreté urbaine (Gibert, 2024), l’installation et la réfection des sièges constituent donc un travail invisible, dans la mesure où il ne laisse pas de traces ; ou plutôt, parce que sa finalité même est d’effacer les marques d’usure et de dégradation présentes sur le mobilier. Les travailleur·euses présent·es sur l’image sont, en outre, pour beaucoup rattaché·es au groupe GL Events, géant de l’évènementiel, auquel Paris 2024 a confié près de 70% de la logistique des installations temporaires (et notamment la fourniture et le montage des gradins), ainsi que l’ensemble de la fourniture électrique des sites olympiques. Pour remplir sa mission, le groupe sous-traite massivement, notamment auprès d’agences d’intérim, afin de trouver des travailleur·euses pour réaliser ces installations dans les temps. L’externalisation massive et généralisée de ces tâches techniques, habituelle dans le milieu du travail évènementiel (Collard et al., 2014), est ici particulièrement visible.

4. Effacement des graffitis, parc de la Villette (Clara Ruestchmann, juillet 2024)

Si les structures finissent de se monter et la signalétique de s’installer, paradoxalement, d’autres éléments commencent de leur côté à disparaître. Car installer, c’est aussi effacer. Sur les différents sites, un important travail d’effacement est, de fait, réalisé par des agents d’entretien afin à la fois de repeindre par-dessus certaines inscriptions, comme les graffitis (Barra et Engasser, 2023), de repasser une couche sur des éléments abîmés du mobilier urbain, ou bien de retirer des murs les affiches des élections législatives s’étant tenues quelques semaines auparavant, ainsi que les autocollants politiques qui peuplent habituellement la ville. Leur effacement instaure un « ordre esthétique » (Vaslin, 2017) qui participe d’une forme de mise en ordre de l’espace public. Au-delà de la question de l’effacement de ces écritures urbaines, c’est également celle de la préservation de l’état dit « normal » (Denis et Pontille, 2018) de la ville qui sera présentée aux publics des JOP qui est en jeu. La vie politique française, ainsi qu’un ensemble d’autres sujets, sont ainsi éloignés de l’espace visuel, désormais massivement occupé par les images de la marque olympique. Ce polissage de l’espace public en vue de l’arrivée de l’évènement raisonne, par ailleurs, avec l’enquête menée par Roman Stadnicki et Manuel Benchetrit dans le cadre de l’Exposition universelle Dubaï Expo 2020, qui parlent quant à eux de « ville-vitrine », d’une ville qui se prépare et s’habille pour l’évènement (Stadnicki et Benchetrit, 2024).

Informer le public et animer un temps festif

5. Agent d’information de la RATP au parc de la Villette (Clara Ruestchmann, juillet 2024)

Posté à l’entrée du métro Porte de Pantin, cet homme indique le chemin aux touristes désireux d’emprunter le métro parisien. À l’instar de centaines d’autres agents et intérimaires, cet homme est embauché pour réaliser un travail d’orientation et d’information du public. S’il est rattaché à la RATP, d’autres agents sont, quant à elleux, embauchés par le comité d’organisation des Jeux olympiques et paralympiques (COJO), par la Ville de Paris, ou encore par des agences d’évènementiel en charge de déployer des personnels d’accueil – souvent appelé·es hôtes et hôtesse d’accueil, dans un secteur par ailleurs fortement féminisé (Schütz, 2018). Certaines, comme Mathilde que je rencontre au sein du pavillon du Brésil à la Villette, ont été embauchées pour un week-end uniquement pour « venir en renfort ». Elle m’explique d’ailleurs avoir eu « l’embarras du choix » pour son affectation, notamment compte tenu de sa maîtrise de l’anglais et du portugais : « y a des offres tout le temps. Toutes les agences sont mobilisées ! ». Pendant ce week-end, Mathilde est en charge de guider le public et d’expliquer les différentes animations qui ont lieu au sein du pavillon. Elle représente un ensemble de travailleur·euses de l’information aisément identifiables, dont font également partie les bénévoles des Jeux, comme le montre la photographie suivante.

