#14 / Le pôle Gallieni : démesure, fonctionnalisme et intérêts privés, un risque majeur pour Bagnolet

Jeanne Lacour

L’article de Jeanne Lacour au format PDF


Selon Jean-Paul Lacaze, « la seule chose qui distingue l’urbanisme de la géographie urbaine, c’est précisément l’existence d’une volonté d’agir et donc d’exercer un pouvoir. » (1989). Il expose que

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l’urbanisme naît à partir du moment où quelqu’un estime nécessaire, à tort ou à raison, de provoquer une action pour transformer les modes d’utilisation de l’espace et aboutir à la situation « jugée préférable » de la définition de Pierre Merlin. Il découle directement d’une volonté d’action (Ibid)

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Il explique également qu’à partir du moment où une volonté de mettre en œuvre une transformation de l’espace est identifiée

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un mécanisme particulier aux affaires publiques se met en marche de manière irréversible. Tous les responsables concernés – élus, administrateurs ou professionnels – sont en quelque sorte pris dans un même piège, car refuser de décider, et même refuser de reconnaître la nécessité de faire quelque chose, c’est encore décider en optant pour une manière particulière de laisser le problème se résoudre tout seul… ou s’aggraver. (2012)

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Le rôle de la puissance publique est donc déterminant dans une opération d’urbanisme autant si elle s’y implique que si elle ne s’y implique pas. De plus, le Conseil d’État nous explique que « l’intérêt général a été regardé à bon droit comme la pierre angulaire de l’action publique, dont il détermine la finalité et fonde la légitimité. » (1999). À partir de ces hypothèses, nous chercherons à mettre en lumière la responsabilité et le nécessaire engagement des pouvoirs publics pour porter l’intérêt général dans le projet de réaménagement du pôle Gallieni.

La construction de ce pôle, sorte de fantasme urbain qui a vu le jour dans les années 1960 à Bagnolet en Seine-Saint-Denis, est le fruit de la confrontation de volontés politiques nationales et municipales. Il est un exemple d’action publique locale qui a permis de défendre l’intérêt général en prenant en compte les intérêts des habitants de cette petite ville lors de la construction d’un échangeur autoroutier trop grand pour elle commandité par l’État. À l’époque, la Ville est parvenue à détourner le projet à son avantage et à transformer le projet d’infrastructure en projet de quartier grâce à une véritable vision politique.

Cet ensemble urbain, pôle métropolitain multimodal et multifonctionnel défendu par l’équipe municipale de Jacqueline Chonavel1  et son architecte-urbaniste conseil, Serge Lana2 , est hérité de l’époque fonctionnaliste. Il ne permet pas, dans sa configuration actuelle, d’incarner une vision contemporaine et durable de la ville. Les enjeux urbains, politiques, sociologiques, écologiques et économiques qui sous-tendent le projet de réaménagement actuellement à l’étude sont nombreux. Et si les acteurs politiques locaux n’exercent pas le pouvoir qu’ils ont à leur disposition pour défendre l’intérêt général, la poursuite de ces enjeux pourraient bien être mise à mal par la puissance des acteurs privés présents dans le pôle. Ceux-ci investissent des capitaux pour renforcer leur position, leur activité et leur attractivité, et les pouvoirs publics locaux laissent depuis longtemps les intérêts privés primer sur l’intérêt des habitants à Gallieni.

La connaissance de l’histoire de la construction du pôle et de son fonctionnement actuels permettra d’abord de comprendre l’héritage politique du lieu ainsi que les problématiques urbaines du site et les pouvoirs en place. Elle permettra ensuite de mesurer le contexte tendu au sein duquel émerge le projet de réaménagement et de tenter d’anticiper les risques liés à une prise de pouvoir par les acteurs privés face à une faiblesse ou un attentisme des pouvoirs publics.

Le travail qui est présenté ici a débuté en 2014 dans le cadre d’une étude en architecture qui portait sur l’analyse du pôle Gallieni. Des recherches historiques, de nombreuses explorations du pôle et une analyse approfondie par le dessin m’ont permis de bien comprendre cet ensemble urbain. Sous l’impulsion des nouvelles études visant à définir le projet de réaménagement du pôle, commanditée par la Ville de Bagnolet dans un premier temps puis par la communauté d’agglomération Est Ensemble, ce premier travail a été complété à partir de 2018. De nouvelles observations de terrain, des recherches et des entretiens avec divers acteurs actuels et historiques m’ont apporté un nouveau regard sur le pôle Gallieni et l’ont fait passer, dans mon analyse, du statut d’objet figé à objet en transformation. Le travail photographique de François Lacour3  qui accompagne ce texte est le fruit d’une recherche personnelle dans le cadre de la série Anatomie d’une ville. Il porte un regard poétique sur le pôle et nous offre des points de vues inaccessibles au quotidien pour les usagers. Ceux-ci permettent de mesurer l’échelle du site et la rupture avec son environnement, de comprendre l’imbrication des organes du pôle et les espaces publics.

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Naissance du pôle Gallieni

L’émergence d’un grand projet d’aménagement

Le pôle Gallieni résulte d’une transformation brutale et radicale du tissu urbain bagnoletais. Il y a soixante ans, la commune de Bagnolet avait des airs de village. Organisée autour de sa rue historique qui court presque parallèlement à la limite administrative parisienne, contrairement à la majorité des villes limitrophes de la capitale structurées autour d’un axe radial, elle restait relativement déconnectée de Paris. La liaison au réseau de transport parisien prenait beaucoup de temps car la ligne 3 du métro ne rejoignait pas Bagnolet mais s’arrêtait alors deux stations plus tôt, à Gambetta. Ce paysage s’est rapidement transformé à partir des années 1960 avec la décision de l’État de construire l’autoroute A3 qui a fracturé la ville en deux.

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1. Bagnolet en 1949, Paris sur la gauche de la photographie (IGN)

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En 1947 déjà, la Ville de Bagnolet, soutenue par une pétition signée par 90 % de la population, s’était opposée à la création de cette voie (entretien avec J. Chonavel et J. Riou4 , août 2019). À la même époque le Conseil municipal affirme déjà sa volonté de venir à bout du mal-logement.

En 1960, le projet du réseau autoroutier francilien porté dans le Plan d’Aménagement et d’Organisation Générale de la région parisienne (PADOG) remet à jour l’idée d’une autoroute passant par Bagnolet. Le contexte a évolué : le parc automobile français a presque triplé5  (Barré, 1997 : 229), la circulation s’est intensifiée et la construction du périphérique est lancée. Il ne paraît plus envisageable à la Ville de s’y opposer (entretien avec J. Chonavel et J. Riou, août 2019).

