#10 / Modalités du retour des villes dans la gouvernance alimentaire. L’exemple de la région urbaine lyonnaise.

Caroline Brand

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À l’aune de crises multiples (sociales, économiques, écologiques, urbaines), les collectivités locales redécouvrent la fonction essentielle de « se nourrir ». Si jusqu’à la fin du 19ème siècle le « maire nourricier » (Bourguinat, 2008) était garant du bon approvisionnement de la cité, la gouvernance du système alimentaire a été en en partie transférée aux échelons nationaux et internationaux et aux acteurs privés du système agroalimentaire. On a ainsi pu observer une forme de désengagement dans le sens où les villes interviennent encore sur le système alimentaire mais pour des motifs éloignés de la seule fonction nourricière des activités soutenues. La reconstruction d’un « regard nourricier » n’est pas évidente (Brand, 2015). Mais les changements en cours laissent à penser que les territoires seront amenés à prendre date avec ce rendez-vous longtemps oublié, qui ressurgit aujourd’hui sous de nouvelles formes, notamment dans le cadre des enjeux liés au processus de métropolisation, aux réformes territoriales ou au développement durable (Brand 2015 ; Brand 2017 ; Billion, 2017, Hochedez, 2017).

À travers l’étude du processus de mise à l’agenda de la question alimentaire dans la région urbaine lyonnaise1 , cet article dresse un panorama des modalités du retour des villes dans les mécanismes de régulation du système alimentaire et des difficultés qui se posent.

L’analyse présentée s’appuie sur l’enquête menée entre 2009 et 2015 sur les modalités de réappropriation de la question alimentaire dans la région urbaine lyonnaise et sur le suivi du programme Urbact « sustainable food in urban communities » (2013-2015)2  abouti à la production d’une feuille de route, inédite en France, pour une politique alimentaire locale. 43 entretiens3  ont été menés ainsi que de l’observation participante4  et une analyse de la littérature grise.

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Les arènes d’émergence de la question alimentaire dans la région urbaine lyonnaise

Un traitement non formulé, partiel et sectorisé de l’alimentation

La région urbaine lyonnaise est caractérisée par des relations anciennes et ancrées entre bassin de production diversifié et de consommation à proximité (Sceau, 1995). Mais, paradoxalement, jusqu’en 2012, cette caractéristique est absente de l’agenda territorial dans une vision stratégique. Les premières enquêtes menées rendent compte du fait que les acteurs de l’aménagement et du développement territorial n’ont pas conscience d’avoir un lien, d’agir ou d’être légitimes pour agir sur l’alimentation. L’alimentation est absente du langage professionnel, n’est pas appréhendée par les interlocuteurs qui alternent entre une position de réticence, dubitative ou de curiosité face à mes sollicitations pour des entretiens5 .

Si elle n’est pas abordée en soi, la question alimentaire émerge néanmoins dans ce que nous appelons des « arènes sectorielles » d’action collective, soit des scènes d’action qui se saisissent d’une facette de cette question multidimensionnelle (Brand, 2015 et 2017). D’une part, les nouvelles demandes et pratiques alimentaires lui frayent un chemin à partir d’actions revalorisant la relation entre l’urbain et le rural. À différentes échelles d’action, on observe un soutien à la production agricole de proximité (relocalisation des approvisionnements en restauration collective, création de marchés dédiés par la Ville de Lyon, soutien aux circuits courts, identification de la gastronomie comme outil de cohésion territoriale à l’échelle du Grand Lyon6 ). D’autre part, à travers les enjeux de cohésion sociale, de santé ou de durabilité, d’autres scènes traitent de certaines dimensions de l’alimentation, plutôt dans le champ de la consommation. Il s’agit notamment de la transposition des injonctions internationales et étatiques en matière de développement durable (dispositif d’Agenda 21 au Grand Lyon, Plan Climat Énergie Territoire de la Ville de Lyon, réflexions sur le fonctionnement interne des collectivités) et des objectifs d’une véritable politique alimentaire à l’échelle nationale (déclinée depuis 2009 dans la région urbaine lyonnaise par la politique étatique déconcentrée). L’alimentation est ainsi partiellement saisie depuis des champs de compétences propres qui constituent autant de voies dérivées d’embryons d’appréhension de la question alimentaire (soutien aux jardins collectifs et partagés, Plan d’éducation au développement durable, sensibilisation au gaspillage alimentaire, défi « famille à alimentation positive », Plan départemental de promotion de l’équilibre nutritionnel, Plan local de santé environnementale et prévention/promotion de la santé, etc.).

