#12 / L’air et la manière. Pratiques et savoir-faire thermiques dans les espaces domestiques du Caire

Dalila Ghodbane

L’article de Dalila Ghodbane au format PDF


Le Caire est aujourd’hui, avec Lagos, la ville la plus peuplée du continent africain. L’office des statistiques égyptien a estimé, en 2018, que près de 9 800 000 personnes vivent dans ses limites administratives, tandis que le Grand Caire (regroupant les villes du Caire, de Giza, Six-Octobre, Sheikh Zayed, Shubra El Kheima et Obour) compterait quelque 35 millions d’habitants (Madœuf et Pagès-El Karoui, 2016). Un rapport récent classe Le Caire comme la ville la plus polluée du monde, avec douze fois plus de particules fines que le niveau de sécurité fixé par l’Organisation Mondiale de la Santé (Whittaker-Wood, 2018). El-Sayed Robaa démontre que l’urbanisation et l’industrialisation ont contribué à produire le climat du Caire tel qu’on le connaît aujourd’hui (Robaa, 2011). En effet, le développement d’une ville va de pair avec une altération significative de son climat, rendant son air plus sec, plus pollué, plus chaud et moins bien ventilé que dans les espaces moins densément bâtis1.

Bien que ces conséquences climatiques de l’urbanisation s’appliquent à l’ensemble de la ville, c’est à l’échelle micro-locale que les leviers d’actions pour atténuer les effets du climat urbain sont les plus aisément appréhendables. Par exemple, il existe au Caire un patrimoine bâti qui, notamment dans la littérature architecturale, est célébré pour son adaptation au climat (Lézine, 1971 ; Ragette, 2006 ; Ficarelli, 2009 ; Mohamed et Ali, 2014). Il prend la forme d’éléments architecturaux précis, parmi lesquels on compte par exemple, outre les malqaf, les bassins, les cours, les musharabieh2, les grandes hauteurs sous plafond et les murs épais. Ce patrimoine est perçu par les architectes et ingénieurs comme l’incarnation d’un savoir-faire utile pour la conception de nouvelles constructions, notamment en termes de confort thermique (Abdelmonem, 2012 ; Bahadori, Sanij et Sayigh 2014 ; Hassan, Lee et Yoo, 2016 ; Saleh et Saied, 2017). Dans un texte de 2013, Marcel Vellinga recense ainsi 175 articles scientifiques parus entre 2000 à 2010 qui défendent, mesures et graphiques à l’appui, l’idée selon laquelle l’architecture vernaculaire et les bâtiments reconnus comme patrimoniaux offrent des modèles d’architecture durable pertinents aujourd’hui, autrement dit, un ensemble de solutions low-tech qui semblent pertinents pour répondre aux défis architecturaux posés par le réchauffement climatique et l’urgence de diminuer la consommation d’énergie fossile  (Vellinga, 2013).

Cependant, Marcel Vellinga y remarque que les auteurs de ce corpus partagent une tendance marquée à se concentrer uniquement sur les performances thermiques des structures bâties. Il observe en effet que l’action humaine sur ces structures y est éludée, comme l’influence du contexte urbain et social contemporain dans lequel elles s’inscrivent. C’est dans la lignée des travaux de Marcel Vellinga que s’inscrit la thèse de doctorat en architecture dont est issu le présent article. Plus précisément, le décalage entre, d’une part, la connotation nostalgique avec laquelle est envisagée la relation architecture/climat dans le discours architectural et, d’autre part, l’expérience contemporaine des variations climatiques dans la majeure partie des logements urbains, comme au Caire, constitue la problématique centrale de cet article.

Entendre le climat dans un sens plus large que son seul aspect météorologique permet de penser la capacité d’action (ou l’agencéité) de ceux qui en font l’expérience quotidiennement (Fleming et Jankovic, 2011). Cette question fera l’objet de la première partie de cet article, en s’appuyant sur une étude de l’organisation spatiale du Caire vue sous l’angle de son climat, ou plutôt de la multitude de ses microclimats, c’est-à-dire, des climats restreints à un espace réduit par rapport à l’ensemble de la ville (quartier, habitation, ou autre espace délimité). La deuxième partie abordera justement trois dimensions de ces microclimats, compris à la fois d’un point de vue descriptif comme objet de mesure (les variations entre microclimats urbains comme réalité observable), comme projet matériel des habitants (la constitution de microclimats urbains agréables comme objectif conscient de ceux-ci), et enfin, au niveau analytique, comme outils de lecture des différences sociales dans la ville (les microclimats urbains comme indices des écarts de richesse au sein de la ville). Ainsi, il s’agira d’étudier l’articulation entre les moyens de création de microclimats et les représentations de ce qu’est un environnement socialement désirable. Nous verrons enfin dans la troisième et dernière partie, sur la base de matériaux ethnographiques, comment se forment les savoir-faire thermiques, c’est-à-dire, la connaissance de l’environnement climatique ainsi que les compétences d’action vis-à-vis de celui-ci, à travers l’expérience des microclimats dans des lieux et des temps situés. Cette micro-étude des pratiques climatiques permet de rendre compte de la façon dont les phénomènes décrits dans les première et deuxième parties de l’article s’établissent au quotidien à travers des pratiques d’apparence anodines.

