#19 / Portfolio : Faire ville ou refaire événement : le dilemme de Dubaï Expo 2020
Roman Stadnicki et Manuel Benchetrit
L’article au format PDF / Citer cet article / Le sommaire du numéro
Dubaï se distingue par un « excès d’espace, de temps et d’événement » (Benko, 1997) résultant d’une double projection, dans la modernité urbaine et la mondialisation. C’est en effet à travers la croissance et l’accumulation spatiales – les villes dans la ville –, la vie en continu et la surabondance des événements que repose la stratégie d’extraversion de la capitale économique des Émirats arabes unis (ÉAU), qui s’est imposée en quelques décennies seulement à la fois aux niveaux régional et mondial, jusqu’à devenir l’« hegemonic Dubai » que l’on connaît (Elsheshtawy, 2010).
Dans le registre de l’événement urbain sur les rives du Golfe arabique, deux tendances sont à observer, d’une part l’augmentation de la place de l’événement dans les politiques locales et de son rôle symbolique pour les dirigeants et, d’autre part, l’augmentation de la superficie urbaine consacrée aux grands événements, se traduisant par des projets d’aménagement idoines. Dubaï est pionnière dans ces deux tendances, « événementialisation » urbaine et urbanisme événementiel, forte de sa dépendance à l’intérêt des investisseurs et aux flux migratoires (Wiedmann et Salama, 2019)1.
Ces deux tendances en révèlent une autre bien plus profonde qui n’est pas propre à Dubaï, liée à une évolution du capitalisme qu’a bien décrite en son temps D. Bell (1979), qui tend à faire du divertissement un bien de consommation comme un autre. La récupération de la fête par l’industrie du loisir a aussi bien été résumée par D. Harvey (1989 : 92), qui a évoqué la prolifération du spectacle « managé et contrôlé » dans les villes contemporaines : « Imaging a city through the organization of spectacular urban spaces became a means to attract capital and people (of the right sort) in a period of intensified inter-urban competition and urban entrepreneurialism »2.
Dubaï applique aujourd’hui les recettes de l’urbanisme du spectacle à l’ensemble de son schéma de développement urbain et constitue, de ce point de vue, un laboratoire du renforcement des liens entre ville et événement à l’heure de la métropolisation accélérée. La généralisation du « spectacle-marchandise » (Swynguedouw et Kaïka, 2003), l’appel fait aux starchitectes pour l’incarner, aux investisseurs pour le financer et aux communicants pour le promouvoir, tend à effacer la distinction entre la ville et le parc à thème (Wippel, 2023), dans un contexte, celui des ÉAU, qui associe le néolibéralisme économique à l’autoritarisme politique.
Nous avons amorcé ensemble, il y a une dizaine d’années, une collaboration « géo-photographique » occasionnelle qui nous a amené à publier une série de travaux, notamment sur les traces de sable dans les villes du Golfe, sur le chantier de la « Nouvelle capitale » d’Égypte, ou encore sur les transformations de Doha au moment de l’attribution de la Coupe du monde de football. Fruit de deux missions conjointes réalisées en mars 2022 et mai 2023 aux ÉAU, ce portfolio est consacré au site de l’Exposition universelle de Dubaï, Dubaï Expo 2020 (Fig. 1), et à son spectacle urbain paroxysmique, pendant et après la tenue de l’événement3.
–
–
Une première série d’images, réalisée pendant la tenue de l’Exposition universelle, n’offre pas seulement une plongée au cœur de Dubaï Expo 2020, ainsi qu’une entrée dans la représentation de la ville comme fête. Elle montre comment Dubaï renouvelle les rapports entre ville et événement, non seulement en confirmant son expertise en matière de gestion des flux, de contrôle territorial et d’organisation du « spectacle-marchandise », mais aussi en construisant un récit, un imaginaire urbain, dans lequel le roman national émirien occupe une place prépondérante : par un jeu immersif sophistiqué, les spectateurs et spectatrices sont moins en contact avec la ville qu’avec sa représentation. Instrument de promotion de la ville, voire du pays tout entier, Dubaï Expo 2020 est une fenêtre spatio-temporelle où le territoire se donne à voir en condensé et en ramassé. Il est l’événement urbain par excellence, non pas parce qu’il prend place en ville, mais parce qu’il cherche à la représenter dans sa totalité.
