#10 / Agriculture urbaine et urbanisme : la terre et le faire, ce que cultiver la ville produit dans les espaces urbains
Sabine Bognon et Laure Cormier
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Si l’autonomie alimentaire par l’autoproduction n’est pas à l’ordre du jour dans les métropoles occidentales, elle n’en demeure pas moins un des arguments développés par les promoteurs de l’agriculture urbaine (Fleury et Vidal, 2010). Tandis que le clivage entre espaces urbains consommateurs et espaces ruraux et périurbains producteurs tend à s’amenuiser, la médiatisation, la diffusion et le renouvellement des pratiques de l’agriculture urbaine interrogent la production, la gestion et la pratique de la ville, autant que la vocation productive de l’agriculture urbaine1. Quand, par exemple, un plan de déplacement intègre un plan de déplacement des engins agricoles, de circulations douces, de circulation automobile, la gouvernance des espaces agricoles devient ainsi le fait de la ville et vice-versa (Poulot, 2014), tant en termes de politique publique que de conception et de gestion.
L’agriculture urbaine interroge le métier d’urbaniste dans la diversité de ses compétences : dans la réponse à une demande sociale de nature en ville (Poulot et Rouyres, 2007), dans les arbitrages sur le maintien d’une agriculture productive péri-urbaine (Fleury et Donadieu, 1997), dans l’innovation et le soutien au développement des entreprises liées à l’agriculture urbaine. Pour explorer la place et le rôle de l’agriculture urbaine dans les liens qu’elle entretient avec la pratique urbanistique, les terrains sont nombreux, même en restant dans le contexte des grandes villes européennes. Nous nous appuyons principalement sur des cas issus de la métropole parisienne, riche d’expériences en la matière. Ce territoire peut sembler exceptionnel (du fait qu’il concerne une capitale, qu’il a une tradition ancrée d’agriculture péri-urbaine, qu’il fait l’objet de politiques locales volontaristes en la matière), mais loin de restreindre nos réflexions au cas français, gageons qu’il permet d’extrapoler notre propos aux grandes villes des pays de tradition aménagiste forte, d’autant que nous l’éclairons ponctuellement avec des exemples pris dans d’autres contextes. Nous explorons d’abord les rapports anciens qu’entretiennent urbanisme et agriculture, puis nous montrons la manière dont l’action publique contemporaine et le cadre réglementaire encouragent et s’emparent progressivement de l’agriculture urbaine. Enfin, nous évoquons les enjeux que soulève l’engouement croissant des praticiens de l’urbanisme pour l’agriculture urbaine.
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« Il se faut entraider, c’est la loi de nature » (L’Âne et le chien, La Fontaine)
Urbanisme et agriculture semblent deux mondes cloisonnés : certains auteurs (dont Ascher, 2005) – et l’histoire leur donne raison – avancent que la ville n’est possible que parce que les fonctions alimentaires sont assurées par des acteurs et des espaces non urbains. On peut en effet analyser les liens entre ces acteurs et ces espaces en fonction des interdépendances qui les lient. On pense d’abord au modèle de von Thünen, sur la base duquel les espaces agricoles sont rejetés en périphérie des agglomérations et dans les espaces ruraux selon des anneaux successifs, dont l’occupation varie en fonction de la rente économique des produits qui y sont cultivés (Spielvogel, 2004). Cela s’applique plutôt bien au cas parisien jusqu’au début du XIXe siècle (Abad, 2002).
On peut aussi analyser ces relations par le biais des déchets urbains : les déjections citadines sont exportées vers les périphéries agricoles qui les utilisent comme engrais organiques (Barles, 2005) ; les produits de l’agriculture retournent ensuite vers le marché urbain. Les grands travaux de l’ingénierie urbaine des XIXe et XXe siècles entretiennent et accentuent cette séparation entre ville et agriculture. Ils amenuisent cette complémentarité d’une part du fait de la méthodique réticulation des flux de déchets urbains qui amoindrit l’efficacité immédiate de la gestion de proximité des excrétas urbains (Barles, 2005) ; et d’autre part parce que l’augmentation de la production de déchets est largement absorbée par l’industrialisation de la gestion des déchets qui délégitime la recherche de débouchés spécifiques pour les déchets potentiellement utilisables par l’agriculture. Enfin l’hygiénisme qui justifie ces grands travaux instaure une réflexion sur la présence (non productive) des animaux et végétaux en ville.