Cette recherche est issue d’une étude de terrain d’un an et demi, dont les huit derniers mois furent passés dans la maison d’une famille d’un quartier du vieux Caire, d’abord d’avril à début décembre 2017 puis de mi-mars à mi-novembre 2018. Huit relevés ethno-architecturaux de logements d’autres quartiers (villes nouvelles, quartiers historiques, centraux, informels) complètent l’étude de la maison du vieux Caire. Cette méthode consiste à étayer les relevés d’architecture par un travail d’observation participante via la vie en famille d’accueil et la fréquentation régulière des huit autres sites d’étude. L’observation ethnographique prolongée offre ainsi ce qui fait le plus souvent défaut aux études s’intéressant au climat et à l’architecture, à savoir, une approche dynamique de la relation des individus à l’environnement thermique et bâti. En parallèle, des entretiens avec des architectes et le suivi de deux chantiers dont les architectes étaient significativement absents ont permis d’étudier les logiques de construction contemporaines au Caire.

Les structures climatique et urbaine du Caire

« Revisiter le climat » (Fleming et Jankoviç, 2011)

Au Caire, janvier est le mois le plus froid, avec des températures moyennes minimum et maximum de 8 et 21°C, contre 21 et 38°C en juillet, le mois le plus chaud. L’humidité relative moyenne maximum est de 67 % en janvier, alors qu’en mai, elle est à son minimum, 38 %. La pluie y est très rare et les vents dominants viennent du nord (Robaa, 2013). Des épisodes parfois violents de tempêtes de sable appelées khamāsīn surviennent au printemps, parfois à l’automne et plus rarement, en hiver.

1. Températures et précipitations moyennes au Caire (Meteoblue, Université de Bâle, 2018)

2. Le Caire à 12h (gauche), 13h (milieu) et 14h (droite) pendant un épisode de khamāsīn (Piessat, janvier 2019)

Le climat est généralement défini sur la base de variations météorologiques quantifiables enregistrées en un même lieu sur une période de trente ans. Toutefois, les historiens des sciences James Rodger Fleming et Vladimir Jankoviç pointent les limites d’une telle approche : « une telle définition n’est possible qu’en relation avec une compréhension instrumentale, quantitative et météorologique de l’atmosphère. En dehors de ce contexte, il est plus probable de rencontrer le climat en tant qu’agencéité (en tant qu’action) plutôt qu’en tant qu’indice. Le climat a plus souvent été défini comme ce qu’il fait plutôt que ce qu’il est » (Fleming et Jankovic, 2011 : 2)3.

De la même manière, Mike Hulme défend l’idée que ce qu’il appelle le discours climatique gagnerait à « penser plus directement à la météo » (Hulme, 2015 : 176), c’est à dire, à mieux prendre en compte la perception du climat dans la vie quotidienne, plus proche de l’expérience singulière de ceux qui y sont exposés. Pour Mike Hulme, si le climat résulte d’une recherche de constantes, le temps, en tant qu’ensemble de variations météorologiques, est dynamique en soi. Il y a une tendance claire dans les études climatiques vers une « particularisation » du discours climatique, comme l’écrit Georgina Endfield : les tentatives de complexification de la notion de climat impliquent de mettre en lumière les spécificités des situations dans lesquelles celui-ci s’inscrit (Endfield, 2011). Ainsi, ces chercheurs et chercheuses suggèrent qu’une meilleure compréhension du changement climatique nécessite des exemples concrets du sens accordé au climat par les individus dans un contexte donné, afin de bien saisir les enjeux qui s’y rattachent.