–
––
–La seconde série d’images, réalisée lors d’un accès privilégié au site vidé de ses visiteurs en mai 2023, prend la mesure des infrastructures déployées pour l’évènement ; le vide et la réincarnation découvrent alors la machinerie du spectacle ! La mise à l’arrêt de certaines de ces infrastructures, tel que le métro, dont l’unique ligne de Dubaï fut prolongée pour l’occasion, mais aussi les vides immenses laissés par les parkings, interrogent forcément sur le devenir du site. Mais les images témoignent aussi, un an après la clôture de l’événement, d’une reprise de l’activité alors que le gouvernement de Dubaï se projetait dans deux directions symptomatiques de la production urbaine locale qui, in fine, tendent à n’en faire qu’une : une partie du site devait être transformée en ville nouvelle, nommée Expo City, tandis que l’autre se préparait à accueillir un deuxième événement d’envergure mondiale, la COP 28 en décembre 2023.
Rassemblées dans un même portfolio, ces deux séries d’images suscitent en outre une double réflexion géo-photographique. La première porte sur l’inscription spatiale et temporelle de l’événement ; elle est suggérée par les contrastes visuels qui surviennent entre le pendant et l’après : pleins/vides, centre/marge, construction/déconstruction, etc. La deuxième réflexion porte sur la suspension de l’espace et du temps entre deux méga-événements (Exposition universelle et COP 28), mais aussi entre le temporaire et le pérenne (l’événement et le quartier), un suspens qui continue malgré tout de mobiliser une couche importante de la société émirienne, les travailleurs étrangers, qui représentent environ 80 % de la population du pays.
Ces photographies, comme les précédentes de notre corpus conjoint (cf. supra), se veulent plus globalement être une contribution à la visualisation des formes de l’urbanisation rapide aux ÉAU et, plus largement, dans les pays du Golfe et du Moyen-Orient.
–
–
Série 1. Ville-événement : immersion dans la ville-vitrine
Première Exposition universelle jamais organisée au Moyen-Orient, Dubaï Expo 2020 (reportée à 2021-2022 à cause du Covid) a autant remis l’événement au centre de la ville (et même du pays) qu’elle a remis la ville au centre de l’événement4.
Point d’orgue de la ville-événement, l’Exposition universelle a autant visé le public international que la population locale, sans distinction sociale a priori. Les visiteurs du monde entier ont certes afflué, mais avec eux, l’ensemble de la société émirienne et expatriée (soit 70 % des 24 millions de visiteurs), du fait d’un droit d’entrée relativement accessible (l’équivalent de 10 euros en moyenne) et de flottes de bus gratuits dispersées dans tout le pays. Des millions de visiteurs ont ainsi pu s’identifier à l’événement, sans doute le premier des ÉAU à avoir eu autant d’écho local. Dubaï Expo 2020 marque ainsi une rupture avec la conception de l’événement à Dubaï jusqu’alors.
En effet, les innombrables foires, festivals et championnats organisés précédemment dans la capitale économique des ÉAU ont été qualifiés par D. Ponzini (2019) de « placeless events », fonctionnant comme des enclaves du soft power et de convergence des flux financiers internationaux, assez peu articulées à la ville. Seul le Global Village, un parc d’attraction ouvert depuis 1996, visant surtout les classes moyennes et les populations immigrées – d’où a émergé un « cosmopolitisme par le bas » (Pagès-El Karoui, 2021) –, faisait exception à la règle.