L’automobile est alors signe de prospérité (Flonneau, 2009) et considérée comme l’icône de la modernité architecturale (Botta et Azar, 2008). Cette vision a empreint toute la conception du pôle Gallieni : l’expérience de l’automobiliste en mouvement est au centre de tout le travail de composition urbaine et de répartition des masses (Viger-Kohler, 2000).

La transformation de ce site est donc la conséquence d’une décision de l’État pour répondre à un besoin exogène au territoire communal. Le passage de l’autoroute devient le point de départ d’un projet d’aménagement de grande ampleur. Les négociations entre l’équipe municipale et l’État, ainsi que le travail de Serge Lana et de son équipe ont été déterminants dans l’évolution du projet étatique d’infrastructure vers un projet municipal de nouveau quartier. En contrepartie de l’implantation de l’autoroute sur son territoire, la Ville obtient, entre autres, la prolongation de la ligne 3 du métro jusqu’à Gallieni et le financement de nouveaux logements pour ses mal-logés6  (entretien avec J. Chonavel et J. Riou, août 2019).

Cette négociation a permis d’intégrer le projet aux dynamiques locales et d’en faire une réponse aux enjeux du territoire. Nous verrons par la suite que cet investissement des pouvoirs publics locaux pour guider et infléchir le projet urbain a fait figure d’exception dans l’histoire de Gallieni. Par cette action, on peut dire que la ville a même dépassé ses prérogatives puisque les lois de décentralisation attribuant les compétences d’aménagement aux municipalités n’ont été votées qu’à partir de 1982. Depuis cet investissement majeur de l’équipe municipale pour défendre l’intérêt général et ancrer le projet dans les préoccupations locales, le pôle a évolué sans une vision d’ensemble nécessaire, aboutissant à la situation actuelle que nous analyserons plus loin.

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2. L’ensemble de logements de la Capsulerie. Il a été construit lors de la création du pôle pour répondre aux besoins en nouveaux logements. C’est une des contreparties obtenues par la Ville dans sa négociation avec l’État. (François Lacour, 2013)

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Aujourd’hui, cet objet urbain est formé par l’agglomération de plusieurs éléments liés entre eux. L’échangeur autoroutier qui connecte le périphérique et l’autoroute A3 est associé au terminus de la ligne 3 du métro, à la dalle de parking sur trois niveaux, au centre commercial Bel’Est, à l’hôtel Campanile et à l’ancienne gare routière internationale7 . Ces différents organes et toutes les connexions piétonnes et routières, souterraines et aériennes qui les relient forment une mangrove urbaine (Mangin et Girodo, 2016). Le pôle Gallieni intègre, en plus de cet ensemble, les tours de bureaux Les Mercuriales (et leur dalle, elle aussi reliée à la mangrove), Eastview (anciennement Gallieni 1 puis Qualis) et Gallieni 2, les hôtels Novotel, Reseda et Ibis ainsi que les tours de logements et les socles d’équipements et de commerces avoisinants.

À l’occasion des transformations qui ont mené au pôle Gallieni tel que nous le connaissons aujourd’hui, le squelette de la mangrove urbaine a subi des modifications marginales. Il a été modifié en procédant à des collages fonctionnels mais aucune transformation fondamentale n’a été opérée. Les nouveaux éléments ont été juxtaposés mais pas intégrés à la mangrove. Il en résulte une complexité d’articulations entre les parties et un inconfort d’usage. Les accès et connexions sont traités avec un soin inégal en fonction du rôle, du pouvoir et du mode de fonctionnement de chacun des exploitants (Margail, Doniol-Shaw et D’Anfray, 1996). Mais revenons d’abord sur l’histoire de la naissance du pôle Gallieni pour comprendre comment la politique locale a permis d’infléchir le projet de l’État en faveur des Bagnoletais.

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3. La mangrove, des objets interconnectés reliés au tissu urbain (Jeanne Lacour, 2014)

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Animer le pôle pour l’intégrer à la ville

Pour que le tissu urbain souffre moins de la présence exubérante de l’autoroute, le projet doit être à la hauteur de l’infrastructure et l’absorber. Pour cela, Serge Lana propose de « tirer parti de l’infrastructure plutôt que de la subir » (Viger-Kohler, 2000). Des flux importants seront induits par le balai incessant des véhicules qui emprunteront l’infrastructure. Le quartier devra être continuellement animé pour s’approprier ces flux. Il faut donc allier densité et mixité programmatique pour que les habitants, les travailleurs et les visiteurs occupent ensemble tout l’espace-temps du pôle. Cet objectif guide la programmation vers une mixité de logements, bureaux et hôtels sous la forme d’un ensemble de tours (Ibid, 2000).

Il faut également que l’échangeur fasse corps avec le nouveau quartier. Pour cela l’habituel échangeur autoroutier en trèfle implanté dans un vaste espace libre doit être remis en question. Le dessin est travaillé pour aboutir à la forme que l’on connaît aujourd’hui : en arrivant à Paris, l’autoroute A3 s’ouvre en une boucle qui survole la rue historique de Bagnolet et s’entremêle au périphérique. La continuité du tissu urbain, ou du moins celle du réseau viaire, est préservée et une parcelle constructible de plus de 25 000 m2 est dégagée à l’intérieur de la boucle. Le parking relais d’intérêt régional de 2 600 places programmé par l’État est implanté en son centre. C’est un espace tampon entre l’autoroute et le métro, construit pour répondre à la stratégie de l’État d’inciter les automobilistes à abandonner leur véhicule aux portes de Paris et à poursuivre leur trajet en transports en commun. Pour opérer cette transition, un système de bretelles se déploie tel une pieuvre entre les infrastructures autoroutières, vers la ville et vers la dalle de parking. Les tentacules percent cette dernière à tous les étages. Les automobilistes accèdent à l’équipement par l’échangeur, sans emprunter la voirie locale. C’est par la dalle que se fait l’accès aux univers piétons du métro et de l’équipement central.