C’est aussi dans ce projet épistémologique général que se place la recherche qui est à l’origine de cet article, et Le Caire est un cas exemplaire pour le mettre à l’épreuve d’une recherche de terrain. En effet, comme indiqué en introduction, la promotion de bonnes pratiques du passé vis-à-vis du climat chaud y est omniprésente dans le discours d’expertise architecturale dominant, mais presque toujours en parfait contraste avec les pratiques thermiques telles qu’elles se déploient réellement dans l’environnement urbain, comme nous le verrons dans la suite de cet article. C’est également en écho à ce décalage que peut être interprétée la conception de nombreux projets de villes nouvelles autour du Caire par les autorités égyptiennes depuis un demi-siècle, le dernier en date étant la nouvelle capitale administrative, située dans les confins désertiques de l’actuelle capitale, elle-même déjà dispersée sur plusieurs sites éloignés les uns des autres (figure 3). La prise de distance géographique avec le cœur de la ville du Caire est, en effet, étroitement liée à une perception négative de son environnement urbain par nombre d’architectes égyptiens interrogés lors de l’enquête, tel que je le montre dans la seconde partie de ce texte.

Le développement du Caire vu sous l’angle de ses microclimats

3. Le Caire en 1965 (Earth Observatory Nasa, 2001), 1984 et 2018 (Google Earth, 2019)

Comme l’illustrent bien les images satellitaires (figure 3), Le Caire s’est considérablement étendu au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. À partir de la fin des années 1970, les gouvernements successifs planifièrent et mirent en œuvre de nouvelles villes satellites dans les périphéries du Caire. Ainsi naquirent les villes du Six-Octobre (A sur la figure 3), de Dix-de-Ramadan (B) ou encore Badr City (C). La volonté était de désengorger la ville du Caire (El-Kadi et Rabie, 1995). Malgré cela, sa population crût, et des immeubles d’habitation furent construits sans permis officiels sur des terrains plus proches de la ville, majoritairement agricoles. Se développant par mitage, ils représentent aujourd’hui 48 % de la surface de l’agglomération du Grand-Caire (Noweir et Panerai, 2016). Les ʿashwāʾiyyāt, ou quartiers informels comme ils sont le plus souvent appelés, marquent de ce fait le paysage urbain (Bayat et Denis, 2000). Contrastant avec ces quartiers, des complexes privés, ou compounds, attirant principalement des familles aisées, ont plus récemment émergé sur les terrains  désertiques, comme Sheikh Zayed (D) ou Madinaty (E) (Denis, 2006).

Considérées sous l’angle du climat, les villes partagent des caractéristiques que le concept de climat urbain, ou Stadtklima, résume bien. Ce concept, par ailleurs, peut être relié à celui d’Anthropocène (Bonneuil et Fressoz, 2016 ; Beau et Larrère, 2018), puisqu’il acte la mise en concurrence de facteurs géologiques (le Nil, la falaise du Moqattam (F), le désert) avec des facteurs anthropogéniques (la pollution, les matériaux urbains, les volumes bâtis) dans la nature du climat. Effectivement, la pollution atmosphérique est devenue une caractéristique essentielle de l’air du Caire. Selon une étude publiée en 2014, 35 000 personnes en meurent chaque année en Égypte (Lelieveld et al., 2015). De même, la concentration des activités, la présence d’usines et d’ateliers polluants dans la ville et la circulation automobile ont évidemment un impact sur le climat local. En réaction à cette dégradation générale du climat, les efforts pour créer de nouveaux microclimats au cœur de la ville par l’usage massif de climatiseurs participe à chauffer et polluer davantage l’air ambiant ( Basile, 2016 ; Bréville, 2017). De plus, l’orientation et le profil des rues affectent la vitesse et la direction du vent. La canicule qui s’est produite en août 2015, durant laquelle la température a atteint 47°C pendant une semaine selon les chiffres officiels, était largement due à ces facteurs anthropiques (Mitchell, 2016).

D’un point de vue purement matériel, que les quartiers soient plus ou moins verdoyants, ou plus ou moins bâtis, a un impact sur le microclimat, ce qui est lié aux propriétés thermiques des matériaux qui en composent le tissu urbain (asphalte, béton, brique cuite, terre battue, bois, pavés, etc.). Par exemple, les surfaces recouvertes d’asphalte ainsi que les surfaces en béton, qui sont tous deux des matériaux urbains courants, ont un faible albédo, ce qui signifie qu’elles reflètent peu les radiations solaires. Ces matériaux emmagasinent plutôt la chaleur et la conduisent facilement. Les obstacles à la circulation du vent, ce que les climatologues urbains nomment rugosité, font stagner la chaleur, ce qui crée des îlots de chaleur urbains. Ces différences matérielles à l’échelle des quartiers et de leurs conséquences thermiques invitent à s’interroger sur l’expérience qu’ont les habitants de la multitude de microclimats qui composent le climat de la ville, et des moyens qu’ont ceux-ci d’y faire face. Comme nous le verrons plus loin, en effet, tous ne sont pas égaux face au climat urbain.