–
–
–
–
Mais, plus qu’une rupture radicale, l’organisation de l’Exposition universelle à Dubaï est une consécration de sa fonction de ville-événement, déjà pleinement inscrite dans sa géographie. Le Global Village précité peut de ce point de vue être considéré comme une préfiguration de l’Exposition. Comme cette dernière, il exploite, à travers ses pavillons dédiés aux cultures de tous les pays, « l’art de faire global » (Roy et Ong, 2011) et la « festivalisation de la culture » (Djakouane et Négrier, 2021). Dubaï Expo 2020 vient en outre renforcer encore un peu plus l’expertise locale en matière d’urbanisme événementiel, déjà notamment à l’œuvre à travers le modèle « Festival City », une formule symbiotique entre événement et projet urbain née à Dubaï dans les années 2000.
–
Festival City
Le concept de Festival City est fortement inspiré des Festival marketplace américains, ces opérations de régénération urbaine des années 1970 qui ont orienté bon nombre d’aménagements européens voulant développer conjointement le tourisme urbain et l’activité de chalandise (Guinand, 2022). Le promoteur émirien Majid al-Futtaim l’a imposé, d’abord à Dubaï puis au Caire et à Doha, en misant sur l’idée de retailtainment et sur la diffusion d’une « world culture enfantine » dans la région (Lavergne, 2009). Fondé par l’une des plus grandes fortunes de Dubaï, provenant de la pêche perlière puis de l’importation de véhicules motorisés, Majid al-Futtaim s’illustre aujourd’hui dans le développement du commerce, notamment grâce à son partenariat avec le groupe Carrefour, et plus particulièrement dans le développement de malls innovants. Le groupe est par exemple à l’origine de la piste de ski construite, dans le cadre d’une joint-venture avec Veolia, au sein du Mall of the Emirates à Dubaï.
Majid al-Futtaim produit ce que l’on pourrait appeler des méga quartiers-malls événementiels qui repensent le principe du mall, en l’ouvrant plus volontiers sur la ville, en traitant et en paysageant les espaces extérieurs, dans une esthétique portée sur le « style de vie » (Berdet, 2013), en augmentant la dimension spectaculaire et en y multipliant les événements. Le slogan « Great moments, for everyone, everywhere » met l’accent sur le moment plus que sur le lieu, mais aussi sur « l’expérience » du produit commercial plus que sur le produit lui-même.
–
–
Au Caire comme à Dubaï, le megamall est pensé à ciel ouvert, où un ensemble de rues commerçantes relie les espaces clos de la galerie commerciale, du magasin Ikea et des hôtels. Une marina (à Dubaï) et un amphithéâtre à ciel ouvert (au Caire), en constituent les lieux centraux reprenant les codes d’un espace public fantasmé, normé et occidentalisé. Cette nouvelle « typologie du forum » n’est pensée que pour maximiser les profits des enseignes qui l’entourent. Les espaces de Festival City sont, de ce point de vue, de vastes « ilots de consommation et de branding » (El Husseiny et Kesseiba, 2018).
–
––
Mais, Festival City ne serait rien sans la mise en spectacle et en événement permanente dont elle fait l’objet. La « fontaine dansante » [dancing fountain] joue un grand rôle dans ce processus5. Dubaï se targue d’en posséder la plus grande du monde, située au pied de Burj Khalifa – le plus haut gratte-ciel jamais construit – et conçue par l’entreprise Wet Design, qui en a installé plus de 200 dans le monde6. La « fontaine dansante » de Festival City se déclenche automatiquement toutes les demi-heures et provoque le regroupement instantané de centaines de personnes. Elle s’anime alors comme par magie, s’illumine et projette des jets d’eau sur le rythme des grands concertos ou des hymnes nationaux. Le spectacle dure quelques minutes seulement, à la suite desquelles le public peut reprendre son activité consommatoire et/ou déambulatoire. Il opère une pulsation qui révèle la volonté de faire événement en rythmant les flux : la foule s’arrête pour regarder le spectacle et reprend son effervescence ensuite.
Ce spectacle-pendule installe par le divertissement qu’il procure un contrôle de l’expérience (et donc du comportement) des visiteurs/usagers. En renforçant la fonction de contrôle, l’événement se positionne ici à contre-pied du concept originel de fête qui autorise les comportements débridés et la remise en cause des hiérarchies. Dubaï Expo 2020 est, dans l’esprit de Festival City, structuré autour d’un spectacle aquatique (Fig. 2, 8 et 9).