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4. Le pôle prend de la hauteur face à l’infrastructure (Jeanne Lacour, 2014)

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5. L’échangeur, avec ses boucles au dessin original, est dominé par la verticalité des tours Mercuriales (François Lacour, 2013)

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Nous sommes dans les années 1960, la mode est au fonctionnalisme, un principe d’organisation spatiale qui identifie et sépare chaque fonction dans la ville, et l’urbanisme de dalle semble alors être la réponse aux problèmes que le mélange des flux génère. Le doublement du sol par une dalle permet de maintenir les piétons isolés de la circulation routière. Plusieurs grands projets d’aménagement de l’époque, notamment parisiens, sont fondés sur cette stratégie.

Le projet du pôle Gallieni appartient bien à l’époque de l’urbanisme de dalle mais diffère des exemples iconiques de cette période, comme les Olympiades ou La Défense, sur bien des points. Notamment parce que la dalle ne reçoit pas l’espace public central du quartier mais devient le socle de l’équipement central. C’est autour de cette dalle que se développe le bâti, les infrastructures et les flux piétons du quartier, maintenant une continuité de sol entre la ville et le pôle Gallieni.

Au cœur de l’échangeur doit résider le centre névralgique du projet : un équipement métropolitain dédié au sport et au commerce qui, posé sur la dalle, draine des flux piétons importants pour que la vie pénètre dans l’infrastructure, mêlant cette dernière à la ville. L’équipement doit habiter le cœur de l’infrastructure et accompagner la rupture de charge entre l’autoroute et le métro. Dès la conception initiale dans les années 1960, l’idée était de réaliser un objet urbain hybride situé à la rencontre du pôle multimodal et de l’équipement multifonctionnel, réconciliant la ville avec l’autoroute. L’équipement sportif envisagé n’a cependant jamais vu le jour, faute de financement (entretien avec J. Chonavel et J. Riou, août 2019).

Lorsque l’infrastructure autoroutière, le parking et les bâtiments environnants sont réalisés, le chantier s’arrête. Nous sommes en 1975, le quartier est construit mais la pièce centrale nécessaire à son articulation avec l’ouvrage n’existe pas, laissant une fracture entre l’échangeur et la ville.

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Une bifurcation programmatique nécessaire

S’ensuit une période de douze ans où la programmation de la dalle est à redéfinir. Plusieurs projets sont imaginés, dont celui fameux d’une salle de rock (concours en 1984), envisagée dans le cadre des grands travaux de François Mitterrand. Elle a finalement été réalisée dans le parc de la Villette, l’actuel Zénith (Ibid, août 2019). La dalle reste désespérément vide.

Cette période s’achève en 1987 lorsque que Serge Lana, accompagné du groupe d’ingénierie et de promotion commerciale BEG-CEFIC et de l’architecte Carlos Natale, apportent la solution : un centre commercial. Cet équipement profite de la connexion à l’autoroute et au métro ainsi que de l’affluence générée par les tours de logements, de bureaux et les hôtels. De plus, il s’inscrit dans l’axe commercial historique de la ville et comble le manque de commerces de Bagnolet (Margail, Doniol-Shaw et D’Anfray, 1996). L’implantation du centre commercial est accompagnée de la gare routière internationale Eurolines – compensation obtenue par la Ville de Paris en échange d’un accès direct au périphérique pour l’équipement commercial (entretien avec J. Chonavel et J. Riou, août 2019). Bel’Est est livré en 1992 (Ibid, août 2019) et l’objet hybride articulant la ville et l’infrastructure est enfin complet.

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Un pôle en rupture avec son environnement

Le projet de créer un pôle métropolitain dont l’échelle rivalise avec celle de l’infrastructure a donc bel et bien vu le jour. Cependant, la volonté que le pôle absorbe l’infrastructure et épargne la ville d’une fracture urbaine trop violente semble contrariée car une rupture existe en fait entre la ville et le pôle.

Comme nous l’avons vu, lors de la construction, la ville de Bagnolet avait des airs de village et le pôle Gallieni, envisagé comme une pièce maîtresse de « la Défense de l’Est », est venu bouleverser ce paysage urbain qui reste encore aujourd’hui relativement bas8 . Le projet visait à rééquilibrer la répartition des emplois dans la métropole naissante et à donner une image forte à ce territoire peu valorisé (entretien avec J. Chonavel et J. Riou, août 2019). Cette vision a guidé la conception du quartier, et en particulier des tours Mercuriales, qui sont devenues un élément fort dans le paysage de l’Est parisien et un symbole pour Bagnolet.

Le contraste n’est pas que formel et les chiffres parlent d’eux-mêmes : 40 000 usagers par jour transitent par le pôle RATP et la gare routière internationale, au moins 30 000 véhicules par jour circulent sur l’échangeur, entre 50 000 et 60 000 visiteurs par jour fréquentent le centre commercial Bel’Est, 82 000 emplois sont concentrés sur le pôle et près de 1 800 chambres composent le parc hôtelier (étude AP5 et POLAU, 2019). Pour sa part, la ville s’étend sur une superficie de 2,57 km2 et compte moins de 36 000 habitants, dont plus du quart réside autour du pôle, soit 9 500 habitants (Ibid, 2019). Le contraste entre l’envergure du pôle et celle de la commune est saisissant. Les éléments qui le composent sont frappants par leur échelle et leur rayonnement, et leur agglomération au sein d’un pôle multifonctionnel accentue le contraste avec la ville.

Nous allons maintenant nous attarder sur deux organes phares du pôle : les tours Mercuriales et le centre-commercial Bel’Est, pour comprendre avec quels types d’acteurs immobilier la puissance publique devra composer lors du réaménagement du pôle. Ensuite, nous verrons comment le pôle interagit aujourd’hui avec la ville et quelles pistes peuvent être étudiées pour créer les conditions d’existence d’une certaine urbanité dans ce monument fonctionnaliste.

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6. Le pôle Gallieni, une rupture dans le paysage (François Lacour, 2013)

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Les tours Mercuriales, un symbole

Les tours Mercuriales sont parfois appelées les Twin towers parisiennes, en référence aux tours jumelles new-yorkaises (Le Parisien, 2011) qui ont d’ailleurs inspiré les architectes Serge Lana et Alfred H. Milh au début des années 1970. Avec leurs hauteurs respectives de 175 mètres (antenne comprise) et 141 mètres, les tours du Ponant et du Levant surplombent largement les autres, asseyant la verticalisation du paysage.