La capacité des individus à façonner et à contrôler leur environnement thermique en fonction des contextes spécifiques, comme l’invitent à le faire les auteurs s’attachant à lier climat et agencéité cités plus haut, mène à questionner les ressources permettant de créer « un microclimat à soi ». Car, même si la chaleur constitue l’un des déterminants de la vie des Cairotes, elle ne les affecte pas de la même manière en fonction des lieux où ils vivent.

Cartographie socio-thermique

Des quartiers chauds ?

4. Températures des surfaces bâties. Les quartiers de Caire les plus denses sont ceux où la température de surface bâtie est la plus élevée (1er août 2018) (Le Fur et Ghodbane, 2019)

Au Caire, les zones très denses abritent principalement une population ayant des revenus relativement faibles, correspondant aux endroits où se trouvent des ʿashwāʾiyyāt, comme Imbāba (situé dans le district de Shamāl al-Giza, environ 14 000 hab./km2 (CAPMAS, 2017)) et ʿIzbet Khairallah (situé dans le district de Al-Basātīn). Elles apparaissent en gris foncé sur la carte 4 et les images aériennes montrent leur tissu resserré.

5. Inégalités spatiales dans la région du Grand Caire. Budget public pour les programmes de développement local en L.E.4 par habitant en 2014/2015 (carte du haut) ; Nombres d’individus vivant sous le seuil de pauvreté dans les districts du Grand Caire (carte du bas) (Tadamun, 2015)

Au contraire, les zones apparaissant en gris clair sur l’image satellite sont des quartiers de classes moyennes supérieures, comme Mohandesīn (district d’Al-ʿAgūza) ou Maadi (aussi orthographié Al-Maʿādy). Les bâtiments y sont plus bas, espacés, et les rues plus larges. Les arbres et les parcs créent des espaces de respiration dans le tissu urbain, ce qui contribue à tempérer le microclimat. La figure 4 montre la structure thermique à l’échelle de la ville. Avec la figure 5, elle met en lumière la variété des microclimats au regard de la structure du tissu bâti, et révèle les inégalités dans la manière dont les Cairotes vivent le climat de la ville.

Certaines pratiques de l’espace urbain peuvent servir à l’identification des différents quartiers, car elles sont spécifiques à certaines zones de la ville, comme la circulation des auto rickshaws, des charrettes à chevaux ou à ânes transportant des déchets recyclés ou parfois des légumes, que l’on retrouve essentiellement dans les quartiers populaires. Ces distinctions se retrouvent dans le langage courant. Dire d’un quartier qu’il est populaire, cha’bi, ou rāqi, chic (figure 6), avec des connotations variables, s’appuie sur des critères formels (forme et état des bâtiments, rues, propreté, densité), économiques (prix des logements et des produits de base), et sociaux (pratiques spatiales, mais aussi liens d’interconnaissance entre les habitants) (Labib et Battain, 1991). Ce que montrent les données rassemblées pour cette étude est qu’à ceux-ci s’ajoutent des critères thermiques résultant des différences du bâti.

6. Un quartier cha’bi, Darb Al-Ahmar (gauche ; sur la figure 5, situé entre ‘Ābdīn et Gharb Madīnat Nasr) (Piessat, mai 2018) et un compound à Sheikh Zayed, considéré chic (Ghodbane, novembre 2017)

Fuir l’air du centre du Caire

La notion « d’écologie mégapolitaine » employée par Éric Denis au sujet du développement du Caire vers ses périphéries lointaines traduit bien l’inextricabilité des enjeux environnementaux et des logiques de distinction sociale (Denis, 2006). Les endroits les plus socialement désirables sont situés dans les périphéries éloignées, sans congestion ni encombrement. L’air y est effectivement plus chaud en journée, parce qu’ils sont situés dans le désert, mais ils sont certainement moins pollués que le centre-ville, et plus frais le soir venu. Les images publicitaires de promotion des compounds mettent d’ailleurs en scène, comme sur la figure 7, des paysages verdoyants qui contrastent fortement avec l’environnement désertique dans lequel ils se trouvent (Abotera et Ashoub, 2017).