–
–
Ainsi, que ce soit dans la multiplication et la pérennisation des installations dédiées à l’événement, ou dans la conception de projets urbains centrés sur l’événement de type Festival City, on assiste à une « extension du régime de l’événement » (Matthey et al., 2016) à Dubaï, caractéristique de la fabrique de la ville néolibérale. L’événement, selon L. Matthey et al., dans sa dimension spectaculaire et scénarisée, mais aussi consommatoire et financiarisée, sert alors le « gouvernement par projet », et en devient même indissociable. Le projet suscite donc l’événement et l’événement vient à son tour susciter le projet. L’Exposition universelle de Dubaï se mue elle-même en projet urbain, nommé Expo City. La ville-événement laisse alors place à l’événement-ville…
–
–
Série 2. Événement-ville : épilogue de la fête et machinerie du spectacle
–
À Dubaï, on s’attend rarement à trouver une ville derrière une city. Le terme est très souvent utilisé pour désigner plutôt un nouveau quartier, en forme de cluster, dont Dubaï a fait la marque de fabrique de sa politique de zonage engendrant un développement fragmenté (Internet City, Media City, Studio City, Sports City, Motor City, Sustainable City, International City, etc.).
Ambitionnant de recycler une partie des infrastructures construites pour l’Exposition universelle (80 % selon les brochures publicitaires), le projet Expo City, né de l’événement dont il se présente comme un « héritage » [legacy], vise à son tour à stimuler la ville-monde. Expo City espère ainsi profiter des retombées symboliques de la centralité de l’Exposition universelle. Elle parie sur le fait que ce secteur méridional de l’agglomération, pourtant en position périphérique, en vienne à incarner le « nouveau Dubaï » – un de plus ! –, ainsi que l’imagine la Master plan Dubaï 2040 qui en encadre le développement.
–
–
La relance récente de gros chantiers en suspens depuis la crise financière de 2008 – l’aéroport Al-Maktoum, qui ambitionne d’être le plus grand du monde d’ici 2050, une seconde île-palmier artificielle pour laquelle un nouveau schéma directeur a été validé en 2023, le tout au contact de Jebel Ali, le plus grand port artificiel du monde – produit en effet une certaine effervescence sur ces franges de la ville. Désormais desservi par le métro (Fig. 17), le site bénéficie déjà d’une assez bonne intégration urbaine, laquelle n’était pas systématiquement garantie dans le cas de précédents aménagements ex nihilo du même type. La ville-événement fait ainsi progresser les fronts d’urbanisation et renforce finalement l’offre urbaine, touristique et immobilière à laquelle Dubaï a conditionné son développement et la diversification de son économie imposée par la réduction des énergies fossiles (Ponzini, 2019)7.
–
–
Pour autant, le projet de reconversion de l’Exposition universelle doit pouvoir compter sur des investissements immobiliers in situ pour se développer. Au moment de la crise du Covid, la planification d’un nouveau quartier sur le site de Dubaï Expo 2020 n’avait pas été envisagée. Le gouvernement avait même un temps songé à transformer le site en incubateur à start-ups, dont certaines ont même été approchées pour se voir offrir bureaux et logements. C’était sans compter sur le très rapide redressement de l’économie dubaïote après l’épidémie. Les ÉAU ont enregistré une croissance supérieure à 5 % en 2022 du fait des prix élevés du pétrole et d’un régime sanitaire et diplomatique clément qui a attiré de nombreux cadres et capitaux. C’est dans ce contexte que le gouvernement de Dubaï, à travers sa nouvelle entreprise publique Dubai Expo Group, a pu se rabattre sur ce qu’il maîtrise le mieux, la promotion immobilière.