Dans le même temps, l’urbanisme naît comme pratique professionnelle, se donne les atours d’une science (Choay, 1965), dont la vocation serait la conception et l’organisation de l’espace urbain. L’industrialisation des villes rend d’autant plus nécessaire la régulation des activités en fonction des aménités qu’elles apportent ou, au contraire de leur caractère délétère vis-à-vis de ce que l’on n’appelle pas encore le cadre de vie (Barles, 1999) : à cet égard, l’exemple parisien montre comment les industries sont reléguées en première couronne, expulsant dorénavant plus loin encore les activités agricoles qui s’y maintenaient (Poulot, 2014). De la même manière, les effets de l’hygiénisme se traduisent par l’attribution de fonctions spécifiques aux animaux et végétaux urbains. On pense d’abord à l’esthétique haussmannienne qui consacre leur fonction ornementale et maîtrisée, au sein de parcs zoologiques, de jardins botaniques, ou plus globalement d’espaces récréatifs (Haussmann, 1890).
Pourtant, les utopies urbanistiques du tournant du XXe siècle imaginent un renforcement des liens entre ville et agriculture. Face à l’industrialisation massive, plusieurs praticiens développent des utopies hybrides : citons par exemple l’architecte américain Frank Lloyd Wright et son modèle de Broadacre City ou, plus connu en France, l’urbaniste britannique Ebenezer Howard avec celui de la cité-jardin. En réponse au dépeuplement des campagnes et aux difficultés de la condition ouvrière dans les espaces urbains, ces modèles utopiques tentent de réaliser la synthèse entre la ville et la campagne (les campagnes étant vues comme des espaces agricoles), par l’imagination de symbioses entre leur urbanité et leur naturalité (les jardins et potagers étant perçus comme pourvoyeurs d’aménités à celles des espaces ruraux). E. Howard préconise le désengorgement des métropoles par l’établissement de cités-jardins de 30 000 habitants, organisées autour de pavillons ouvriers et de jardins productifs visant l’autosuffisance alimentaire et la qualité de l’environnement urbain. Cette conception des espaces urbains est réinterprétée en France, et particulièrement en région parisienne, par Henri Sellier (Voldman, 2013) à partir des années 1920. Avec l’édification de quartiers (ou de villes) satellites de l’hyper-centre, ce processus d’urbanisation nourrit à la longue le phénomène de périurbanisation (Emelianoff, 2000).