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Un prisme « agri-alimentaire » dominant

Dans la région urbaine lyonnaise, le traitement de l’alimentation n’est d’abord pas formulé en tant que tel. Des actions ciblent certaines dimensions de l’alimentation mais dans des silos distincts, c’est-à-dire des secteurs d’intervention composés d’un type d’acteur, d’une thématique et d’une échelle d’action qui ne fonctionnent pas en transversalité. Dans l’émergence d’une conscience d’action sur l’alimentation, un silo domine plus particulièrement, celui du secteur de l’action agricole, relevant d’acteurs publics et parapublics et agissant à des échelles supra-communales (Grand Lyon, G47, dès 2009, afin d’anticiper la création de Pôles métropolitains (les Pôles métropolitains visent à générer des réflexions communes entre intercommunalités. Cette nouvelle forme de coopération est instituée par l’article 20 de la loi n° 2010-1563 du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales). Le Pôle métropolitain a été officiellement crée le 16 avril 2012.))  principalement ici). Dans la région urbaine lyonnaise, les politiques agricoles territoriales s’ancrent dans une histoire riche (Bonnefoy, 2011) où le lien entre production et consommation à proximité est mobilisé de longue date. Les circuits courts ont ainsi été mobilisés de façon précoce comme un moyen de valoriser et de maintenir l’agriculture (Bonnefoy & Brand, 2014). En s’appuyant sur les nouvelles demandes alimentaires pour consolider la place de l’agriculture dans le territoire, ce silo évolue plus récemment vers une action « agri-alimentaire »8  (Bonnefoy & Brand, 2014 ; Brand, 2015). Centré sur la production, ce champ d’action s’est progressivement ouvert aux consommateurs et aux moyens à mettre en œuvre pour répondre à leurs demandes. D’abord en raison de l’émergence d’une demande d’approvisionnement en produits locaux pour la restauration scolaire de la part des communes du Grand Lyon. Depuis 2012, un groupe de travail s’est mis en place sur la mutualisation des réflexions des communes pour l’approvisionnement local de la restauration collective. Et, face à l’ampleur des volumes nécessaires et à l’ambition de la stratégie agricole du G4 de dialoguer avec les entreprises de la filière agro-alimentaire, ce champ d’action évolue d’une approche en termes de circuits courts vers une approche qui vise à structurer les filières d’approvisionnement du territoire en produits locaux (restauration collective, grande distribution, transformation). Également, les services techniques du Grand Lyon ont été interpellés sur les enjeux sociaux de la consommation par les mouvements du champ de l’économie sociale et solidaire issus de la société civile. Par exemple, le réseau PIRAT (regroupant les acteurs de la relocalisation alimentaire à Lyon depuis 2011), notamment par le développement de points de dépôts de paniers de légumes dans les quartiers populaires périphériques ou les actions autour des jardins d’insertion, a permis une prise de conscience des difficultés d’accès aux niches alimentaires. Cela a permis de faire le lien avec les constats qui étaient faits par d’autres services de la communauté urbaine et de la Ville de Lyon concernant l’état sanitaire de quartiers défavorisés comme les quartiers insérés dans des dispositifs de politique de la ville.

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Le réveil du monde de la consommation

Avec les « arènes sectorielles » d’action collective et l’« arène agri-alimentaire », les « arènes d’interpellation sociétale » constituent la troisième catégorie des scènes se saisissant de l’alimentation. Le développement d’actions citoyennes (Amap, jardins partagés, épiceries sociales et solidaires) stimule une mise à l’agenda des collectivités territoriales. À travers son label « Lyon ville équitable et durable », la Ville de Lyon constate depuis 2010 un bourgeonnement d’initiatives citoyennes et privées variées autour de l’alimentation. Celles-ci témoignent de l’apparition de nouvelles demandes (bio, local, éthique) et établissent un pont avec les problématiques sociales urbaines (de nombreuses initiatives se développent autour de l’accessibilité à ces nouvelles formes d’alimentation, notamment dans les quartiers en difficultés). À travers ces initiatives, les techniciens du champ d’action de l’économie sociale et solidaire perçoivent des enjeux de « ghettoïsation alimentaire […] de fracture alimentaire » (coordinateur Urbact, Ville de Lyon). Argument classique de l’intervention aménagiste, l’enjeu d’égalité éveille une légitimité d’action. Cette prise de conscience a coïncidé avec l’appel à projets Urbact « sustainable food in urban communities » en 2012. Le département de développement commercial et la mission ESS de la Ville de Lyon ont saisi l’opportunité de ce programme européen et engagé les différentes arènes dans une réflexion globale sur l’alimentation de la région urbaine.