–
Expo City
–
Présenté sous l’angle du « développement à usages mixtes », le projet Expo City se montre très favorable au business, avec ses futurs 135 000 mètres carrés de bureaux destinés aux 3 000 employés des 500 entreprises attendues8. La partie résidentielle sera composée d’un ensemble de trois clusters de tours (Mangrove Residences), constitué de 450 appartements offrant une vue sur le dôme Al-Wasl, épicentre de l’Exposition, ainsi que d’un vaste ensemble de 530 villas et maisons mitoyennes de trois à cinq chambres chacune (Expo Valley & Shamsa Townhouses).
–
–
Tous ces logements sont disponibles à la vente sur plan depuis le début de l’année 2023, avec facilités de paiement sur trois ans, de manière à alimenter la spéculation – les plans de financement, aux ÉAU, peuvent être revendus plusieurs fois avant le début des travaux9. Le géant de l’immobilier Emaar a quant à lui prévu de livrer l’indispensable mall sur le site, tandis que l’animation de ce nouveau quartier sera assurée par des clubhouses, restaurants et hôtels qui devraient s’installer dans les anciens Pavillons nationaux, mais aussi des salles de sports, cinéma en plein air et aires de jeux, tous reliés par un « green link » qui mènera au cœur du site de Dubaï Expo 2020.
La communication du projet met fortement l’accent sur la nature en ville. Dans le contexte de l’année de la durabilité (2023) aux ÉAU et alors que Dubaï s’apprêtait à accueillir la COP 28 sur le site de l’Exposition universelle, Expo City promet une « ville sans voiture », 45 000 mètres carrés de parcs et jardins (entretenus à 90 % sans pesticides) et 10 kilomètres de pistes cyclables. Le promoteur communique aussi sur les futurs bâtiments certifiés LEED (Leadership in Energy and Environmental Design), les nombreux panneaux solaires et, surtout, sur la future « réserve naturelle », composée d’un lac et d’un cours d’eau, inexistants à ce jour. Plus qu’un environnement avec « vue sur les gazelles depuis sa villa » promise par les chargées de communication d’Expo City, c’est un véritable microclimat que garantit le promoteur, soi-disant offert par un plissement géologique assez peu perceptible à l’œil nu, contrairement aux vents brulants du désert qui devraient difficilement dispenser les futurs habitants de climatisation artificielle. Au-delà d’un quartier, c’est finalement tout un écosystème-vitrine porté par l’événement qui est proposé par le marketing territorial. La ville et la nature sont presque recréées simultanément afin de permettre aux ÉAU de donner au monde entier, le temps de quelques journées de conférences, des gages de sa bonne marche vers la transition écologique et de son habitabilité, envers et contre tout. Ni l’artificialisation des terres et des mers ni le verdissement du désert, soit les conditions de l’existence de Dubaï, ne sont, pendant ce temps-là, remis en question.
« Ville visionnaire », « ville du futur », peut-on lire sur les pages internet en français du projet ; « A city where your children will grow with nature », « a clean, green, innovation-driven city »10, voit-on dans les pages des brochures en anglais… Les slogans ne sont pas nouveaux (Assaf, 2020) mais ils semblent faire leur effet sur les investisseurs asiatiques accueillis en mai 2023 dans la Marketing suite d’Expo City. Au-delà d’un concept un peu flottant, entre durabilité et futurisme11, Expo city reflète les logiques déjà à l’œuvre de l’urbanisation « par l’offre » (Brenner, 2004) de villes nouvelles et de nouveaux quartiers à Dubaï : une communication rodée, axée sur l’environnement mais faisant abstraction du coût écologique de ces nouvelles constructions, une spéculation effrénée, une fiscalité avantageuse, le tout dans l’espace exclusif et sécurisé de la gated community.
–
–
–
Pour la sécurité, la vue sur les gazelles (sic), mais aussi la « powder room » pour madame et la « dirty kitchen »12 pour l’employée domestique d’une villa de 4 chambres, il faudra débourser 12,5 millions de dirhams (environ 3,2 millions d’euros). Les employés du projet Expo City admettent eux-mêmes que leur concept est très proche de celui d’Al-Barari et de Dubai Sustainable City, deux autres quartiers écologiques de luxe de l’agglomération13. Il correspond donc plus à un segment porteur du marché immobilier de Dubaï qu’il ne répond à une véritable injonction écologique : la voiture individuelle, certes bannie du périmètre de tous ces quartiers, y est indispensable pour s’y rendre et donc reléguée à l’extérieur ou dans des parkings souterrains.