6. Bénévole devant l’entrée du Stade de France (Clara Ruestchmann, juillet 2024)

Perchée sur ce qui semble être une chaise de maître-nageur, une bénévole munie de haut-parleurs donne des indications de circulation (« l’entrée A, c’est par là-bas ! ») et n’hésite pas à interpeler certain·es passant·es avec humour : « Madame, j’adore votre chapeau ! » (journal de terrain, 25 juillet). Jouant un double rôle d’informatrice et d’animatrice, elle est en charge de la bonne compréhension par le public du déroulé de l’évènement et de son cadrage spatial et temporel (il ne faudrait pas rater le début du match !). Comme d’autres bénévoles présent·es à l’entrée du Stade de France, où a été prise cette photo, elle alterne entre instructions claires et animation, mettant ainsi le public en condition pour entrer dans un lieu de compétition marqué par son caractère inédit et festif, participant ainsi au « pré-show », qui représente un des « maillons de l’attente » de l’évènement (Boullier, 2010). Le corps de ces agent·es d’accueil et de ces bénévoles est, en outre, mis en scène à travers les postures qui leur sont assignées – comme ici avec cette bénévole « jouant » au maître-nageur. Pour ces acteurs mis·es dans des postures de grande visibilité et de prise de parole, il est, en outre, attendu d’elle et eux une « bonne présentation » (Schütz, 2018) ainsi que des capacités et une aisance langagière et relationnelle pour animer ce pré-show.

Dans la continuité de ce travail d’animation, un grand nombre d’acteurs, parfois qualifiés de speakers, d’ambianceur·euses ou des chauffeur·euses de salles, travaillent effectivement à mettre l’ambiance dans et autour des sites olympiques et paralympiques. Très visibles (et audibles), ces professionnel·les sont embauché·es, entre autres par le COJO, pour s’assurer qu’il y aura une bonne ambiance. Certain·es dansent debout sur des chars lors du passage de la flamme olympique, certain·es crient au micro du Club France (« allez, on fait du bruit ! »), quand d’autres soulèvent et font bouger au rythme de la musique des pancartes pendant les épreuves avec des slogans textuels aux énoncés performatifs (Chesneau et Chauvier, 2021) tels que « ambiancez-vous ! ». Pour certain·es, il s’agit de leur profession et iels sont embauché·es pour chauffer deux à trois épreuves par jour. C’est ce dont témoigne dans la presse une speaker chargée de mettre l’ambiance lors des JOP qui revient sur ses « recettes infaillibles pour faire vibrer le public » comme la ola ou le clapping (France Inter, août 2024). D’autres, cependant, ne sont pas rémunéré·es mais se sont vu offrir des places gratuites dans le carré des supporters français, en contrepartie d’un travail visant à mettre l’ambiance dans les stades. Près de mille leaders d’ambiance, comme les appelle le COJO, ont ainsi été recrutées pour les Jeux. Si ces dernier·es n’obtiennent donc pas de rétribution financière, tout comme les bénévoles, iels reçoivent d’autres formes de reconnaissances et notamment une rétribution symbolique ; une « satisfaction personnelle » et un « accès privilégié » aux différentes zones des Jeux, comme l’écrit le gouvernement français sur le site  JeVeuxAider.gouv.fr dédié au recrutement des différents volontaires des Jeux.

7. Ambianceur pendant les mi-temps au stade de la Tour Eiffel (Clara Ruestchmann, septembre 2024)

Ce travail d’ambiance soulève, par ailleurs, un certain nombre d’enjeux relatif aux questions du travail bénévole dans le cadre de tels évènements. Les méga-évènements reposent, en effet, sur le travail volontaire pour fonctionner, sollicitant l’engagement de son public pour s’assurer une importante force de travail, révélant une forme d’institutionnalisation d’un travail gratuit nécessaire à leur fonctionnement (Fleuriel, 2006). Pour les Jeux de Paris 2024, le CIO déploie un discours encourageant cet engagement, et propose notamment des certificats de volontariat, insistant notamment sur la valorisation professionnelle de cet engagement dans le cadre d’une démarche de recherche d’emploi (Simonet, 2024). Ainsi, si le bénévolat n’est pas toujours reconnu comme une activité relevant du spectre du travail, il se présente pourtant comme un « véritable pilier de tout l’édifice olympique » (Fleuriel, 2006).