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Urbact « sustainable food in urban communities »

Urbact a réuni pendant deux ans dix villes européennes aux profils très variés en termes de taille et de cultures alimentaires locales (cf. note 2). À partir des trois champs de la production, distribution et consommation, le réseau a développé une approche transversale de l’alimentation (à travers les questions environnementales, économiques et de gouvernance) et s’est révélé comme un « éveilleur de conscience » sur une problématique urbaine délaissée.

Ainsi, les villes ont cherché à réunir les expertises existantes sur leurs territoires à travers la constitution d’un Local Support Group (LSG). Celui-ci rassemble les partenaires locaux représentatifs et légitimes sur le champ de l’alimentation afin de développer des réflexions et actions, matrices d’un Local Action Plan (LAP) produit à l’issue des deux années du programme. En visant à identifier des solutions et des actions concrètes, ce plan d’action local est un support pour orienter la politique publique mais aussi pour renforcer le réseau d’acteurs puisqu’il s’agit d’une co-production des acteurs du LSG intégrant les éléments apportés par la participation aux échanges transnationaux, dans l’esprit du programme Urbact de constituer des réseaux de transfert de bonnes pratiques en matière de développement urbain. À la fin du programme, le document est collectivement présenté et particulièrement revendiqué par la mission ESS de la Ville de Lyon, coordinatrice du programme, comme une feuille de route, support pour une éventuelle future politique publique autour de l’alimentation.

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Point de rassemblement des scènes préalables

Au sein des arènes précédemment citées, le LSG a, entre autres, réuni les principales scènes qui se saisissaient et structuraient le traitement du fait alimentaire dans la région urbaine (1).

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1. Frise chronologique des scènes de saisissement et de structuration du traitement du fait alimentaire à Lyon et leur intégration au programme Urbact (Brand, 2015)

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Le LSG a rassemblé une partie des initiatives, associatives et privées, qui se développent au sein de la société civile depuis les années 20009 . Elles prennent des formes variées dans les champs de la production, de la transformation, de la distribution, de la consommation et de la gestion des déchets et, parallèlement au programme Urbact, elles se structuraient en Pôle de coopération sur l’alimentation (le Bol). La politique étatique développe des actions relatives à l’alimentation depuis les années 2000 (PNNS). Mais, à partir de 2011, le traitement du fait alimentaire se structure dans une appréhension plus large que la seule question des approvisionnements locaux en s’ouvrant au gaspillage alimentaire, à la culture alimentaire et au public hospitalier notamment. L’action agricole, au sein du Grand Lyon et du G4, a évolué à partir de 2009 vers une approche « agri-alimentaire ». Le champ d’action du développement durable au Grand Lyon a également structuré une approche plus transversale et stratégique de la question alimentaire entre 2013 et 2014 suite à l’identification de cette thématique dès 2009 et jusqu’à la décision interne d’attribuer son traitement au service d’écologie urbaine en 2014 (scène de l’action agricole). On retrouve la même évolution vers une appréhension transversale pour la restauration scolaire de la Ville de Lyon. Entre 2011 et 2014, la réalisation du projet de cuisine centrale dotée d’une légumerie a en effet été l’occasion de connecter les services de la Ville et du Grand Lyon (écologie urbaine, développement durable, ESS, transport de marchandise) qui n’étaient pas en relation jusque-là et de constituer un premier fil rouge à partir d’une préoccupation originelle pour la qualité de la restauration scolaire et l’éducation au goût. Enfin, le département de développement commercial et la mission ESS de la Ville de Lyon se sont saisis de la question alimentaire à partir de 2010 en constatant l’émergence d’initiatives dans le champ de la durabilité et de l’accessibilité alimentaire, avant d’embrayer sur une appréhension stratégique métropolitaine lors de la réponse à l’appel à projets Urbact à partir de 2012 et surtout 2013.

Réunissant en partie les acteurs, thématiques et échelles d’actions agissant à différentes étapes du fonctionnement du système alimentaire (de la production à la gestion des déchets), la configuration du LSG marque un premier pas vers l’ambition d’une réflexion élargie. Les membres du LSG couvrent des thématiques d’action variées autour du fonctionnement du système alimentaire et de son évolution vers une approche plus durable et accessible (2).