–
Événement permanent
Expo City ne devrait pas exister indépendamment de l’événement, elle lui semble même entièrement dédiée, comme le révèle le site internet officiel. La conservation des grands équipements de l’Exposition – le Dubai Exhibition Center, les parkings, la plupart des Pavillons – permet en effet de planifier de futurs événements tels que la COP 28. Le Pavillon Opportunity a déjà été transformé en centre de conférences composé de nombreux auditoriums, qui ont notamment accueilli les manifestations de la Journée mondiale des océans le 8 juin 2023.
–
–
Pendant le chantier d’Expo City, les événements ne s’arrêtent pas. Le spectacle « sons et lumières » est projeté tous les soirs à 19h30 à 360 degrés sur la surface du dôme d’Al-Wasl (Fig. 12). Le Pavillon Alif dédié à la mobilité et dessiné par Norman Foster14 se consacre désormais à promouvoir la mission émirienne sur Mars ; quant à Terra, le Pavillon de la Durabilité, il continue à valoriser les bonnes pratiques écologiques sous ses « arbres photovoltaïques » et sa canopée de 130 mètres de large (Fig. 25).
Alors que la plupart des Pavillons des grandes puissances étrangères et des pays voisins ont été démantelés (Grande-Bretagne, USA, Japon, Italie, Allemagne, Israël, Suisse, Bahreïn, Oman, Danemark, Pologne, Brésil, etc.), les Pavillons dédiés aux ÉAU (le Pavillon national, le Pavillon des Femmes, la Pavillon de la Vision, etc.) sont restés ouverts (et payants), et continueront à promouvoir l’identité nationale15. L’entreprise publique Dubai Expo Group assurera la cohérence d’ensemble en gérant simultanément le nouveau quartier Expo City, les événements organisés sur ce futur méga-site (Dubaï Expo 2020 + Exhibition Center + Expo City), et produira le récit – « narrative for action & impact » – censé faire tenir ensemble la ville et l’événement, le durable et le temporaire.
–
–
L’Exposition universelle de Dubaï et son avatar urbain Expo City sont, pour conclure, le parfait exemple de la synergie entre l’événement et le projet urbain, ainsi que de la montée en puissance de l’urbanisme événementiel.
Sur un même site viennent donc se matérialiser les deux piliers de la production urbaine à Dubaï, d’une part la ville nouvelle, enclave autorégulée dans le désert, produit d’un urbanisme spéculatif ayant contribué à façonner l’archipel métropolitain local. D’autre part, l’enchainement Exposition universelle/COP 28 traduit la multi-événementialité urbaine dans laquelle souhaite s’installer la ville-Émirat de Dubaï. Dans sa quête permanente d’attractivité et de compétitivité, Dubaï fait du grand événement le ressort principal de sa métropolisation. Elle semble aujourd’hui en mesure de parier sur la succession d’événements internationaux visant à recréer le monde dans et à travers la ville (Roy et Ong, 2011). Organisés à intervalles réguliers, ils permettraient de pérenniser le temporaire, dispensant in fine les autorités d’avoir à planifier à long terme le réemploi de sites événementiels, tout en donnant quelques gages en matière de durabilité urbaine : c’est le cas avec « l’écoquartier » Expo City en projet, qui permet cependant et avant toute chose, d’entretenir l’économie immobilière.
–
–
–
Les reconfigurations actuelles du site de l’Exposition universelle de Dubaï réaffirment donc le rôle de l’événement comme « nouveau régime de fabrique urbaine » (Matthey et al., 2016), celui-ci s’inscrivant de plus en plus durablement dans le paysage et même dans la toponymie (Festival City, Expo City, etc.), tout en révélant les hésitations d’une planification fortement soutenue par la cadence événementielle mais qui se donne dans le même temps pour ambition de transformer l’usage temporaire en appropriation durable (Elsheshtawy, 2019).