Sécuriser les sites et surveiller l’évènement

En plus des missions d’information et d’animation, le travail des bénévoles croise celui de la sécurisation. Les travailleur·euses ont, de fait, la charge de s’assurer du respect d’un certain nombre de règles de sécurité. Au Club France, j’échange notamment avec deux bénévoles qui vérifient les entrées VIP pour l’accès à l’une des terrasses privatives à l’étage. Elles me partagent être ravies de leur affectation qui leur permet de « voir du beau monde passer », et d’être dans une position à responsabilité : « c’est pas habituel pour moi de faire ça, mais c’est marrant ! » me dit l’une d’elles (journal de terrain, juillet 2024). Les missions qui incombent à ces volontaires rejoignent le travail des agents de sécurité. Cette situation soulève des enjeux de cohabitation et de partage de zone d’expertise entre des professionnel·les missionné·es pour réaliser des opérations de surveillance et de mises en sécurité des espaces, et des agents d’accueil (bénévoles ou non) réalisant elleux aussi un travail de supervision des espaces et du public qui le fréquente. Si je n’ai pas observé de conflit entre ces différents agents, les uniformes qui permettent de les différencier ainsi que les registres langagiers et corporels employés par ces différents acteurs les démarquent ; les agents d’accueil mobilisant notamment un registre plutôt informel et festif – à l’instar de l’animatrice postée sur la chaise de maître-nageur qui scandait avec humour des directives de circulation.

8. Passage de la flamme olympique à la Bastille (Clara Ruestchmann, juillet 2024)

Les différents acteurs des forces de l’ordre chargées d’assurer la sécurité conservent, quant à eux, une posture corporelle et professionnelle plus stricte. Iels viennent, en outre, de partout en France, mais aussi de l’étranger. Aux côtés des agents de police et de gendarmerie, près de 2 000 agents issus des forces de l’ordre étrangères, venant de 44 pays, ont été sollicité·es pour l’occasion (Le Monde, juillet 2024). Ces différents agents sont rendu·es visibles par leurs uniformes et par la présence de leurs outils de travail (notamment les voitures de sécurité), dans une volonté de marquer visuellement une présence sécuritaire dans l’espace public. Au milieu de la foule, se trouve, à titre d’exemple, ce gendarme qui porte un écusson des Pays de la Loire. Déployé pour surveiller le passage de la flamme olympique – ici place de la Bastille – il observe attentivement la foule et le convoi qui transporte le symbole olympique. L’angle de prise de vue place l’homme au centre de l’image, légèrement détaché de la foule et dans une posture corporelle stricte, contrastant avec celles et ceux qui, autour de lui, téléphones à la main, filment l’évènement.

D’autres dispositifs, cette fois-ci plutôt contrôlés à distance par des professionnel·les ne travaillant pas directement dans l’espace public, régissent également les Jeux. C’est le cas des dispositifs de vidéo-surveillance issus de la loi JO de mai 2023 (Picaud, 2024), et présenté au public comme des dispositifs « d’expérimentation [de] vidéoprotection augmentée », comme l’indique le lien vers lequel revoient les QR codes que le public pouvait scanner aux abords des sites de compétition. Les acteurs qui les manipulent resteront néanmoins, pour moi dans le cadre de ce terrain, dans l’ombre.

9. Stade de la tour Eiffel (Clara Ruestchmann, septembre 2024)

Finalement, s’il s’agit de sécuriser le public et ses déplacements, il convient également de sécuriser les infrastructures elles-mêmes. Les sites sont, en effet, gardés de jour comme de nuit. Ici, l’homme posté en haut des gradins observe le public quitter progressivement le stade de la Tour Eiffel une fois le match de cécifoot terminé. Quand je quitte moi aussi les lieux, suite à une épreuve à laquelle j’ai assisté en tant que spectatrice, l’homme débute son tour du stade, passant de rangée en rangée, vérifiant que tout est en ordre et que rien n’a été oublié, sans toutefois ramasser les détritus laissés par le public – ça, d’autres encore s’en chargeront après lui. Le cadrage de cette image, qui associe la figure de l’homme présent en haut des gradins et la silhouette emblématique de la tour Eiffel en arrière-plan, interroge, en définitive, la question du regard : celui que porte ce travailleur sur le site qu’il supervise, celui du public sur l’infrastructure sportive et ce qui s’y déroule en termes d’épreuves, et celui de l’ethnographe-photographe sur ces différents acteurs qui cohabitent. La photographie propose alors une perspective donnant à voir ces professionnel·les qui, s’iels sont souvent coupés des photos officielles et de celles des touristes – qui leur préfèrent un cadrage centré sur les infrastructures olympiques et paralympiques ou sur les monuments parisiens – sont pourtant hautement visibles (notamment identifiables par leurs uniformes et ici leurs gilets jaunes), et qui, elleux aussi, portent un regard sur la ville, sur les infrastructures olympiques et paralympiques et sur les épreuves qui les animent le temps des Jeux.