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2. Les champs d’action des membres du LSG (Brand, 2015)

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Scène de formalisation d’un « regard nourricier »

Initialement, les objectifs formulés étaient liés aux compétences de la Ville de Lyon, coordinatrice du programme. Il s’agissait de soutenir les initiatives de distribution de produits bio, locaux ou éthiques, d’accompagner l’émergence d’une prise de conscience des changements de comportement alimentaire, de faciliter l’accès à ce type d’alimentation pour les publics en précarité sociale et d’aboutir à la création d’un conseil local de l’alimentation. Mais, si l’accessibilité a été l’argument de vente politique initial, l’objectif défini par le LSG est plus large : « Améliorer l’accès pour tous et toutes à une alimentation durable et de qualité dans l’aire urbaine lyonnaise ». Cette formulation dépasse le champ des services impliqués initialement (accessibilité, consommation responsable) et le territoire de compétence de la Ville. Le programme se constitue alors comme une scène, hors des jeux politiques locaux, ayant une approche stratégique de l’alimentation et qui invite les membres du LSG à « décentrer » leurs regards depuis leur prisme d’action vers l’alimentation comme un objet d’action en soi. Scène d’échanges sans réelle visée opérationnelle, Urbact s’est révélé comme un dispositif permettant aux acteurs d’avancer ensemble dans une compréhension commune d’une question qu’ils ne maîtrisaient pas individuellement, face à laquelle certains se sentaient un peu démunis et qui les a amenés à rencontrer des acteurs qui n’étaient pas dans leur giron d’action. Ceci a contribué à geler quelque peu, dans le temps du programme, certains jeux d’acteurs en place (notamment le positionnement de la scène de l’action agricole qui s’était saisi du sujet mais n’en maîtrisait pas complètement le contenu et la portée). Si les acteurs sont d’abord arrivés dans la réflexion avec une vision de l’alimentation depuis leur champ d’action, les techniques d’animation employées (par exemple pour développer de l’interconnaissance, faire tomber les étiquettes des parties prenantes pour aller vers une seule communauté apprenante) et le sujet même tel qu’il a été posé (le fait que personne ne soit vraiment spécialiste de l’alimentation a finalement autorisé une réflexion décomplexée dans une forme de naïveté et d’enthousiasme) ont permis à des acteurs différents de développer une vision commune, de porter un « regard nourricier » sur la région urbaine lyonnaise. Le « convening power of food » (Morgan, 2009) a ainsi pu s’exprimer et un fil rouge entre acteurs, thématiques et échelles d’action a pu se constituer à partir de deux objectifs principaux fixés au sein du LAP : d’une part, un objectif de mise en relation de scènes éparses et sectorielles et, d’autre part, un objectif de structuration d’une filière alimentaire durable.

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De la métropole locavore à la métropole nourricière

Dépassement du seul enjeu d’approvisionnement local du territoire

Le « regard nourricier » transcende les approches agricoles, sociales ou culturelles (etc.) de l’alimentation. Deux étapes se dégagent dans le traitement de l’alimentation par les acteurs de la région urbaine lyonnaise. L’étape de la métropole locavore correspond au développement des nouvelles demandes et pratiques alimentaires de proximité. À cette étape, les acteurs des collectivités locales et du système alimentaire (alternatif et conventionnel) œuvrent au développement des approvisionnements locaux et les actions ne sont pas reliées ni coordonnées. La deuxième étape est celle de la métropole nourricière. Elle va au-delà de la seule question de l’approvisionnement et appréhende l’alimentation dans sa multidimensionnalité et pour son caractère vital pour le bon fonctionnement du territoire. Elle développe une vision cohérente et non disparate de la question alimentaire et intègre toutes les dimensions dans une approche systémique. Le programme Urbact a permis de faire avancer la région urbaine lyonnaise vers cette deuxième étape. La formulation d’un enjeu de durabilité et d’accessibilité du système alimentaire y a généré une réflexion allant de la production à la gestion des déchets. Cette approche globale de l’alimentation a permis de croiser les problématiques d’accessibilité, de qualité et de durabilité de l’alimentation avec les problématiques de gestion de l’agriculture, d’action sociale, de santé des populations, de gestion des espaces publics, de développement économique, etc.

La mise à l’agenda du fait alimentaire qui en résulte (le plan d’action local) n’est pas très approfondie dans ses axes mais elle propose une vision qui dépasse la seule question de l’approvisionnement local. Pour le coordinateur local du programme, il s’agit d’une première étape de formalisation pour engager une mise à l’agenda politique. Ce plan propose une vision globale d’un système alimentaire territorial durable en agrégeant les initiatives existantes sur le territoire et en présentant quelques pistes d’actions à mener10 . Mais, ce programme a formalisé un fil rouge et a mis en place des interactions nouvelles, fondements d’une « transformation silencieuse » (Jullien, 2009) vers la métropole nourricière.