7. Deux exemples de la nature verdoyante promue dans de nouveaux compounds (Abotera, 2016)

Quoiqu’il en soit, l’environnement des compounds, quasiment tous situés en périphérie, demeure plus propice à la régulation de la chaleur, grâce à la faible densité de bâti et à la présence d’espaces plantés, en comparaison avec la ville du Caire. En revanche, le cœur de la ville est perçu par les architectes comme abandonné à ses problèmes d’infrastructures et de manque de logements abordables (Shawkat et Shukrallah, 2017), incarnant pour eux comme pour ceux qui le fuient l’antithèse d’un lieu habitable. Un architecte, reconverti dans ce qu’il nomme des éco-projets, parle ainsi du Caire en ces termes : « La ville est déjà détruite, là, il n’y a pas plus de dégâts qu’on puisse y faire » (entretien réalisé le 5 octobre 2017). Cette suburbanization, ou périurbanisation, bien que recouvrant des réalités sociales diverses selon les pays, n’est ni nouvelle ni propre au Caire (Clapson et Hutchison, 2010).

Cela s’accompagne d’un discours public (dans les médias ou les discours politiques par exemple) qui présente la ville du Caire comme le théâtre de toutes les violences : criminalité, comportements jugés immoraux, congestions, et promiscuité malsaine liée à la densité  (Miller, 2007). Le mot zahma, la foule, résume bien le tumulte de la ville, qui est précisément ce que les gens fuient quand ils décident de s’installer dans le désert. C’est ainsi que les habitants des compounds interrogés parlent des quartiers du Caire qu’ils ont quitté, autrefois cossus, mais aujourd’hui trop peuplés à leur goût (comme Héliopolis (indiqué G sur la figure 3), et Dokki (H) par exemple). Lors d’un entretien chez lui, un architecte d’environ 70 ans qui a déménagé d’Héliopolis pour s’installer dans un compound dit par exemple, indiquant l’extérieur d’un geste vague : « Vous voyez ici, le trottoir est continu, je peux marcher sans difficulté. À Misr al-gadīda (Héliopolis), ils sont toujours encombrés, des voitures, des vendeurs, des mendiants, etc…Al-dunya zahma (c’est bondé), c’est impossible de marcher tranquillement. Khallas (assez), c’est trop, je suis fatigué » (entretien réalisé le 16 novembre 2017). Un autre architecte originaire d’un quartier central, mais installé en périphérie depuis une vingtaine d’années déjà, dit à propos de son quartier d’origine : « Les gens n’y sont pas fréquentables » (entretien réalisé le 24 septembre 2017).

Enfin, les pratiques thermiques que les architectes observent ou imaginent des habitants sont également ignorées ou discréditées. Un autre jeune architecte travaillant pour un promoteur dit, à propos des clients :

« Architecte : Ils ne connaissent généralement pas grand-chose à l’architecture. Ils utilisent un climatiseur, voilà tout.

Moi :  Mais sur le marché, les appartements orientés bahri [i.e. ouvert au vent dominant du Nord] sont pourtant assez prisés, c’est un critère de choix, non ?

Architecte : Peut-être, le client saura bien que bahri est mieux, mais au final, il ne sait probablement pas ce que cela change à la maison, il ne va même pas l’utiliser » (entretien réalisé le 30 septembre 2017).

Ainsi, le climat thermique, mais aussi social, participent à rendre la ville indésirable. Ce tableau encourage les trajectoires résidentielles vers la périphérie. Les habitants du Caire ne sont pas tous égaux face aux climats de la ville, et à un mépris des lieux se lie un mépris des gens qui y habitent, dont les architectes se font souvent les porteurs lorsqu’ils jugent des pratiques thermiques des habitants. Toutefois, comme nous allons le voir, les interventions de ceux-ci sur leurs habitations relèvent de logiques bien plus complexes que celles auxquelles l’idée d’un abandon de la ville au chaos et au délabrement pourrait nous faire croire.

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Des savoir-faire thermiques domestiques et domestiqués

Comprendre la chaleur en situation

Les entretiens que j’ai menés avec plus d’une trentaine d’architectes au cours de mon enquête montrent que l’agenda des entrepreneurs limite les options des architectes. Par conséquent, ils se contentent en général d’installer la climatisation et de doubler les murs extérieurs des bâtiments, séparés entre eux par une lame d’air pour une meilleure isolation.

De nombreuses techniques existent pour mitiger la chaleur en milieu urbain, telles que les peintures dites à basse émissivité, l’isolation du bâtiment, les protections solaires, ou différents types de climatiseurs. Du point de vue des architectes et ingénieurs qui incarnent un discours d’autorité dans le champ de l’architecture du fait de la position qu’ils y occupent (auteurs de publications, enseignants, praticiens), d’autres techniques semblent, de prime abord, mieux adaptées au climat du Caire, du fait qu’elles y ont existé autrefois, comme, par exemple, celles déjà évoquées en introduction. Toutefois, la référence qu’ils font aux constructions du passé néglige le changement radical de l’environnement urbain au cours des cinquante dernières années.