Aujourd’hui encore, les tours jumelles de Bagnolet restent attractives. En atteste l’investissement du groupe Colbert-Orco en 2011 pour qui « Les Mercuriales font partie des actifs emblématiques de la région, au même titre que la tour Montparnasse ou celles de La Défense.» (Ibid, 2011). En 2019, c’est la société anglo-israélienne Omnam qui acquière l’ensemble immobilier. Elle projette une restructuration de l’ensemble avec le maintien d’une tour en activités tertiaires et la réaffectation de l’autre en hôtel haut de gamme (Omnam, 2019). Ce dernier, accompagné d’un restaurant panoramique, d’un centre de fitness, d’un centre de conférence et de commerces, viendrait s’ajouter à l’offre hôtelière existante. Il n’est pas dit que ce nouveau programme et sa clientèle se mêleront aux activités et à la population bagnoletaise malgré la transformation de la dalle en « un espace traversant, largement ouvert sur la ville de Bagnolet et qui fonctionnerait comme une espèce de gigantesque rue intérieure dans laquelle se situeraient le lobby des hôtels, le hall des bureaux et des commerces » (Le journal du Grand Paris, 2019). On peut craindre que le projet, par son programme haut de gamme implanté dans une ville populaire, cherche à renforcer son indépendance vis-vis du quartier afin de garantir à ses clients une ambiance et une qualité de service qui ne se retrouvent pas ailleurs à Bagnolet. On peut craindre également que ce nouveau projet complexifie encore le pôle en juxtaposant un programme supplémentaire qui entrera difficilement en synergie avec des organes tels que le centre commercial, le pôle RATP ou la dalle de parking. De plus, la dalle des Mercuriales, encore marquée par l’héritage fonctionnaliste, pourrait permettre à l’investisseur d’isoler le site des flux de la ville en accentuant ses limites et ses ruptures existantes avec le tissu urbain ordinaire.

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7. Les Mercuriales, un bâtiment hors d’échelle et symbole de modernité à l’époque de sa construction (plaquette de présentation du projet, 1975)

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8. Les Mercuriales, à la pointe de la modernité (Ibid., 1975)

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9. La dalle des Mercuriales, uniquement accessible aux utilisateurs des tours, est inutilisée. Elle devrait être prochainement réaménagée (François Lacour, 2013)

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Bel’Est, un organe central

De son côté, le centre commercial jouit d’une fréquentation permise par la concentration d’activités dans le pôle mais son attractivité propre est déjà puissante par sa visibilité, ses dimensions, la diversité de son offre et sa desserte multimodale. Outre la proximité immédiate du métro et des bus, le centre commercial bénéficie d’accès directs aux trois niveaux de parking. Celui-ci est d’ailleurs gratuit pour les clients pendant 2h30 à partir du premier achat. L’organisation de la galerie commerciale est classique, l’ensemble des commerces est installé dans une enceinte close dont les liens à l’extérieur et les circulations internes sont pensés et maîtrisés pour satisfaire la stratégie commerciale : une locomotive alimentaire, que représente Auchan, attire les visiteurs qui parcourent des cheminements étirés au maximum pour offrir la meilleure visibilité à l’ensemble des enseignes. Toutefois, le secteur des centres commerciaux souffre d’une baisse d’attractivité généralisée (Les Echos, 2019) et Bel’Est ne fait pas figure d’exception. Unibail-Rodamco9) , qui a acquis le centre commercial en 2010 auprès de Simon Ivanhoe (Unibail-Rodamco, 2010 : 167), gère un bien en perte de vitesse depuis plusieurs années : les boutiques du dernier étage ont fermé les unes après les autres et sont aujourd’hui toutes vacantes sauf une. L’attractivité de l’hypermarché est également fragile et son second niveau a récemment été réaménagé pour accueillir une autre enseigne en son sein.

La reconstruction du bâtiment au centre de l’échangeur est une hypothèse envisagée par Unibail pour faire évoluer le modèle de ce patrimoine acquis il y a près de dix ans. Cette reconstruction est évidemment soumise à la négociation de nouveaux droits à construire (entretien avec S. Lemoine10  en septembre 2019). En 2019, Françoise Fromonot analysait l’histoire récente des Halles à Paris et nous montrait que la restructuration du Forum des Halles avait été réalisée par la Ville de Paris au profit d’Unibail, finalement devenu propriétaire d’un patrimoine colossale rénové principalement grâce aux deniers publics. La rénovation des Halles montre que cet acteur de l’immobilier commercial a la capacité de faire infléchir en sa faveur les décisions de la quatrième ville la plus puissante du monde (GPCI, 2019) lorsqu’il est impliqué dans un projet urbain. Que dire de ses capacités à faire infléchir Bagnolet, la deuxième ville la plus endettée de France11  (JDN, 2018) ? Comme aux Halles, le projet de restructuration du centre commercial Bel’Est par Unibail pourrait induire une exacerbation de la logique commerciale lors du réaménagement du pôle si la puissance publique accorde trop de pouvoir à l’investisseur.

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10. Le centre-commercial s’affiche sur le périphérique (François Lacour, 2013)

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Le super-équipement dans la ville

Connectés par l’arrière à un gigantesque ensemble dédié aux véhicules, le centre commercial et le métro s’ouvrent sur l’axe historique de la ville. L’évènement urbain que représente la connexion de la mangrove à la ville par l’avenue du Général de Gaulle est d’autant plus prégnante dans la quotidienneté des habitants que la voie traverse la commune du Nord au Sud et dessert de nombreux équipements. À l’endroit de sa traversée du pôle, l’axe historique est surplombé par le viaduc de l’autoroute et ses larges trottoirs sont animés par le va-et-vient continuel de la station de métro et de bus et du centre commercial.

La dimension de l’avenue permet amplement d’accueillir les flux piétons liés au pôle Gallieni mais l’aménagement de l’espace fait la part belle aux véhicules à l’endroit même où se trouve la principale concentration piétonne. Avec ses cinquante mètres au point le plus large et ses deux 2×1 voies qui accueillent la circulation des bus et leurs arrêts, la station de bus RATP (et la 2×1 voie de la circulation ordinaire qui la longe) occupe un espace considérable et son dessin est dicté par les rayons de braquage des bus et la fluidité de leur circulation. L’aménagement tente de cantonner les piétons à des trottoirs insuffisants longés d’une multitude de barrières et connectés par de rares passages protégés. Mais les piétons s’extraient naturellement des aménagements inadaptés à leurs usages et traversent régulièrement l’espace en dehors des clous, faisant fi des parcours qui leur sont réservés et se mettant parfois en danger face aux bus. Cet espace, guidé par la séparation des fonctions et par l’avantage donné aux véhicules et à leur vitesse, représente un bel exemple d’aménagement fonctionnaliste dépassé par des usages impensés.