La mise en œuvre de ces utopies va pourtant à l’encontre d’une vision systémique et symbiotique de l’agriculture et de l’urbanisme. Les modèles urbanistiques du début du XXe siècle confortent le cloisonnement amorcé par l’hygiénisme : l’agriculture urbaine sert à la distraction des classes populaires dans les cités-jardins (Voldmann, 2013), ou à la socialisation et à l’autoproduction d’appoint dans les jardins ouvriers de banlieues, « héritiers des doctrines terrianistes qui exaltent les vertus de la terre pour la famille » (Cabedocce, 1991 : 251). Ces modèles et les implantations jardinées ou agricoles dans les interstices de la ville se sont poursuivis après-guerre, en changeant quelque peu de fonction. Le jardinage urbain amorce d’ailleurs précocement les prémices d’une institutionnalisation de l’agriculture urbaine. Entérinant une situation de fait existant depuis la fin du XIXe siècle, les lois du 31 octobre 1941 et du 7 mai 1946 leur donnent un statut juridique : les jardins ouvriers sont définis par l’interdiction de faire un usage commercial des productions réalisées. Plus fermement, l’article 1 de la loi n°52-895 du 26 juillet 1952 portant sur la codification de la législation des jardins familiaux les définit comme « les parcelles de terre que leurs exploitants cultivent personnellement, en vue de subvenir aux besoins de leur foyer » et instaure la possibilité, pour les préfets, de réquisitionner des espaces qui leur sont propices. De la même manière, l’article 25 encourage leur existence sur des espaces de propriété publique : « la location des terrains inutilisés dont […] les établissements départementaux et communaux sont propriétaires sera réservée par priorité, jusqu’à ce que ces terrains reçoivent une utilisation définitive, aux associations et sociétés de jardins ouvriers en vue de leur permettre de satisfaire les demandes de jardins qui leur sont adressées par leurs membres ». Dans leur dénomination, les jardins ouvriers sont devenus familiaux puis partagés ou collectifs – la terminologie associative et institutionnelle est ici marquée par les transformations des publics visés par le jardinage urbain. Ils ont été réinvestis par l’urbanisme fonctionnaliste des années 1970 dans les nouveaux quartiers d’habitat social (Donzelot, 2011). À partir des années 1990-2000, les jardins sont aussi l’objet d’investissements spatial et matériel autant que symbolique par des collectifs habitants ou associatifs notamment lors de récupération ou d’occupation de parcelles vacantes (Demailly, 2014).De même, l’écologisation des politiques publiques et le réinvestissement citoyen des pratiques de jardinage urbain (Scheromm, 2013) légitiment la généralisation de l’épithète « collectif ».
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« Les plus accommodants, ce sont les plus habiles » (Le Héron, La Fontaine)
Diffusion, normalisation, diversification formelle de l’agriculture urbaine
Dans la pensée urbanistique, l’agriculture est restée cantonnée aux espaces périurbains pendant longtemps : non seulement un cloisonnement fonctionnel et spatial hérité de l’essor de l’urbanisme comme pratique se maintient (Fleury et Donnadieu, 1997), mais, jusque dans les années 1980, il reste encore peu envisageable que des espaces agricoles soient légitimes dans la planification urbaine autrement que comme exception (Brédif et Pupin, 2012) ou comme curieux objet intermédiaire (Bonerandi et al., 2003).
Ainsi, dans la lignée des textes précédemment évoqués, la loi n°76-1022 du 10 novembre 1976 relative à la création et à la protection des jardins familiaux confirme la place prépondérante du jardinage dans la prise en compte urbanistique de l’agriculture, en réglementant précisément les modalités de préemption foncière par des organismes publics et parapublics. En 1993, une charte des jardins ouvriers, familiaux et sociaux est contractualisée entre le Ministère de l’Environnement, les collectivités et les associations qui les portent : elle affirme que ce sont des « équipements sociaux indispensables à « l’harmonie de la ville », et qu’ils sont un « outil de solidarité ». Les intérêts des collectivités flottent [dès lors] entre esthétisme et utilité sociale » (Guyon, 2008 : 131). Cette charte marque un jalon de plus dans la considération des jardins comme la forme d’agriculture la plus intégrée aux politiques urbaines. La Gazette des Communes confirme cet engouement en publiant une synthèse de cet enthousiasme des collectivités. Leurs motivations sont variées, comme le montre la multifonctionnalité des espaces urbains cultivés (Duchemin et al., 2010), et la question alimentaire entre en ligne de compte assez tardivement. La Ville de Paris ne fait pas exception en s’engageant, dès le changement politique de 2001, dans la promotion d’une agriculture intra-urbaine : en 2003, l’élaboration de la charte Main Verte des jardins partagés est une étape importante. Tous les nouveaux jardins, obligatoirement portés par des associations, doivent en être signataires. Cette charte participe de la normalisation matérielle et organisationnelle des espaces agricoles parisiens, avec des exigences portant sur l’inclusion des habitants (« démarche participative », « création de lien social ») et le « respect de l’environnement ». En retour, la Ville accompagne les porteurs de projets de jardin en mettant à leur disposition des terrains, un subventionnement, une expertise technique et une labellisation.