Ainsi, les dessins de coupe, comme celui en couverture de cet article, classiques dans l’enseignement de l’architecture bioclimatique jusqu’aujourd’hui, montrent le fonctionnement des circulations d’air et la trajectoire des rayons du soleil dans un bâtiment, à la fois synonyme de chaleur et de lumière. Cependant, ils ne donnent quasiment jamais à voir le bruit, les mouches, les feuilles, la poussière et autres intrusions au sein de l’espace domestique qui accompagnent inévitablement ces flèches bleues et orangées. Ces simplifications sont essentielles pour transmettre les principes de base de la régulation thermique des bâtiments. Néanmoins, par contraste, il s’agit ici de révéler l’épaisseur sociale et matérielle des pratiques thermiques, dont il est parfois difficile de rendre compte dans des ouvrages à visée pédagogique (par exemple : Fathy, 1986). En effet, le confort thermique n’existe que rarement comme un objectif en soi, mais est indexé sur d’autres aspects, qu’il s’agisse d’impératifs de la vie domestique, de disponibilité des matériaux, ou encore de l’association de certaines tâches à des contraintes de chaleur inévitables, comme faire la cuisine par exemple.

Plusieurs situations d’enquêtes ont montré l’imbrication des considérations thermiques dans ce régime de contraintes plus large. Pour en revenir à la question des circulations d’air, tout juste évoquée, par exemple, chez Omm Rania, la jeune mère de famille chez laquelle j’habitais, le ventilateur du plafond reste en marche durant les soirées d’été malgré le vent du crépuscule qui traverse le salon. La fenêtre et le rideau ouverts laissent en effet pénétrer l’air, mais aussi les mouches, et le ventilateur doit servir à en en limiter la présence.

8. Chez Omm Rania (Ghodbane, novembre 2017)

De même, pendant les jours chauds, il est d’usage de conserver les fenêtres fermées pour ne pas faire pénétrer l’air chaud dans la maison, et de les ouvrir à partir du crépuscule, quand le vent du nord s’accélère et permet des courants d’air. Plus tard, en automne, Omm Rania continue de garder les vitres fermées et le ventilateur du plafond allumé, bien que l’air extérieur se soit enfin adouci, car le haut arbre situé devant la vitre et qui la protégeait du soleil en été perd ses minuscules feuilles, qui se déposent alors sur les tapis du salon. Comme l’indique cet exemple, ce sont donc des contraintes d’ensemble qui définissent ce qu’est un microclimat domestique satisfaisant, dont la thermique ne constitue qu’un aspect parmi d’autres.

Au cours de l’enquête, d’autres cas de figure se sont présentés, mais chaque fois, il était impossible de considérer l’élément thermique indépendamment d’autres facteurs. Un autre exemple significatif est ainsi celui d’Omar, un cafetier d’une cinquantaine d’années, qui a toujours vécu dans une même maison de Nasriyya (I sur la figure 3), un vieux quartier central du Caire, mais qui depuis peu ne dort plus avec les fenêtres ouvertes. Il raconte que quand il était plus jeune, plusieurs familles vivaient sous ce même toit. L’omniprésence des membres de sa propre famille ainsi qu’un rapport de proximité avec le voisinage permettaient un contrôle social suffisamment fort pour vivre les fenêtres et les portes ouvertes en permanence sans craindre d’intrusion. Aujourd’hui, il y vit seul avec son épouse, et après s’être fait dérober des biens chez lui, dit devoir constamment fermer les ouvertures, et privilégier les ventilateurs.

Ethnographier les formes que prennent les questions thermiques dans la vie domestique informe sur ces contraintes imbriquées qui régissent la création d’un environnement satisfaisant aux yeux des habitants et qui permettent de mieux comprendre les situations de production de l’environnement domestique contemporain dans des villes comme Le Caire. La place de la chaleur comme partie intégrante des situations de la vie quotidienne en fait nécessairement l’objet d’une connaissance, qui diffère du savoir thermique formé et transmis en général dans le champ de l’architecture décrit précédemment, parce qu’elle s’inscrit dans un ensemble de contraintes vécues qui sont constitutives de l’expérience d’habiter.