ROMAN STADNICKI ET MANUEL BENCHETRIT
–
Roman Stadnicki, géographe, maître de conférences à l’Université de Tours, chercheur à l’UMR CITERES (Équipe Monde Arabe et Méditerranée).
–
Manuel Benchetrit, photographe indépendant
https://www.manuelbenchetrit.com/
–
Photographie de couverture : Dubaï Expo 2020, Pavillon de la Vision (M. Benchetrit, 2022)
–
Bibliographie
Assaf L., 2020, « « Bienvenue dans le futur ». Images performatives du développement urbain aux Émirats arabes unis », Les Cahiers d’EMAM, n° 33.
Benko G., 1997, « Introduction : modernity, postmodernity and the social sciences », in Benko G., Strohmayer U. (dir.), Space and social theory: interpreting modernity and postmodernity, Oxford, Wiley, 1-44.
Berdet M., 2013, Fantasmagories du capital : l’invention de la ville-marchandise, Paris, Zones, 264 p.
Bourdieu P., Boltanski L., Castel R. et Chamboredon J.-P. (dir.), 1965, Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Les éditions de minuit, 368 p.
Brenner N., 2004, New state spaces: urban governance and the rescaling of statehood, Oxford, Oxford University Press, 351 p.
Djakouane A. et Négrier E., 2021, Festivals, territoire et société, Paris, Presses de Sciences Po, 257 p.
El Husseiny M.-A. et Kesseiba K., 2018, « Branding the City: Questioning Mega Malls as New Magnets of Socio-Economic Vitality in New Cities Around Cairo », in Attia S., Shafiq Z., Ibrahim A., New Cities and Community Extensions in Egypt and the Middle East, Cham, Springer International Publishing.
Elsheshtawy Y., 2010, Dubai: behind an urban spectacle, New York, Routledge, 294 p.
Elsheshtawy Y., 2019, Temporary cities: resisting transience in Arabia, Abingdon, Oxfordshire, Routledge, 297 p.
Guinand S., 2022, Festival marketplaces, entre postérités et discontinuités : après la régénération urbaine, Gollion, Infolio, 151 p.
Harvey D., 1989, The condition of postmodernity: an enquiry into the origins of cultural change, Cambridge, Wiley-Blackwell, 378 p.
Lavergne M., 2009, « Dubaï, utile ou futile ? », Hérodote, n° 2, vol. 133, 32-57.
Matthey L., Ernwein M. et Gaberell S., 2016, « Transgresser ou animer ? L’événement, nouveau régime de la fabrique urbaine ». In Györik Costas L. (dir.), Dehors ! Cultiver l’espace public, Genève, Editions de la Baconnière, 88-95.
Pagès El-Karoui D., 2021, « Ambivalent cosmopolitanism from above in Dubai », City, n° 1-2, vol. 25, 171‑86.
Ponzini D., 2019, « Mobilities of urban spectacle: plans, projects, and investments in the Gulf and beyond ». In Molotch H., Ponzini D. (dir.), The new Arab urban: Gulf cities of wealth, ambition, and distress, New York, New York University Press, 79‑96.
Reisz T., 2020, Showpiece City: How Architecture Made Dubai, Stanford, Stanford University Press, 416 p.
Roy A. et Ong A. (dir.), 2011, Worlding cities: asian experiments and the art of being global, Malden, Wiley, 352 p.
Swyngedouw E. et Kaïka M., 2003, « The making of ‘glocal’ urban modernities », City, n°7, 5‑21.
Wiedmann F. et Salama A., 2019, Building migrant cities in the Gulf: urban transformation in the Middle East, London, I.B. Tauris, 245 p.
Wippel, S. (dir.), 2023, Branding the Middle East. Communication Strategies and Image Building from Qom to Casablanca, Berlin, De Gruyter, 660 p.
–
Pour citer cet article : Stadnicki R. et Benchetrit M., 2024, « Faire ville ou refaire événement : le dilemme de Dubaï Expo 2020 », Urbanités, #19 / Urbanités événementielles, en ligne.