Dorénavant balisée par des habitudes institutionnelles et de formes de contractualisation et, de manière plus secondaire (et utopique) avec l’émergence des débats sur le renouvellement d’une gouvernance alimentaire d’échelle urbaine (Brand et Bonnefoy, 2011), l’agriculture urbaine est plus récemment saisie par des innovations de l’action publique, qu’il s’agisse de labellisations comme à Lyon, Lille, Rennes ou Strasbourg (Ansart et Boutefeu, 2013) ou d’appels à projets spécifiques. À Paris encore, l’opération Parisculteurs donne de l’écho aux nombreuses facettes de l’agriculture urbaine (Nahmías et Le Caro, 2012) et renforce le pouvoir de la Ville sur la formalisation, l’organisation et la promotion des espaces agricoles urbains. Des acteurs et lieux nouveaux s’ouvrent ainsi à l’agriculture urbaine (Figure 1), impliquant un renouveau des pratiques agronomiques (espaces contraints, pollués, artificialisés), des temporalités (jardinage éphémère, amovible) et des opérateurs de l’aménagement urbain.
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Acteurs de l’urbanisme et de la production agricole dans les opérations d’aménagement
Depuis le début des années 2010, l’agriculture urbaine apparaît dans les opérations d’aménagement urbain (Robert, 2016). Plusieurs éléments concourent à ce renouvellement du rôle des aménageurs. D’une part, à l’échelle nationale, la législation vise à limiter le mitage des espaces agricoles2 et à la prise en compte, voire à la compensation, des impacts environnementaux de la conquête urbaine des espaces ruraux3. D’autre part, le Schéma Directeur de la Région Île-de-France de 2013 (SDRIF) affirme que les espaces ouverts (non urbanisés) sont une « composante majeure des paysages franciliens » et que « la priorité est donnée à la limitation de la consommation d’espaces agricoles, boisés et naturels, et donc au développement urbain par la densification des espaces déjà urbanisés ».
Dans la métropole parisienne, citons les exemples de l’agroquartier de la plaine Montjean (94), mêlant sur 40 ha un projet de densification urbaine et une gestion publique des espaces agricoles, et celui du Triangle de Gonesse (95) comptant 280 ha aménagés et sanctuarisant 400 ha de terres arables. Dans ces deux cas de figure, l’aménageur est aussi porteur du projet agricole – l’Établissement Public d’Aménagement ORSA (Orly-Rungis-Seine Amont) en association avec l’agence des espaces verts de la Région (AEV) et les communes pour la plaine Montjean et l’EPA Plaine de France en association avec la SAFER (Société d’Aménagement Foncier et d’établissement rural), la Chambre d’agriculture, l’AEV et les communes pour le triangle de Gonesse. Tous affirment concourir à la densification métropolitaine et reconnaissent le caractère multifonctionnel de l’agriculture. L’agriculture, qui doit être le plus souvent maraîchère et biologique, est alors incluse dans les espaces ouverts du projet urbain et revêt un enjeu fort dans sa promotion commerciale et politique (Jarrige et al., 2006).