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11. Passage de l’axe historique sous l’infrastructure est le royaume des véhicules (François Lacour, 2013)

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12. La sous-face de l’autoroute, un toit urbain (François Lacour, 2013)

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Changer de paradigme

En réalité, c’est l’ensemble du pôle Gallieni qui peut être considéré comme un monument fonctionnaliste. En plus de l’échelle qu’elle a imposée à l’ensemble du projet urbain, l’infrastructure autoroutière a orienté et coloré les considérations qui ont par la suite guidé tout le projet. Il en résulte que la nécessité de vitesse, de séparations, de connexions et d’efficacité s’observe partout.

Dès le milieu des années 1960, à l’époque de la construction du pôle Gallieni, le fonctionnalisme était déjà vivement critiqué. Henri Lefèbvre disait ainsi que « Le fonctionnalisme sépare tous les éléments et les projette dans des espaces spécialisés alors que la vie sociale a été construite sur la polyfonctionnalité et ne peut pas avoir une autre base qu’une base polyfonctionnelle ». Il estimait que « L’espace spécialisé est un espace mort. » (Lefèbvre, 1972, à 20’04’’ et à 10’04’’). Les critiques à l’encontre du fonctionnalisme prennent tout leur sens lorsqu’on arpente le pôle Gallieni. Les dysfonctionnements sont nombreux : les espaces publics sont aménagés en faveur des flux de véhicules, ils sont inconfortables et parfois dangereux pour les piétons, la traversée du périphérique à pied entre la porte de Bagnolet côté Paris et le centre du pôle Gallieni est longue et inconfortable, le repérage dans l’espace est ardu autant pour les automobilistes que pour les piétons qui ne connaissent pas ou peu le site, certaines connexions entre les organes (celles entre le parking et le métro, celle entre le métro et l’ancienne gare routière internationale Eurolines, ou encore celle entre le centre-commercial et la dalle des Mercuriales) sont difficiles à trouver et désagréables à emprunter…

Tout cela se répercute sur les usagers du pôle : habitants, utilisateurs des bureaux, touristes, clients du centre-commercial… Mais les acteurs privés qui possèdent et gèrent les différents organes sont également touchés par ces dysfonctionnements qui pénalisent leurs activités. Pour remédier à cette situation, nous verrons que plusieurs d’entre eux sont prêts à mener des études et à investir mais que la dispersion des intérêts et des pratiques pourrait nuire à l’élaboration d’un projet d’ensemble qui permette de traiter les problématiques de façon cohérente à l’échelle du pôle.

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Permettre l’urbanité après le fonctionnalisme

Le pôle Gallieni est un parfait produit du fonctionnalisme de l’urbanisme moderne et il s’est en cela attaché à la fluidité du trafic et à l’articulation des fonctions. Mais l’urbanité n’y a pas trouvé sa place. L’urbanité « procède du couplage de la densité et de la diversité des objets de société dans l’espace. […] l’urbanité d’une situation urbaine est d’autant plus grande que la densité et la diversité sont fortes et leurs interactions importantes » (Lévy, 2019 : 1054). Elle suppose un frottement générateur, la possibilité de l’imprévu, des rencontres fortuites, ce que la séparation des flux et des fonctions n’autorise pas. On peut tout de même se féliciter que la louable intention d’animer le pôle par la présence permanente d’un flux humain important et d’une grande diversité ait également guidé sa conception. Cette affluence s’est par ailleurs confirmée comme une richesse et elle a créé dans le pôle des valeurs d’usage vernaculaire. Jean-Paul Lacaze les définit comme

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Celles qui résultent de la fréquentation quotidienne de l’espace par les habitants, et de l’appropriation de cet espace qui s’effectue à cette occasion. La répétition de gestes simples et d’habitudes quotidiennes conduit, en effet, à ce que Pierre Sansot appelle des microritualisations, sources d’agréments et de sentiments d’appartenance importants dans l’affectivité de ces habitants. Car il y a quelque chose d’irréductible dans le fait que, pour chacun d’entre nous, la répétitivité des actes de la vie quotidienne est la condition première de l’appropriation de l’espace de notre environnement immédiat. Toute intervention brutale ou mal préparée sur l’espace d’un quartier détruit et gaspille ces valeurs d’usage vernaculaire accumulées par les habitants. (2018 : 14)

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Porter attention à ces valeurs nécessite de s’intéresser aux habitants et à l’espace public, support du fluide humain qui irrigue la ville et ses organes. La Ville de Bagnolet a bien compris que l’espace public est un enjeu important. Elle suggérait d’ailleurs d’y intervenir pour « faire le lien entre les différents projets en cours, […] préfigurer une cohabitation des interactions entre les publics qui s’y croisent, […] rendre visible et mettre en valeur les fonctions urbaines présentes, faciliter la lisibilité des parcours principalement piétons et les liens avec les autres quartiers de la ville » (CCTP étude de design urbain sur le pôle Gallieni, 2018). Mais elle parle peu des habitants, des usagers, ceux qui font vivre ces espaces. D’autre part, elle ne prend pas la mesure de son problème en estimant que les « différentes fonctions sont […] malgré leur importance et l’ampleur des flux qu’elles génèrent fortement pénalisées par des espaces publics sans qualité, composés d’espaces de dalles, de dessous d’ouvrage, de délaissés, d’espaces de très faible qualité architecturale et paysagère » (Ibid., 2018). En parlant de la pénalisation des « différentes fonctions », la Ville fait perdurer une vision héritée du fonctionnalisme et passe à côté du fait qu’elle, sa population et ses visiteurs sont les premières victimes des problèmes générés.

Aux effets néfastes provoqués sur les usages du pôle, s’ajoutent ceux provoqués par son existence même sur les humains qui le pratiquent ou vivent autour, et sur l’environnement dans lequel il est implanté. On peut évoquer la pollution atmosphérique générée par les infrastructures autoroutières dont les effets se répercute à 400 mètres à la ronde (Airparif, 2005), l’imperméabilisation de presque tous les sols sur plus de 19 hectares et la pollution visuelle due à la congestion de panneaux d’indication, d’objets techniques, d’enseignes lumineuses et de véhicules.

Au regard de la dynamique immobilière déjà forte sur le pôle, le réaménagement des espaces publics pourrait bien voir le jour d’ici quelques années mais le dépassement du fonctionnalisme ne pourra être effectif que le jour où les infrastructures autoroutières auront évolué elles aussi. La réflexion concernant l’avenir des autoroutes du Grand Paris est déjà en cours et a fourni ses premières conclusions par la restitution des travaux de la consultation internationale Les routes du Futur du Grand Paris fin 2019. Mais l’horizon de transformations radicales est porté aux années 2050.