Ce terrain photo-ethnographique, conduit en amont et pendant le temps des Jeux, se présente finalement comme une proposition de réflexion sur le travail effectué par une multiplicité d’acteurs pendant le méga-évènement de Paris 2024. En figeant le mouvement des individus en action dans un espace-temps délimité par le cadre de l’événement, l’image vise à offrir un regard sur des activités menées par des acteurs mobilisés de manière ponctuelle, ainsi que sur les opérations de montage, de démontage et de surveillance, qui demeurent inscrites dans la temporalité et la spatialité de l’événement. L’enquête entend aussi mettre en avant différents régimes de visibilité entre professionnel·les et bénévoles, rendant compte d’une démarche de visibilisation de l’engagement des volontaires pendant les JOP (transmettant l’image d’une forte adhésion du public à l’évènement) tout en reléguant au second plan celle d’un ensemble de travailleur·euses. Des ambianceur·euses aux gendarmes, en passant par le travail invisible de surveillance ou de maintenance des infrastructures – par ailleurs souvent corrélé à du travail de nuit – la photographie s’est finalement présentée comme une méthode d’enquête fertile pour porter un regard sur la pluralité des missions et des acteurs qui travaillent aux Jeux.

CLARA RUESTCHMANN

Clara Ruestchmann est doctorante en anthropologie sociale et ethnologie au Laboratoire d’anthropologie politique (LAP) à l’EHESS ; elle est également rattachée au Laboratoire Architecture Ville Urbanisme Environnement (LAVUE). Au croisement entre anthropologie du travail et anthropologie urbaine, elle travaille sur les processus de production d’œuvres d’art contemporain réalisées en contexte architectural dans le Grand Paris.

clara.ruestchmann@ehess.fr

Bibliographie

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Boullier D., 2010, « Qu’est-ce qui attire ? L’attente elle-même » in La ville évènement, Paris, Presses Universitaires de France, 53‑92.

Chesneau I. et Chauvier É., 2021, La ville mot à mot, Marseille, Parenthèses.

Collard F., Goethals C. et Wunderle M., 2014, « Les festivals et autres événements culturels », Dossiers du CRISP, 83(1), 9‑115.

Conord S. et Papinot C., 2024, « Faire parler du travail à partir d’images : Enjeux méthodologiques et épistémologiques », Images du travail, travail des images, 17.

Denis J. et Pontille D., 2018, « L’effacement des graffitis à Paris : Un agencement de maintenance urbaine » in Dodier N. et Stavrianakis A. (dir.), Les objets composés. Agencements, dispositifs, assemblages, Paris, Éditions de l’EHESS, 41‑74.

Fleuriel S., 2006, « Le travail dénié et les jeux olympiques : Entre passions et intérêts », Sociétés contemporaines, 63(3), 85‑103.

Gibert M.-P., 2024, « Les cantonniers au travail », CNRS Le journal, en ligne.

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Picaud M., 2024, « Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 : Sécuriser l’événement, surveiller la ville ? », Urbanités, #19.

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Schütz G., 2018, Jeunes, jolies et sous-traitées : Les hôtesses d’accueil, Paris, La Dispute.

Simonet M., 2024, « Les JO de Paris ou l’institutionnalisation du recours au travail gratuit », Alternatives Economiques, en ligne.

Stadnicki R. et Benchetrit, M., 2024, « Faire ville ou refaire événement : Le dilemme de Dubaï Expo 2020 », Urbanités, #19.

Vaslin J., 2017, Esthétique propre. La mise en administration des graffitis à Paris de 1977 à 2017, Université Lyon 2 Lumière et SciencesPo Lyon.

 

Sitographie

JeVeuxAider.gouv.org, « Tout savoir sur le bénévolat pendant les JO 2024 », consulté en avril 2025.

Ministère de l’intérieur, « Sécurité des Jeux Olympiques : « des opérateurs de caméras augmentées », consulté en avril 2025.

Pour citer cet article : Ruestchmann C., 2025, « Les Jeux au travail : ethnographie visuelle de Paris 2024 », Urbanités, Vu, juillet 2025, en ligne.

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