L’agriculture devient donc partie intégrante de la programmation et de la réalisation de projets d’aménagement, et cela interroge la légitimité de l’urbaniste à se saisir de cette dimension voire à organiser la standardisation d’un modèle agricole – le maraîchage certifié biologique – pressenti comme souhaité par les citadins (Ripoll, 2010). La question est d’autant plus sensible dans les exemples évoqués, que les EPA peuvent préempter ou exproprier les terrains préexistants au projet d’aménagement. Par ailleurs, la société civile joue un rôle important dans la préservation des activités agricoles. Sur la plaine de Montjean, les exploitations apparaissent comme les derniers espaces de respiration dans ce territoire de forte densité urbaine. Le triangle de Gonesse suscite également une attention importante des milieux associatifs agricoles et environnementalistes en raison du médiatique et controversé projet d’urbanisme commercial Europacity. Dans des contextes moins denses et contraints que celui de la métropole parisienne, l’agriculture peut même être partie intégrante du projet de développement territorial : dans ce cas, il s’agit pour les aménageurs de « développer une agriculture au service du projet urbain » (Serrano et Vianey, 2007 : 433), en passant par des montages programmatiques ou des outils comme les Zones Agricoles Protégées que ce soit pour conserver un paysage et un cadre de vie considérés comme ruraux, ou pour que les espaces agricoles en questions servent directement la demande urbaine ou touristique locale (Ibid.)Une question majeure reste en suspens en zone urbaine dense comme en zone rurale, celle de la concordance des modèles urbanistiques et agricoles. Il semble qu’un hiatus persiste entre la demande (maraîchage biologique, en caricaturant) et le modèle productif dominant (des techniques agronomiques poussées pour maintenir des spécialisations agricoles régionales, pour forcer le trait là aussi). Cela interroge d’autant l’urbaniste (et sa légitimité) vis-à-vis d’un métier qu’il ne connaît pas (ou encore très mal).
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Un objet de l’urbanisme pour les opérateurs privés
Si l’agriculture devient un objet légitime de l’urbanisme, il n’est pas étonnant d’observer son appropriation croissante par des entreprises privées, encouragées par la vocation alimentaire aujourd’hui promue par l’agriculture urbaine (Duchemin et al., 2010) et par l’image positive associée à ces formes de production (Morgan et al., 2006). Trois logiques à l’œuvre peuvent être décrites.
D’abord, il peut s’agir d’occupations privatives et lucratives de l’espace public, cautionnées par la collectivité (Figure 1). C’est une manière pour les acteurs publics de se positionner sur un segment précis du marketing territorial. À cet égard, l’exemple de Parisculteurs montre que les acteurs privés participent à un renouvellement de l’urbanisme parisien (Martin dit Neuville, 2017) ; les partenaires fournissant des terrains, les lauréats les investissant pour y pratiquer de l’agriculture.
Ensuite, en interne, des acteurs peuvent décider d’investir, quoiqu’encore timidement, l’agriculture urbaine comme un accessoire à leur activité principale. C’est le cas de la grande distribution qui se positionne ainsi sur le marché de niche de l’alimentation de proximité pour valoriser le verdissement commercial de certaines enseignes (Figure 2).
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Enfin, des modèles d’affaires se fondent sur l’agriculture urbaine comme un secteur d’activité : l’agro-industrie semble intéressée par la création, certes spectaculaire et encore expérimentale, de fermes urbaines verticales. C’est le cas par exemple de l’Aerofarms à Newark, dans le New Jersey états-unien et dont le New York Times s’est fait écho en 2015. En proie à une déprise démographique et économique de son hypercentre jusqu’aux années 2000, la ville aéroportuaire de la banlieue de New-York a mandaté un consortium privé pour mener un grand programme de revitalisation urbaine. Il a permis l’installation, au sein de l’ancien quartier industriel majeur d’Ironbound, de la ferme verticale proposée par le groupe Aerofarms – propriété conjointe des investisseurs Goldman Sachs et Prudential Financial. L’objectif affiché est de donner une nouvelle fonction nourricière à cet espace urbain dense, en produisant des volumes relativement importants sur des surfaces réduites, par des techniques agronomiques poussées (aéroponie). Hormis les coûts infrastructurels et le flou qui entoure encore le bilan environnemental et économique total de telles modalités de productions (Chapelle et Jolly, 2013), on voit ici que l’agro-industrie s’immisce comme un nouvel acteur dans la compétition pour le foncier urbain. Un autre objectif, moins affiché, auquel répond Aerofarms est celui de l’attractivité résidentielle envisagée par le programme de revitalisation : ainsi que le souligne un autre article du New York Times, Newark courtise des pendulaires new-yorkais de la classe moyenne, potentiellement plus attirés par les produits issus de la ferme verticale urbaine, biologiques et on ne peut plus locaux. Ce second aspect, plus insidieux, ferait donc des acteurs privés de l’agriculture urbaine des agents de sélection sociale (Paddeu, 2017) dans les quartiers en renouvellement urbain.