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13. Les aménagements de la gare de bus sont inadaptés aux usages piétons (Jeanne Lacour, 2019)

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La volonté politique, un pouvoir essentiel

Le nécessaire engagement de la Ville

Comme nous l’avons vu, au moment de la décision de l’État de construire l’échangeur autoroutier, la Ville de Bagnolet, soutenue par Serge Lana, a su se saisir de l’opportunité, affirmer sa souveraineté et avoir de l’ambition pour son territoire. La situation actuelle diffère mais la nécessité d’un rapport de force, et surtout d’une grande exigence de la part de la municipalité envers les investisseurs, perdure.

Chaque acteur gère son objet, fait ses petits travaux d’entretien, procède à des investissements mais uniquement en faveur de son fonctionnement interne. On peut s’interroger sur la maîtrise et l’orientation du pôle par la municipalité dès lors que les transformations qu’il a subies récemment sont l’objet de projets au coup par coup satisfaisant des intérêts privés et qu’aucun effort n’est déployé pour que ces dits projets impactent positivement les espaces communs du pôle. On constate par exemple qu’en 2013, le réaménagement de l’entrée du centre commercial a créé plus de transparence entre la galerie marchande et la rue mais qu’aucun réaménagement du trottoir ou des escaliers vieillissants qui y mènent n’a été réalisé. On peut aussi citer la restructuration de la tour Eastview en 2010 (Le Parisien, 2014) qui a produit un rez-de-chaussée opaque sur 2,5 mètres de haut le long de l’avenue du Général de Gaulle et un parvis constitué d’une simple couverture d’asphalte qui n’offre aucun confort ni aux employés de la tour, ni aux habitants du quartier et ne participe en rien à la nécessaire végétalisation de la ville. À noter enfin le projet de logements Line, actuellement en construction par Eiffage et Coffim à quelques mètres de l’échangeur, qui aurait pu faire la part belle au lien entre le pôle et le parc intercommunal Jean Moulin – Les Guilands. Au lieu de quoi, c’est une faille étroite et source de courants d’air qui est aménagée12 .

Il serait illusoire d’attendre un engagement spontané et moteur des investisseurs privés dans l’amélioration du quartier et la fabrication d’un environnement social et spatial satisfaisant. Ce rôle revient sans conteste à la Ville, dépositaire de l’intérêt général dans cette situation. Une volonté politique doit ici s’exprimer pour qu’un virage favorable soit pris pour le pôle Gallieni.

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Un démarrage en ordre dispersé

Aujourd’hui plusieurs acteurs économiques portent des projets pour le pôle. On compte « les tours Mercuriales, la perspective d’une sortie de métro supplémentaire pour la station Gallieni (ligne 3), le centre commercial Bel’Est, la tour Gallieni 2, le projet SERAP, le projet COFFIM sur le site dit “Babou”, le projet sur l’emprise de l’immeuble dit “Veolia” inscrit dans l’appel à projet “Inventons la Métropole du Grand Paris 2”… Par ailleurs un pôle tertiaire est en cours de constitution depuis la porte de Bagnolet jusqu’à la porte de Montreuil » (CCTP étude de design urbain sur le pôle Gallieni, 2018). À cette liste, il faut désormais ajouter l’ancienne gare routière dont l’avenir est également à repenser. L’étude de design urbain livrée fin 2019 (étude AP5 et POLAU, 2019) est suivie par l’étude pré-opérationnelle Porte de Bagnolet Gallieni commanditée par Est-Ensemble13  pour laquelle l’équipe menée par ZCCS a été mandatée au printemps 2020. Elle a notamment pour enjeux la requalification des espaces publics, la revitalisation de la polarité commerciale et l’intégration des projets en cours ou à venir (CCTP étude pré-opérationnelle Porte de Bagnolet Gallieni, 2019). L’étude de design urbain a déjà fait apparaître que le budget prévisionnel des projets privés s’élève à environ 500 millions d’euros, soit six fois le budget annuel de fonctionnement de la commune et dix-huit fois celui d’investissement14  (JDN, 2018).

L’appui d’Est Ensemble – par le pilotage de l’étude pré-opérationnelle et par la mobilisation de son ingénierie et de son pouvoir politique – sera précieux, à condition que la ville et la communauté d’agglomération parviennent à travailler ensemble. Toutefois, deux évènements intervenus en 2020 font craindre des difficultés. Tout d’abord, la Ville de Bagnolet a accordé le permis de construire au groupe Omnam en février 2020, soit juste avant les élections municipales et en plein moratoire sur les constructions immobilières. La délivrance du permis de construire sur un organe aussi important du pôle juste avant le démarrage de l’étude pré-opérationnelle contraint lourdement la réflexion globale que devront porter Est Ensemble et l’équipe de ZCCS, et diminue leur champ de réflexion pour repenser les Mercuriales en synergie avec le reste du pôle et avec leur territoire. D’autre part, Tony Di Martino (maire de Bagnolet, PS, réélu en juin 2020) a quitté la salle du conseil communautaire après l’élection de Patrice Bessac (maire de Montreuil, PC, réélu au premier tour en mars 2020) à la présidence d’Est Ensemble en juillet 2020. Ce poste était précédemment occupé par Gérard Cosme (PS, ancien maire du Pré-Saint-Gervais) mais le changement de couleur politique dans plusieurs villes d’Est Ensemble a modifié les équilibres et les appuis sur lesquels la majorité municipale pouvait compter au sein de la communauté d’agglomération. Les modalités d’un potentiel travail partenarial sont à redéfinir.

Ces deux évènements ne sont que des exemples mais le premier illustre une stratégie pour repenser Gallieni qui donne la priorité à la réalisation des projets privés plutôt qu’au portage d’une vision d’ensemble, et le second fait craindre une réticence du maire de la ville à travailler avec Est Ensemble, alors que la répartition des compétences (aménagement à la communauté d’agglomération et permis de construire à la municipalité) rend la collaboration incontournable pour porter un projet cohérent.

En observant le cas des Mercuriales et celui du centre-commercial Bel’Est, on peut craindre que d’une façon générale la transformation du pôle Gallieni tende à renforcer les positions des acteurs privés alors que les dysfonctionnements qui existent aujourd’hui nécessitent de repenser ce lieu dans sa globalité, avec le soutien et l’expertise de la puissance publique, et de bousculer l’héritage fonctionnaliste pour le bien des usagers.