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Une désectorisation des acteurs, thématiques et échelles d’action

Par ce croisement, le programme a désectorisé des acteurs, des thématiques et des échelles d’action intervenant sur des dimensions de l’alimentation

Le LSG a réuni des acteurs des collectivités territoriales (techniciens et élus) et des représentants ou des acteurs du système alimentaire engagés dans des démarches d’une alimentation durable, accessible et de qualité. La grande problématique initiale du programme s’est centrée autour de l’amélioration de l’interconnaissance entre des acteurs agissant sur des facettes du système alimentaire mais n’ayant aucun lien entre eux. Au sein de cette scène de rencontre et de décloisonnement, des acteurs issus de différents silos ont donc discuté ensemble sur un objet qui les reliait et se sont acculturés aux référentiels d’action d’autres silos en interne et en externe des structures. Par exemple, de l’interconnaissance s’est développée entre la chargée de mission du service d’écologie urbaine du Grand Lyon et le monde associatif engagé dans l’économie sociale et solidaire. Cela a engagé un renouvellement interne vers la compréhension de la dimension sociale des enjeux de consommation et de production de proximité dans un monde d’action traditionnellement centré sur une approche en termes de foncier, de paysage, d’environnement et de développement économique.

Des embryons de transversalités et de synergies entre thématiques d’action ont été observés. Par exemple, pour consolider une vision globale commune, les uns et les autres ont engagé un partage des diagnostics sectoriels existants. Des croisements entre données pour créer de nouveaux indicateurs ont notamment été envisagés. On peut citer l’identification de secteurs d’action prioritaire à partir du croisement des données de l’observatoire de santé de la Ville de Lyon avec les données issues de l’enquête sur les comportements d’achat des ménages menée par la Chambre de commerce et d’industrie. En 2016, un diagnostic du système alimentaire de l’aire métropolitaine lyonnaise a été réalisé11  et pourrait déboucher sur un observatoire de l’alimentation durable qui permettrait de croiser les enquêtes sur les habitudes alimentaires, les circuits courts, l’obésité, les types et répartition des commerces.

À partir de ces coopérations, la gouvernance de l’alimentation s’est dessinée dans des transactions entre acteurs, thématiques et échelles d’action. L’alimentation appelle une gouvernance transactionnelle, soit un travail d’orchestration d’une légitimité nécessairement plurielle et donc dispersée, des décloisonnements verticaux et horizontaux mais aussi la recherche de coordinations entre champs d’action pouvant entrer en contradiction autour de l’alimentation, par exemple entre projets d’aménagement (développement commercial, équipements) et préservation des surfaces agricoles, enjeux agro-alimentaires de filières (spécialisation agricole, développement économique) et enjeux alimentaires de territoire (diversité alimentaire, cultures alimentaires, nutrition, intolérances, maladies non transmissibles liées à l’alimentation, précarité, accessibilité, etc.). À Lyon, afin d’animer cette gouvernance, un conseil local de l’alimentation durable, prolongement du LSG, a été acté par la municipalité de Lyon à l’issue du programme en 2015. La Délibération du conseil municipal qui a acté sa création reste néanmoins assez floue en ce qui concerne les acteurs réunis et les modalités de fonctionnement et d’action de ce conseil laissant ainsi en suspend la réelle force de frappe de ce conseil et le soutien politique réel dont il bénéficie. D’autant que le coordinateur du programme Urbact à la Ville de Lyon, porteur de cette vision d’une nécessaire gouvernance transactionnelle, a été écarté de l’animation du conseil.

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Un dépassement de l’approche par les circuits courts

Enfin, l’approche développée a permis de dépasser une approche limitée aux seuls circuits courts/de proximité en se centrant sur la structuration d’une dite filière alimentaire durable (dont la durabilité est définie par la négative, soit en opposition aux maux générés par le système en place). En réunissant les acteurs de l’alimentation durable agissant dans la région urbaine lyonnaise, les rencontres du LSG ont permis de faire émerger la problématique de leur professionnalisation et de leur structuration. Également, l’ambition de travailler sur le « système alimentaire » amène nécessairement à se pencher sur l’ensemble des acteurs impliqués et notamment les acteurs conventionnels, majoritaires, qui nourrissent quotidiennement le territoire. Dans le temps du programme, l’approche a été limitée à une réflexion sur la filière alternative (renforcer l’agriculture urbaine et périurbaine, consolider les débouchés, engager des dynamiques collectives, développer des compétences (logistique notamment), élargir la sensibilisation à l’alimentation durable, rendre accessible l’alimentation durable (développer un volet social dans les structures de l’alimentation durable et développer l’accessibilité à l’alimentation durable dans les structures du secteur social et solidaire). Mais l’ambition de faire du lien avec les acteurs plus conventionnels était là dès le début du programme. Et, à l’issue de celui-ci, c’est une perspective partagée par les acteurs du système alternatif qui étaient au départ très opposés à cette ouverture dans une posture classique de clivage entre acteurs alternatifs et conventionnels du système alimentaire. L’ambition du programme de réfléchir à la question alimentaire dans son ensemble a changé leur attitude vis-à-vis de ces acteurs en leur faisant réaliser que pour avancer plus loin et plus profondément, il fallait amener ces acteurs conventionnels, en particulier ceux engagés dans des démarches d’alimentation durable, à la table des discussions. L’objectif ne pouvait être atteint en se cantonnant à une réflexion à la marge du fonctionnement général du système alimentaire. Également, sur la question de la logistique et des limites constatées au sein du système alimentaire alternatif, le savoir-faire des acteurs conventionnels est apparu comme intéressant à intégrer dans les réflexions.