Ces exemples relèvent plus, à l’heure actuelle, de signaux faibles que d’une tendance lourde dans la gouvernance alimentaire des espaces urbains d’une part, et dans une recomposition à venir du jeu des acteurs de l’urbanisme d’autre part. On peut néanmoins imaginer une hybridation entre les pouvoirs publics et les acteurs entrepreneuriaux autour de projets urbains ayant une dimension agricole et/ou alimentaire. Ces recompositions suggèrent aussi éventuellement de nouveaux enjeux pour l’agriculture urbaine, par exemple, à l’avant-poste d’un renouvellement de l’offre commerciale alimentaire.
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« Bien adresser n’est pas petite affaire » (L’homme entre deux âges et ses deux maîtresses, La Fontaine)
Les vocations urbaines de l’agriculture : morphologie, compromis urbanistiques et projets de territoires
Si ville et agriculture ont des rapports immémoriaux, urbanisme et agriculture urbaine se sont liés plus récemment. Il n’en reste pas moins que la prospérité urbaine continue de dépendre d’une externalisation des fonctions alimentaires, réservant aux centres urbains les fonctions économiques à haute valeur ajoutée et nécessitant relativement peu de foncier. En ce sens, le paradigme de la densité, soutenu par les enjeux d’une durabilité urbaine et dans lequel évoluent la production et la gestion urbaines depuis les années 1990 (Desjardins, 2011), semble contradictoire avec l’ouverture d’espaces agricoles capables de produire en ville des denrées alimentaires en quantité suffisantes pour nourrir (même partiellement certains) des citadins. Si les missions de l’urbanisme sont amenées à s’étendre à des formes de participation à une production agricole nourricière, ainsi que le laissent présager les sections précédentes, concilier la densité urbaine avec ces nouvelles prérogatives passera sans doute par l’accompagnement d’une agriculture très techniciste, quelque peu antagoniste avec des formes de production ancrées, réduites et respectueuses de l’environnement que revendiquent certains citadins pour leur alimentation (Ripoll, 2010). Si l’enjeu se trouve au contraire dans une forme de synergie des systèmes agri-urbains, il conviendrait de reconsidérer le paradigme urbanistique de la densité et d’assumer le mitage agricole de la ville ou le mitage urbain des espaces productifs.
Des opérations urbaines valorisent l’agriculture urbaine comme un moyen de stabiliser le front urbain ou comme un argument dans la négociation sur l’avenir foncier des marges urbaines (Demené et Audibert, 2017). Sans préjuger du bien-fondé de la conviction des opérateurs, on est alors en droit de s’interroger sur leur valeur : s’agirait-il de nouvelles formes de marketing urbain (Rosemberg-Lasorne, 1997) visant un placement dans la hiérarchie mondiale des villes dans le contexte d’écologisation des politiques publiques (Mormont, 2013) et de la production urbaine privée ? Dès lors, de deux choses l’une, si on s’en tient à du marketing, on assume que les villes ne produiront pas ce qu’elles mangent (en quantité, en qualité, en diversité), mais que de nouvelles possibilités d’approvisionnement sont ouvertes pour certaines catégories de citadins (Ripoll, 2010) et que des entreprises peuvent faire valoir de nouvelles techniques (agronomiques, architecturales, entrepreneuriales) dans des contextes peu propices à l’agriculture. Ou bien, si l’agriculture devient un projet des territoires urbains (Jarrige et al., 2006), voire un projet urbain en soi (Déalle-Facquez, 2013), il conviendrait d’avoir arbitré sur la question précédente concernant le paradigme urbanistique associant la ville durable à la densité ou à la compacité. Dans ce cas, une gouvernance alimentaire urbaine reste à créer qui intègre l’agriculture non pas seulement urbaine, mais aussi toutes les composantes du système alimentaire (au sens de Malassis, 1994), et donc nécessairement des territoires extérieurs aux limites administratives municipales ou intercommunales. C’est ce que tentent de produire les initiatives comme le Pacte de Milan pour une politique et une gouvernance alimentaires urbaines, ou plus concrètement et à titre d’exemple, ce qu’explore Rennes, dans un projet pédagogique de ville vivrière4 (Arcusa et al., 2011 ; Le Naire et al., 2012).