Ce savoir domestique, en ce sens qu’il prend forme à travers les activités de la maison, est aussi un savoir domestiqué, au sens d’approprié, acquis par les multiples accommodements de l’espace du logement au fil des saisons. Connaître les effets de la course du soleil, des orientations, que la façade soit ouverte côté bari ou qibli (respectivement une orientation de façade exposée aux vents rafraichissants du nord-est et son opposé) sont des notions que la majeure partie des enquêtés maîtrisent non pas en qualité d’experts des questions thermiques, mais d’occupants attentifs de leur logement ayant appris à faire (avec) l’environnement thermique sur la base d’expériences répétées. Cela participe de la fabrication d’un sens commun, tout en se référant peu, ou pas explicitement, au discours d’expertise des architectes. Par exemple, les appartements exposés bari sont bien plus chers que ceux orientés qibli, de même que les appartements situés au dernier étage sont généralement les moins chers, à la vente comme à la location, car ils sont sujets aux surchauffes en été.

Façonner sa maison et son microclimat

L’un des aspects les plus frappant de l’enquête fut le rythme soutenu des actions de réparation, changements et ajustements opérés dans les maisons étudiées. Il apparaît à l’étude que, de l’ajout d’un simple rideau à l’isolation d’une toiture terrasse, ce sont souvent des objets déjà présents dans la maison qui sont utilisés pour manipuler l’environnement thermique. Davantage peut-être que leur fonctionnalité d’origine, c’est la matière des objets qui est significative (Ingold, 2007). Le bois en extérieur, par exemple, est décrié par mes interlocuteurs pour sa vulnérabilité au soleil, aux parasites, ou encore au feu. Néanmoins, qu’il s’agisse de déplacer du mobilier, d’installer une porte, ou encore d’isoler un toit, les solutions techniques sont le plus souvent pensées en fonction des ressources immédiatement disponibles, d’où une tendance à accumuler des objets en apparence d’aucune utilité. Les toits servent d’ailleurs fréquemment d’entrepôts pour ceux-ci (Piessat, 2018).

Par ailleurs, les récits à propos d’artisans ou d’ouvriers qui trichent sur les matériaux ou sur leurs prix sont fréquents, et donc avoir recours à un cercle d’individus connus sert à limiter le risque de se faire tromper sur les services. Les scandales liés à la construction sont en effet nombreux dans le pays du fait de l’absence d’institutions de contrôle efficaces5). Par conséquent, il n’est pas rare de donner l’avantage aux liens d’interconnaissance et de solidarité liant clients et artisans à la qualité pourtant reconnue d’un travailleur. Les ressources matérielles présentes et l’étendue des réseaux d’artisans auxquels il est possible d’accorder sa confiance délimitent de la sorte la gamme des techniques employées.

9. Installation de la protection solaire en sortie d’escalier (Ghodbane, mai 2018)

L’exemple qui suit est celui d’un chantier entrepris par ma famille hôte. Il permet d’illustrer l’importance des ressources à disposition dans la conception d’un projet, tant au niveau matériel qu’humain. Omm Rania, qui cherche à isoler sa toiture, insiste auprès de son voisin pour qu’il lui apporte une tôle de polyester ondulée translucide, celle qu’elle a vue chez d’autres voisins, pour la fixer en sortie d’escalier, puis comme auvents sur les anciennes tringles métalliques installées en façade au-dessus des fenêtres de son salon. Des lambeaux du rideau consumé par les rayons du soleil y pendent encore sur le côté, traces des multiples essais antérieurs de manipulations de l’environnement thermique.

10. Des lambeaux de rideaux encore accrochés à des tringles en façade chez Omm Rania, vues depuis le toit (Ghodbane, mai 2018)

Découpée grâce au couteau de cuisine qu’Omm Rania apporta au voisin venu travailler pour elle à cette occasion, la tôle fut temporairement stabilisée à l’aide d’une poutrelle en bois entreposée en bas de l’escalier, et d’un manche à balai. Plus tard, le voisin revient fixer la tôle au muret grâce à des clous et des capsules de boissons gazeuses aplaties converties en rivets. Les voisins, qui travaillent tous dans le secteur de la construction, sont particulièrement serviables avec elle, car elle n’a ni père ni époux pour entreprendre ces travaux, jugés réservés aux hommes. Omm Rania aurait vraisemblablement entrepris les travaux différemment si elle n’avait pas pu solliciter le savoir-faire de ses voisins, qui campent là le rôle d’experts. Contrairement aux architectes et ingénieurs plusieurs fois évoqués dans cet article, les voisins sont ici perçus comme les mieux positionnés pour mettre en œuvre une réponse technique appropriée au projet initial de Omm Rania, bien que n’ayant jamais fait d’isolation de toiture. Dans ce cas, la recherche d’un artisan ou d’un ouvrier se fait prioritairement dans les réseaux connus, car il s’agit de s’adjoindre les services des ouvriers en s’appuyant sur le devoir de solidarité auquel ils sont soumis. Finalement, on voit bien que les ressources matérielles et relationnelles que peut mobiliser Omm Rania sont clairement imbriquées et déterminent la forme d’accomplissement des travaux.