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Limites et perspectives

Dans cette « transformation silencieuse », des limites subsistent pour engager une transition vers une action métropolitaine intégrée autour de l’alimentation. Premièrement, la définition du champ d’intervention n’est pas évidente. D’une part, dans le cadre d’une action territoriale sectorisée, le regard nourricier qui permet d’aller vers la transversalité reste à construire et d’autre part, la complexité de l’enjeu alimentaire révèle des contradictions entre champs d’action publique. Et donc, la légitimité d’action reste à formuler face à un sujet transversal et encore perçu comme secondaire. Le sentiment des acteurs de n’être ni spécialistes, ni totalement légitimes complique leur implication hors du cadre « neutre » que pouvait constituer la scène d’Urbact et le recoupement entre légitimités politiques limite l’émergence d’un moteur politique. Enfin et par conséquent, la gouvernance articulée de ce champ reste en chantier. Le traitement de l’alimentation nécessite un apprentissage collectif qui n’est pas évident car il se frotte à la rencontre de cultures professionnelles différentes et également à la difficile rencontre entre modèles des mondes alternatif et conventionnel des systèmes alimentaires.

Pour atteindre son ambition, la gouvernance alimentaire territoriale appelle au dépassement « du temps des pionniers » (coordinateur Urbact, Ville de Lyon) que sont les acteurs du système alimentaire alternatif et à la mise en place de mécanismes de coordination et de construction collective pour aller au-delà des clivages. Dans le temps du programme Urbact, il faut ainsi noter la présence limitée des professions et organisations professionnelles des acteurs traditionnels et conventionnels (détaillants, grossistes, artisans, distributeurs, transformateurs, restaurateurs, etc.). Et, en-dehors des questions d’oppositions entre modèles, la réflexion n’a pas rassemblé, dans le temps imparti du programme, l’ensemble des acteurs d’une gouvernance alimentaire coordonnée, comme les acteurs du corps médical, de la planification ou encore du traitement de l’eau. À l’issue du programme, la pérennité de la dynamique engagée par le programme Urbact reste en suspens. La délibération n° 2015/1431 du conseil municipal de Lyon qui acte de la création officielle du conseil local de l’alimentation reste très vague quant à ses missions opérationnelles et son animation contribue à la réactivation d’une défiance du monde associatif vis-à-vis des collectivités (qui avait été apaisée dans le temps d’Urbact). Également, un jeu flou s’est instauré entre la Métropole et la Ville de Lyon dans la définition et l’animation de la gouvernance alimentaire malgré l’affirmation d’un engagement commun à travers la signature conjointe du pacte international des villes qui s’engagent pour une alimentation plus durable sur leurs territoires, le Milan Urban Food Policy Pact en 2015. La participation des techniciens et élus de la Métropole au conseil génère des tensions politiques et stratégiques de positionnement dans le portage institutionnel de la question alimentaire. À l’issue du programme, ceux-ci ont ré-internalisé les réflexions sur une stratégie alimentaire territoriale et affiché un positionnement stratégique plus affirmé. Ils considèrent donc le conseil comme une forme de concurrence. La sempiternelle question de la « bonne » échelle de gouvernance demeure face à un sujet dont le programme Urbact a montré qu’il requiert plutôt des transactions coordonnées entre niveaux d’action disposant de leviers (foncier, infrastructures commerciales, restauration collective, distribution de l’eau, transport, action sociale, déchets, prévention sanitaire, etc.). Cette difficile articulation interroge l’impact des villes sur la géométrie du pouvoir agro-alimentaire et leur réelle efficacité en tant que régulateur du système alimentaire. Le retour des villes dans ce jeu pourrait ainsi scinder le traitement du fait alimentaire dans des scènes de gouvernance distinctes, laissant l’arbitrage des décisions qui configurent la réelle portée des actions des villes à des niveaux de décisions nationaux, européens ou mondiaux (orientation des modèles agricoles et alimentaires à travers les dispositions en termes de réglementation, incitation, fixation du prix, subvention). Le rôle des villes serait alors cantonné à une réponse, somme toute limitée, aux enjeux alimentaires territoriaux. On peut toutefois noter que la mise en réseau des villes, comme dans le cadre du réseau Sustainable Food Cities au Royaume-Uni, le Réseau National des Projets Alimentaires Territoriaux en France ou le Milan Urban Food Policy Pact à l’international, pourrait constituer un levier pour agir sur d’autres échelles et coordonner, à termes, les actions.