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L’agriculture urbaine contre l’agriculture ?
Il n’est pas question que l’agriculture urbaine se substitue à l’agriculture productive, ni dans l’espace ni comme secteur économique. La production alimentaire demeure un métier complexe : les urbanistes sont loin d’avoir épuisé ses problématiques, même en considérant sa place en ville en termes d’intégration morphologique, d’adaptation des variétés produites au biotope urbain, d’acceptabilité sociale des espaces de production, et de normes sanitaires. Dès lors, des croisements pourraient être envisagés entre l’agriculture urbaine et la profession agricole : les agriculteurs accepteraient-ils de préfigurer la synergie agri-urbaine précédemment évoquée, par exemple en commençant à former des agriculteurs urbains professionnels ou en intervenant dans la formation des urbanistes ?
Une autre manière de lier agricultures urbaine et rurale pourrait être explorée par d’autres acteurs du système alimentaire : par exemple, les intermédiaires de commerce – et pas seulement la grande distribution – pourraient-ils mieux valoriser le travail paysan, d’un point de vue économique évidemment (Allain et Chambolle, 2003) mais aussi pour impliquer les citadins dans une gouvernance alimentaire plus partagée ?
Enfin, l’agriculture urbaine se développe selon des standards environnementaux assez élevés (par exemple, les exigences de la charte Main Verte). Peut-être les agriculteurs pourraient-ils trouver en ville (ou les enjeux de production demeurent faibles), des terrains d’expérimentation pour des innovations agro-écologiques5. On pourrait dès lors imaginer l’agriculture urbaine comme le substrat d’essais de nouvelles techniques et comme un lieu d’auto-formation des agriculteurs, des citadins, des urbanistes (Soulard et Aubry, 2011).
L’agriculture urbaine interroge l’urbanisme (et l’urbaniste !) dans ses deux domaines de compétences : la conception opérationnelle et l’aide à la décision publique. Son histoire, la diversité de ses formes contemporaines, les enjeux qu’elle soulève vis-à-vis de paradigmes établis, sans oublier la demande sociale dont elle ferait l’objet invite à conclure sur plusieurs points.
À l’échelle du projet, le développement des projets agri-urbains (l’agro-quartier serait-il le successeur de l’écoquartier ?) place l’urbaniste au cœur du processus d’aménagement d’espaces agricoles. La profession est donc amenée à dialoguer avec une myriade de nouveaux acteurs, incluant les agriculteurs eux-mêmes. À l’échelle de l’espace public, l’investissement habitant et entrepreneurial de l’agriculture urbaine transforme les usages et les représentations de l’espace (ou)vert classique. Le jardinage investissait déjà diverses formes de naturalité et différents rapports à la production alimentaire urbaine. L’agriculture urbaine contemporaine modifie désormais le rapport à ces espaces (ou)verts : de nouvelles modalités d’occupation de l’espace public se dessinent, incluant l’incursion de l’agriculture dans la réglementation et la planification (Brédif et Pupin, 2012), voire dans de nouvelles formes d’action publique – on pense ici aux appels du type Parisculteurs qui se multiplient pour encadrer et même encourager une agrarisation de la ville (Ernwein et Salmon-Cavin, 2014). On peut attendre de cette transformation des acteurs de l’urbanisme (et de leurs attributions) une meilleure interconnaissance, un savoir renouvelé sur les problématiques agricoles en ville, des décloisonnements entre espaces publics et espaces privés. Différents points de vigilances méritent tout de même d’être soulignés.