Conclusion

Une approche microclimatique du Caire laisse entrevoir les microclimats urbains comme des artefacts (Roesler et Kobi, 2018). Elle met en évidence l’environnement thermique comme une construction collective, en contrepoint de l’image d’une ville chaotique et « hors de contrôle », pour paraphraser le titre d’une monographie devenue classique (Sims, 2010). Dès lors, l’environnement climatique n’est plus simplement le fait des conditions météorologiques, mais il participe de structures sociales et spatiales au sein desquelles les conditions de mobilisation de ressources et d’outils techniques sont importantes. Les études axées sur le contrôle thermique en architecture portent sur le climat intérieur ou extérieur, ou l’atmosphère d’un lieu en tant qu’objet, tandis que le climat résulte d’un ensemble d’interactions entre individus qui sont nécessairement codifiées socialement. Le savoir architectural sur le climat présente donc une tendance à se focaliser sur les aspects purement matériels et mécaniques de la relation entre bâti, climat et résidents, excluant les dimensions sociales de l’expérience d’habiter (Shove, 2009). Dès lors, la façon dont le sujet du contrôle thermique est abordé dans le domaine de l’expertise architecturale, c’est-à-dire essentiellement sous un angle chiffrable et mesurable – température, vitesse de l’air et humidité – contraste fortement avec le caractère environnant de la chaleur, inséparable des situations concrètes dont elle constitue une variable. Les citadins ne vivent pas le climat de la même manière selon qu’ils disposent de ressources pour créer chez eux un microclimat qu’ils jugent satisfaisant ou non. Les microclimats et la capacité à les produire font partie intégrante de la vie matérielle et sociale. L’agencéité constitutive des façons contemporaines de faire l’expérience des microclimats de la ville et de les manipuler, ainsi que les limites à la capacité d’agir des habitants induites par les ressources à leur disposition,signale qu’autour de la question du confort thermique au Caire, comme dans de nombreux pays chauds, se nouent des enjeux auxquels des solutions purement techniques ne saurait aucunement répondre.

DALILA GHODBANE

Dalila Ghodbane est doctorante à l’Académie d’architecture de l’Université de la Suisse italienne (USI) à Mendrisio. Elle s’intéresse à l’environnement thermique et au climat urbain du Caire sous l’angle de la vie domestique, des savoirs constructifs et de l’expertise architecturale.

dalila.ghodbane AT usi DOT ch

Illustration de couverture : Illustration des principes de conception des malqaf6 à la Maison de l’Architecture Égyptienne, Le Caire (Ghodbane, avril 2019

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Pour citer cet article : Ghodbane D., 2019, « #12 / L’air et la manière. Pratiques et savoir-faire thermiques dans les espaces domestiques du Caire », Urbanités, #12 / La ville (s)low tech, octobre 2019, en ligne.

  1. Ces développements ont été l’objet à partir des années 1950 des théories du Stadtklima ou climat urbain (Kratzer, 1956). []
  2. Treillis fait de petites pièces de bois tournées et assemblées pour former un filtre visuel entre l’intérieur et l’extérieur d’un bâtiment. []
  3. “such a definition is possible only in connection to an instrumental, quantitative, and weather- biased understanding of the atmosphere. Outside this context, one is more likely to encounter climate as an agency rather than an index. Climate has more often been defined as what it does rather than what it is.” (Traduit en français par l’autrice) []
  4. EGP signifie Egyptian Pounds, abréviation équivalente en français de Livre Égyptiennes, L.E. En 2015, 1 Euro équivalait à 8.50 L.E., et 18 L.E. en 2019. []
  5. Parmi les exemples qui ont récemment été remarqués dans la presse, il y eut la chute partielle d’une tour de douze étages à Alexandrie (Jankowicz, 2017) mais aussi les inondations au printemps 2018, qui ont causé d’importantes dégradations révélant des infrastructures insuffisantes et des bâtiments de mauvaise qualité dans les quartiers des banlieues cossues (Al-Touny et El-Menawy, 2018 []
  6. Un malqafest un système de ventilation naturelle qui consiste en une ouverture zénithale, parfois sous forme de tour, de shed (toiture avec un pan incliné, et le deuxième vertical, ouvert ou vitré, comme sur l’image), ou les deux. []

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