Mais, ce retour acté de l’alimentation à l’agenda urbain ouvre la possibilité de mieux articuler les actions ayant des conséquences sur les étapes de la chaîne alimentaire (en intégrant les acteurs plus conventionnels et leurs organisations professionnelles) avec les enjeux d’aménagement métropolitain (logistique urbaine, développement commercial, équipements, documents de planification territoriale (PLU, SCoT, PDU, PLH, PLUi)). Également, la multidimensionnalité de l’alimentation invite à une approche transversale des questions d’aménagement et apparaît comme un support intéressant pour aborder les enjeux d’aménagement multi-acteurs, multi-secteurs et multi-scalaires des territoires métropolisés. Dans le temps du programme, une gestion plus transversale, participative et collaborative a ainsi été expérimentée. En termes d’organisation spatiale, cette territorialisation de la question alimentaire laisse présager d’autres modes d’urbanisation, de transport et d’aménagement des espaces. Les modes d’organisation des systèmes alimentaires urbains invitent ainsi à penser le fonctionnement multi-échelles et relationnel des villes et pourraient par exemple être le support de nouvelles formes de solidarité et de réciprocité entre territoires (ruraux-urbains, proches-lointains, locaux-globaux) à l’image de l’âge « transactionnel » (Vanier, 2005) des relations ville-campagne. La gouvernance alimentaire permettrait un enrichissement de la qualité de la relation en permettant de penser une densité relationnelle et pas qu’un flux relationnel.

CAROLINE BRAND

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Brand Caroline, docteure en Géographie, spécialiste des systèmes et politiques alimentaires urbaines dans les Nords.

Carolinebrand38 AT gmail DOT com

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Photographie de couverture : engager la transaction territoriale autour de l’alimentation : atelier du Local Support Group d’Urbact à Lyon réunissant ici des représentants des jardins partagés, du Grand parc Miribel-Jonage et du traitement des enjeux de santé et handicap à la Ville de Lyon (Brand, 2014)

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Bibliographie

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Bourguinat N., 2008, « Le maire nourricier : renouvellements et déclin d’une figure tutélaire dans la France du XIXe siècle », Le Mouvement Social, n°3, 224, 89-104.

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Brand C., 2015, Alimentation et métropolisation : repenser le territoire à l’aune d’une problématique vitale oubliée, Thèse de doctorat de géographie, Université de Grenoble-Alpes, 656 p.

Brand C., 2017, « The french urban food issue emergence », Bolletino della Societa Geografica Italiana, n°1-2.

Hochedez C., 2014 « La mise en place des politiques alimentaires locales dans la région métropolitaine de Stockholm : une gouvernance du malentendu ? », Géocarrefour, n°89/1-2, 115-124.

Morgan K., 2009, « Feeding the city : the challenge of urban food planning », International Planning Studies, n°14(4), 341-348.

Jullien F., 2009, Les Transformations silencieuses. Chantiers, I., Paris, Grasset, 155 p.

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Vanier M., 2005, « La relation “ville/campagne” excédée par la périurbanisation », Cahiers Français, n°328, 13-17.