Hormis certaines modalités agronomiques hyper-technicisées et contrôlées et certaines productions spécifiques (on pense à l’apiculture), l’agriculture urbaine interroge en matière de santé publique. Les aliments produits en ville le sont là où même les industries les plus polluantes n’ont plus leur place, et où les agents pathogènes (atmosphériques notamment) sont parmi les plus présents. Vis-à-vis de la responsabilité des pouvoirs publics sur la qualité sanitaire des produits cultivés en ville, que devient le rôle de l’urbaniste dans ses attributions politiques d’aide à la décision ? En outre, les formations initiales en urbanisme étant fortement éloignées des enjeux portés par celles de l’agriculture, les compétences des futurs urbanistes doivent être interrogées ; d’autant plus quand les représentations urbaines de l’agriculture sont le plus souvent réduites au maraîchage, aux ventes en circuits courts, voire au tout biologique (Poulot, 2014). Quel regard peut avoir un urbaniste (qui n’est ni agronome, ni écologue) sur l’organisation d’une activité productive agricole ?
Si l’agriculture urbaine apparaît encore anecdotique et accessoire dans les pratiques urbanistiques (et donc dans les formations), elle permet néanmoins, comme d’autres manifestations exotiques en ville, d’interroger le fonctionnement (matériel, institutionnel, politique) des systèmes urbains.
SABINE BOGNON et LAURE CORMIER
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Sabine Bognon est docteure en Géographie et Aménagement de l’espace. Chercheure associée E.A. Lab’Urba, UMR Géographie-Cités.
sabine.bognon.mail AT gmail DOT com
Laure Cormier est maître de conférences à l’École d’Urbanisme de Paris, E.A. Lab’Urba.
laure.cormier AT u-pec DOT fr
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Photographie de couverture : Le pot de terre et le pot de fer, gravure de J. B. Oudry (La Fontaine, 1889).
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- L’objectif de cet article n’est pas de définir l’agriculture urbaine : la caractérisation de cet objet et de ses limites (spatiales, politiques, etc.), tant du point de vue opérationnel qu’académique est portée par de nombreux chercheurs que nous citons au fil du texte (par exemple, Fleury et Donadieu, 1997 ; Duchemin et al., 2010 ; Brédif et Pupin, 2012 ; Poulot, 2014). Pour plus d’information sur ce travail d’identification, nous invitons le lecteur à se référer aux auteurs cités. [↩]
- La loi n° 2000-1208 du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains requiert « l’équilibre entre […] un développement urbain maîtrisé […] et la préservation des espaces affectés aux activités agricoles […] » (article premier). La loin° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement instaure le principe d’une « utilisation économe des espaces » (article 14). La loi n° 2010-874 du 27 juillet 2010 de modernisation de l’agriculture et de la pêche organise la réduction de la consommation des espaces agricoles (article 51). [↩]
- La loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages instaure une obligation de compensation écologique : « lorsque la compensation porte sur un projet, un plan ou un programme soumis à évaluation environnementale, la nature des compensations proposées par le maître d’ouvrage est précisée dans l’étude d’impact présentée par le pétitionnaire avec sa demande d’autorisation. […] Dans tous les cas, le maître d’ouvrage reste seul responsable à l’égard de l’autorité administrative qui a prescrit ces mesures de compensation » (article 69). [↩]
- Constatant le caractère archipélagique de la métropole rennaise et son interpénétration par une région agricole importante, des étudiants d’Agrocampus Ouest ont exploré l’hypothèse d’un potentiel de production alimentaire de Rennes Métropole et de la faisabilité sociale de type de projet d’accroissement de l’autonomie alimentaire. L’année suivante, les étudiants ont construit des scenarii visant des formes d’autonomie, qui restent néanmoins marqués par l’absence de vision à une échelle spatiale et décisionnelle plus vaste que le périmètre de la métropole rennaise. [↩]
- C’est par exemple le cas de la réhabilitation de cultures anciennes engagée par des associations sur des parcelles agricoles urbaines (en Seine-Saint-Denis, citons le projet Usufruit de l’Association Clinamen à Villetaneuse ou encore celui des Murs à Pêches à Montreuil). [↩]