–
- T. Reisz (2020) rappelle quelle a été l’influence de la Grande-Bretagne sur les ÉAU en matière d’événementialité urbaine. À l’occasion d’un déplacement à Londres en 1961 de l’Émir Rashid al-Maktoum, venu signer un contrat pour l’implantation d’une centrale électrique, ce dernier a visité la Fun Fair et aurait été enchanté par l’événement. Soixante ans plus tard, son fils organisera l’Exposition universelle à Dubaï. [↩]
- « La mise en scène d’une ville par l’organisation d’espaces urbains spectaculaires est devenue un moyen d’attirer des capitaux et des personnes (du bon type) à une époque où la concurrence interurbaine et l’entrepreneuriat urbain s’intensifiaient ». [↩]
- Ces missions ont été financées par une aide à la mobilité de l’INSHS dans le cadre d’une délégation au CNRS ainsi que par l’ANR SPACEPOL (dir. G. Erdi, UMR CITERES). [↩]
- Dubaï Expo 2020 est aussi le premier grand événement organisé à l’échelle mondiale après la pandémie de Covid-19. Il s’inscrit dans une politique plus générale d’attractivité des ÉAU, et de changement d’image (alors que la violation des droits humains y est régulièrement dénoncée par des ONG). Cette stratégie d’influence concerne toute la péninsule arabique aujourd’hui, comme le prouve l’attribution de l’Exposition universelle de 2030 à Riyad en Arabie Saoudite, un pays également candidat à l’organisation de la Coupe du monde de football en 2034. [↩]
- Voir la présentation de « The Best Dubai Fountain Show: Record-breaking laser, light, water multi-sensory extravaganza » (sic) sur le site de Dubai Festival City. [↩]
- Wet Design a été fondée par des « imagineers » des parcs Disney, ces ingénieurs censés rendre au réel les dessins animés… M. Augé, dans un essai de politique-fiction nommé L’impossible voyage (1997), s’était inquiété d’une spécialisation touristique de centres urbains gérés par des opérateurs de type Disney… [↩]
- Dubaï a toujours été pauvre en pétrole, contrairement à Abu Dhabi, capitale de la fédération des ÉAU au sein de laquelle elle organise la redistribution de la rente. [↩]
- Siemens, déjà présent aux ÉAU au lancement de la ville prétendument 100 % écologique, Masdar City à Abu Dhabi, s’est positionné. [↩]
- En juin 2023, les responsables de la Marketing suite que nous avons rencontrés affirmaient que l’un des trois clusters de Mangrove Residences était déjà « sold out », tout comme la première phase du complexe Expo Valley. [↩]
- « Une ville où vos enfants grandiront avec la nature » ; « une ville propre, verte et tournée vers l’innovation ». [↩]
- L’une des chargées de communication insiste, lors de notre visite, sur la présence des futurs drones d’Amazon pour assurer les livraisons à domicile. [↩]
- Termes utilisés par le service communication d’Expo City en 2023. [↩]
- Conçu par le promoteur Diamond Developers, Dubai Sustainable City est en cours d’exportation à Sharjah et Abu Dhabi, les deux agglomérations voisines de Dubaï. Les villas d’Abu Dhabi Sustainable City ont toutes été vendues sur plan, « en trois heures », de l’aveu d’un cadre de l’entreprise Aldar (interrogé en 2023) avec laquelle le promoteur Diamond Developers s’est associé pour en assurer la livraison. [↩]
- Architecte de nombreux sites aux ÉAU, dont l’éco-quartier Masdar City à Abu Dhabi, Norman Foster symbolise le rôle des starchitectes dans la production urbaine spectaculaire et événementielle soutenue par la métropolisation du pays. [↩]
- À la place du Pavillon coréen, c’est une mosquée provisoire qui a été installée pour accueillir les ouvriers du chantier Expo City ; dans le Pavillon turkmène, un restaurant asiatique ; dans d’autres encore, des salles de sport… [↩]