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  1. L’espace métropolitain lyonnais est ici désigné dans ses contours flous car l’étude a porté sur des acteurs relevant de différents périmètres institutionnels et échelles d’action (Région, Département, SCOT, EPCI, communes). []
  2. qui aURBACT est un programme d’initiative communautaire de la politique de cohésion économique, sociale et territoriale de l’Union Européenne. Il vise la croissance urbaine durable et intégrée en finançant de l’échange, des processus d’apprentissage et des outils entre collectivités. Le réseau thématique « Sustainable food in urban communities » fait partie de la thématique « Environnement à faible impact carbone » d’URBACT II (2007-2013). Il a rassemblé dix villes européennes entre 2012 et 2015 pour réfléchir et développer sur leurs territoires respectifs des stratégies visant à améliorer la durabilité de leurs systèmes alimentaires. Outre Lyon, le programme comprenait les villes d’Oslo, Göteborg, Amersfoort, Bruxelles, Bristol, Ourense, Messine, Athènes, Vaslui. Certaines cherchaient à éviter l’érosion de leur capital alimentaire (valoriser la culture alimentaire locale, en faire une ressource pour le territoire, combiner les normes sanitaires avec les traditions locales) tandis que d’autres souhaitaient restaurer une culture alimentaire disparue ou agir pour une ré-orientation du système en place vers plus de durabilité et d’accessibilité (structurer les initiatives alternatives en termes de développement économique, développer l’éducation alimentaire face à une génération qui ne cuisine plus, développer l’accessibilité à l’alimentation durable). []
  3. Avec des élus, des directeurs de services ou de structures, des chargés de mission d’administrations territoriales pouvant être liés à la question de l’alimentation du point de vue de l’aménagement et du développement du territoire. Ils agissent sur des thématiques diverses (restauration scolaire, économie sociale et solidaire, développement durable, tourisme, marchés non sédentaires, agriculture, stratégie métropolitaine, etc.) à différentes échelles territoriales (Région, Département, Intercommunalité, Ville). À la mise en place du programme Urbact, cette série d’entretiens a été complétée, dans le cadre de la réalisation des profils des participants au Local Support Group (incluant en plus des acteurs précédemment cités des acteurs privés et associatifs relevant des secteurs marchands et non-marchands). []
  4. J’ai notamment accompagné ce programme URBACT piloté par la municipalité de Lyon en qualité d’experte locale. []
  5. « Dans le milieu agricole, on ne parle pas d’enjeu alimentaire, on ne formalise pas les choses comme ça » Chambre d’Agriculture du Rhône, 05.07.11), « Vous me questionnez sur quelque chose qui n’existe pas encore. […] Aujourd’hui, ce n’est pas une demande exprimée [la question alimentaire], même pas sous-jacente dans les propos des élus, si ce n’est à quelques exceptions près d’élus plutôt tendance écologiste qui interrogent par rapport à la place du bio, par rapport aux pesticides, voilà. Mais en termes d’alimentation pure et dure … […] dans Terres en Villes, on parle d’alimentation et, pour moi, ça a toujours été un ovni … Sous quel angle l’attaquer, sous quel biais le maîtriser et comment m’en sortir ? Qu’est-ce que ça signifiait ces exemples de gouvernance alimentaire? » (Service écologie urbaine, Grand Lyon, 21.12.11), « aujourd’hui, ce n’est pas vécu comme un enjeu important par les collectivités locales » (Directeur adjoint, Service Prospective, Grand Lyon, 05.06.12), « je ne sais pas si c’est important de me rencontrer » (Chef de projet Santé-Handicap, Ville de Lyon, 08.04.14), « il faut nous sensibiliser à votre travail […] c’est assez surprenant, et croyez-moi si vous déboulez chez certains élus, ils vont vous regarder, en vous disant « qu’est-ce que c’est que cette folle ?! » » (Élu stratégie métropolitaine, Grand Lyon, 02.05.12). []
  6. Le Grand Lyon est le nom de la communauté urbaine de Lyon. Depuis le 1er janvier 2015, la Métropole de Lyon remplace la communauté urbaine de Lyon et le département du Rhône au sein de son territoire. []
  7. Association de coopération métropolitaine volontairement mise en place par quatre collectivités territoriales (la Communauté d’agglomération Porte de l’Isère, Saint-Étienne Métropole, la Communauté Urbaine de Lyon et la Communauté d’agglomération du Pays Viennois (CAPI []
  8. Ce terme a été forgé pour qualifier le glissement du silo de l’action agricole vers l’alimentation. []
  9. Un exemple emblématique à Lyon est l’épicerie sociale et solidaire La passerelle d’eau de Robec, qui développe ses premières activités dès 1999. La première AMAP à Lyon se constitue en 2005 (source : http://www.arbralegumes.net/lassociation/historique.html, consultée le 30 mars 2015). Le premier système de panier, Alter-Conso naît en 2006 (enquête personnelle auprès des acteurs de Raccourci). []
  10. Plan d’actions pour une alimentation durable pour tous sur le territoire lyonnais : http://www.aradel.asso.fr/upload/File/bibliotheque/alimentation%20durable%20pour%20tous%20sur%20le%20territoires%20lyonnais_776708.pdf []
  11. Étude des Agences d’urbanisme de Lyon et St Étienne, « Le système alimentaire de l’aire métropolitaine lyonnaise », février 2016. []

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