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Un contexte favorable

Si la Ville de Bagnolet arrive à travailler en bonne intelligence avec Est Ensemble, le département de la Seine-Saint-Denis, l’État, la RATP et avec les acteurs privés, elle pourrait mettre à profit de nombreux atouts dont jouit aujourd’hui le pôle Gallieni pour, à nouveau, tourner le projet à son avantage.

Tout d’abord l’attractivité de la petite couronne parisienne offre une désirabilité aux villes qu’elles peuvent faire valoir dans un rapport de force avec les investisseurs immobiliers. Ensuite des prises de position politiques solides et respectées en termes notamment d’écologie, d’urbanisme, d’architecture, de participation citoyenne, d’économie et de budget sont à même de faire basculer les dynamiques sociales et institutionnelles installées. Enfin, l’actuelle dynamique de projet semblent jouer en la faveur de Bagnolet à plusieurs niveaux. D’une part, comme nous l’avons vu, les acteurs économiques du pôle veulent investir pour transformer ou développer leur patrimoine et leur activité. D’autre part, le réaménagement des portes voisines de Montreuil et des Lilas est pleinement d’actualité ou l’a récemment été. Enfin, la construction du projet Plan Large, lauréat d’Inventons la Métropole du Grand Paris sur l’ancien site Veolia, pourrait insuffler une nouvelle dynamique et l’été 2024 semble être une date fatidique pour de nombreux projets d’aménagement du territoire métropolitain. Aujourd’hui, « tout est là, tout est prêt » selon Stéphane Lemoine (présentation publique de AP5 et le POLAU, septembre 2019).

Mais ce contexte favorable peut tout aussi bien représenter un risque majeur pour le pôle Gallieni et ses habitants. La triple rencontre d’un héritage fonctionnaliste en mal d’urbanité, du délaissement du pôle et de la précipitation certainement provoquée par les Jeux Olympiques pourrait mener à un projet ambitieux et réussi, tout autant qu’à un nouveau « désastre urbain15  » comme ceux décrits par Thierry Paquot (2015).

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Conclusion

À Gallieni, une forme de vie et d’équilibre a réussi à s’installer malgré l’hostilité de l’environnement mais elle n’a réussi à s’ancrer pleinement dans aucun organe urbain puisque le fonctionnalisme du pôle ne permet pas d’appropriation spontanée et durable. Les dynamiques et habitudes sociales existantes restent en cela très fragiles. Il faut avancer à tâtons dans la transformation du pôle et porter une grande attention à l’existant et aux habitants, essayer et se laisser la possibilité de bifurquer vers d’autres propositions si les choix ne se révèlent pas opportuns. Tout projet urbain présente intrinsèquement des risques pour le territoire puisque la transformation du vivant, et par extension de la ville, possède un caractère non prédictible.

Par ailleurs, on observe un peu partout que la concentration de grandes entreprises proposant des modèles standardisés d’habitat, de travail, de consommation, de culture, de divertissement… tend à homogénéiser à grande vitesse la ville et à la vider de toute la substance qui fait sa spécificité et la relie à son territoire. Ce phénomène s’observe déjà largement à Gallieni et à vrai dire, entre le centre commercial, le parking, le métro et les tours de bureaux, le junkspace16)  (Koolhaas, 2011) fait partie de son identité.

Comme dans les années 1960, un investissement des pouvoirs publics locaux sera nécessaire pour ancrer le projet dans les problématiques et l’identité du territoire. Et paradoxalement l’infrastructure en boucles de l’autoroute – devenu monument dans l’imaginaire bagnoletais – qui a tant fait souffrir cette ville pourrait devenir un organe structurant de la vision portée pour le renouveau de ce site. L’originalité de son dessin, son imbrication avec l’équipement central et la couverture qu’il offre à l’axe historique de la ville sont des éléments forts qui participent à l’identité du pôle Gallieni et peuvent devenir des atouts en termes notamment d’image, de fonctionnement et d’habitabilité de l’espace public.

JEANNE LACOUR

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Jeanne Lacour est architecte-urbaniste indépendante et s’intéresse en particulier aux questions politiques, territoriales et économiques. Elle travaille également sur les processus participatifs institutionnels et citoyens dans la conception de la ville et pour son appropriation par les habitants. Ses activités se développent dans les milieux associatif, militant, de la recherche et des études urbaines. D’autre part, au sein de l’association Chorogaphe qu’elle a co-fondée, elle travaille à l’évolution des mobilités par la conception d’outils cartographiques contributifs et par des explorations collectives des territoires.

jeanne[dot]lacour[at]hotmail[dot]fr

Couverture : Le pôle Gallieni, un pôle multimodal et multifonctionnel hors d’échelle (François Lacour, 2013).

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Bibliographie

Cohen J.-L. et Lortie A., 2000, Des fortifs au périf. Paris, les seuils de la ville, Paris, A&J Picard, 320 p.

Fromonot F., 2019, La comédie des Halles, intrigues et mise en scène, Paris, La Fabrique, 250 p.

Koolhaas R., 2011, Junkspace. Repenser radicalement l’espace urbain, Paris, Payot, 120 p.

Lefèbvre H., 2009 (1ère édition 1968), Le droit à la ville, Paris, Economica, 135 p.

Mangin D. et Girodo M., 2016, Mangroves urbaines, Du métro à la ville : Paris, Montréal, Singapour, Paris, Dominique Carré, 308 p.

Paquot T., 2015, Désastres urbains, Les villes meurent aussi, Paris, La Découverte, 222 p.

Tomato architectes, 2003, Paris la ville du périphérique, Antony, Le Moniteur, 192 p.

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Articles et rapports

APUR, 2010, « De la porte à la colline de Bagnolet, l’axe Gallieni-La Noue », en ligne

Barré A., 1997, « Quelques données statistiques et spatiales sur la genèse du réseau autoroutier français », Annales de géographie, n° 593-594, en ligne

Botta A. et Azar G., 2008, L’automobile icône de modernité architecturale – figures urbaines et architecturales de la mobilité, Mémoire de fin d’études en architecture, EAVT, sous la direction de Jacques Lucan, 104 p.

Conseil d’État, 1999, « Réflexions sur l’intérêt général – Rapport public », en ligne

Flonneau M., 2009, « Rouler dans la ville. Automobilisme et démocratisation de la cité : surprenants équilibres parisiens pendant les “ Trente Glorieuses ” », Articulo, journal of urban research, spécial issue 1 : Occupying, Organising and Ordering Urban Space, en ligne

Goze M., 1987, « La décentralisation de l’urbanisme – 1983-1987 : une première synthèse », Annuaire des collectivités locales, n°7, 91-110, en ligne

Lacaze J.-P., 1989, L’urbanisme existe, je l’ai rencontré du côté du pouvoir, Les annales de la recherche urbaine, n°44-45, 33-39, en ligne

Lacaze J.-P., 2012, « Urbanisme et pouvoir » dans Les méthodes de l’urbanisme, Presses Universitaires de France, Que sais-je?, 7-22, en ligne

Lacour J., 2014, Babel en boucles, l’échangeur de la porte de Bagnolet, Mémoire de fin d’études en architecture, EAVT, sous la direction de David Mangin, en ligne

Lavadinho S., 2013, « Le partage de l’espace, clé de l’accessibilité à la ville ? », RGRA, n°911, 41-45

Margail F., Doniol-Shaw G., Legendre d’Anfray P., 1996 « La gestion du pôle Gallieni – porte de Bagnolet », Les Annales de la Recherche Urbaine, n°71, Gares en mouvement, 127-136

Viger-Kohler A., 2000, « Porte de Bagnolet », Le Visiteur, n°5, en ligne

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Presse

Hu E., 2019, « Auchan dans le rouge, Intermarché en forme, l’année 2018 a rebattu les cartes dans la grande distribution », Business Insider, 12 mars 2019, en ligne

Le journal du Grand Paris, 2019, « Mercuriales : renaissance à venir des “ Twin towers parisiennes ” », Le journal du Grand Paris, 20 juin 2019, en ligne

Le Parisien, 2011, « Les Mercuriales, quel succès ! », Le Parisien, 15 avril 2011, en ligne

Le Parisien, 2014, « 1 500 salariés d’Orange vont investir la tour Eastview », Le Parisien, 7 juillet 2014, en ligne

Lepercq V., 2019, « Centres commerciaux, déjà vieux à cinquante ans », Les Echos, 5 juin 2019, en ligne

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Filmographie

Sebestik M., 1973, Mieux vivre à Bagnolet – Le débat est ouvert, Fonds audiovisuel du PCF, 00:43:00, en ligne

Sebestik M., 1973, Bagnolet, carrefour de l’Est parisien, Fonds audiovisuel du PCF, 00:43:00, en ligne

Urbanose, 1972, Entretien avec Henri Lefèbvre, Office National du Film du Canada, 00:34:26 en ligne

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Pour citer cet article : Lacour J., 2020, « Le pôle Gallieni : démesure, fonctionnalisme et intérêts privés, un risque majeur pour Bagnolet », Urbanités, #14 / Il n’y a pas que la taille qui compte, novembre 2020, en ligne.

  1. Jacqueline Chonavel (1924-*), maire de Bagnolet de 1959 à 1986. []
  2. Serge Lana (1927-2011), architecte-urbaniste conseil pour la Ville de Bagnolet à l’époque du projet. []
  3. François Lacour (1960-*), photographe, site internet []
  4. Jocelyne Riou (1943-*), ancienne conseillère municipale de Bagnolet []
  5. Le parc automobile français est passé de 2 310 000 véhicules en 1950 à 6 240 000 véhicules en 1960. []
  6. Pour en savoir plus sur Bagnolet à l’époque de la construction du pôle, voir Mieux vivre à Bagnolet – Le débat est ouvert et Bagnolet, carrefour de l’Est parisien par Miroslav Sebestik, 1973 []
  7. Eurolines a été placé en liquidation judiciaire le 21 juillet 2020, actant la fermeture définitive de la gare routière internationale Gallieni (voir l’article de D. Goth, actu.fr). []
  8. Le tissu ordinaire de la ville de Bagnolet, là où les parcelles mutent indépendamment les unes des autres sans faire l’objet d’opération d’aménagement, la hauteur du bâti est globalement comprise entre rez-de-chaussée plus un étage et rez-de-chaussée plus quatre étages. []
  9. Unibail-Rodamco (Unibail-Rodamco-Westfield depuis 2017) est le leader européen de l’immobilier commercial. L’entreprise est notamment propriétaire des Quatre-Temps à La Défense et du Forum des Halles à Paris (sur la rénovation du Forum des Halles, voir Fromonot F., 2019, La comédie des Halles, La Fabrique, 250 p. []
  10. Stéphane Lemoine, fondateur de l’agence d’architecture et d’urbanisme AP5, mandataire de l’étude de design urbain sur le pôle Gallieni en 2018-2019 []
  11. À titre de comparaison : en 2018, le produit de fonctionnement de Paris était de 5 209 970 000 € et ses ressources d’investissement était de 1 532 820 000 €, respectivement 61 fois et 55 fois plus qu’à Bagnolet. []
  12. Observations personnelles et discussion avec des élus de la ville, actuellement et précédemment en mandat. []
  13. Est Ensemble est la communauté d’agglomération dont fait partie la ville de Bagnolet. []
  14. En 2018, le produit de fonctionnement de Bagnolet était de 85 369 000€ et ses ressources d’investissement étaient de 27 461 300 €. []
  15. Thierry Paquot analyse le développement de certains modèles urbains comme des désastres. Il classe notamment les centres commerciaux dans cette catégorie. Voir Désastres urbains, Les villes meurent aussi, 2015, La Découverte, 222 p. []
  16. « Ce que j’ai appelé junkspace (je ne ne saurais absolument pas traduire le mot, quand même architecture-bordel peut-être) est le réceptacle de la modernisation, une sorte de dépotoir, de désordre. Ce paysage évoque un lieu jadis bien ordonné qui aurait été secoué par un ouragan. En fait il n’a jamais été ordonné, ce n’est pas son problème, et nous nous trompons quand pour nous rassurer nous y voyons un désordre passager et rattrapable. Produit du vingtième siècle, le junkspace connaîtra son apothéose au vingt et unième siècle. Et ce sont les résidus des organisations antérieures, tout ce qui dans cet espace relève du plan, de la géométrie, qui lui confère un sentiment morne et attristant de résistance inutile, qui, en plus, en gêne les mouvements et les flux circulatoires. » (Koolhaas R. in Chaslin F., « Deux conversations avec Rem Koolhaas et caetera », Sens & Tonka, Paris, 2011, 143-145 []

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