#19 / Déborder en ville sans déborder la ville : le Hellfest à Clisson
Lise Bodin, Corentin Charbonnier et Thomas Sigaud
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Le Hellfest Open Air plus connu sous le nom « Hellfest » est un festival annuel consacré à la musique rock et metal se tenant depuis 2006 à la fin du mois de juin. Il fait partie des plus importants festivals de France en termes de fréquentation avec plus de 60 000 festivaliers accueillis par jour. Après l’annulation du festival en 2020 et en 2021 en raison du contexte sanitaire, l’édition 2022 a été exceptionnellement organisée sur deux week-ends successifs, attirant 420 000 personnes au total. Le festival a ensuite repris en 2023 son déroulement normal sur quatre jours du jeudi au dimanche pour 240 000 festivaliers.
Le Hellfest a fait l’objet d’études mettant en avant son rôle dans la transformation du goût pour la musique metal (Guibert, 2020) ou des pratiques d’un public lui-même en évolution dans un espace événementiel spécifique (Guibert, 2022). D’abord marginal et contre-culturel le goût pour la musique metal se diffuserait et suivrait des formes d’organisation plus consensuelles incarnées par un festival de grande dimension et objet d’une grande couverture médiatique. Cette couverture médiatique a posé la question de l’acceptabilité du festival mais en suivant un angle très spécifique à savoir l’opposition aux organisateurs du festival et aux pouvoirs publics de groupes de pression catholiques dénonçant la musique metal et ses représentations comme portant atteinte à leur foi. L’intérêt donné à cette forme particulière de mobilisation contre le festival, restée peu ou prou sans effets sans être tout à fait éteinte1, a relégué au second plan d’autres formes de réflexion possible y compris sur les enjeux spatiaux et sociaux soulevés par l’implantation d’un festival de grande ampleur dans un espace périphérique.
En effet, par la taille de son public, par son emprise spatiale et sa programmation2 le Hellfest est un événement d’autant plus remarquable qu’il est installé à Clisson, une commune de 7 500 habitants située à trente kilomètres de Nantes, dont elle appartient à la couronne périurbaine, au sud-ouest du département de la Loire-Atlantique, dans un territoire viticole. Une particularité du Hellfest est que sa création ne répond pas à l’impulsion des politiques publiques locales ou d’un projet de marketing territorial (Millery et al., 2023), ni même à l’intention première d’animer le territoire (Didier-Fèvre, 2021) mais au projet porté par les fondateurs du festival de créer une « scène » localisée (Guibert, 2016)3 par et pour des amateurs d’un style alors peu produit. Les créateurs du Hellfest sont d’ailleurs originaires de Clisson et l’association organisatrice du festival y est domiciliée.
Les besoins générés par le Hellfest sont sans commune mesure avec les équipements proposés par la ville. C’est d’autant plus le cas que Clisson n’est pas l’objet de politiques volontaristes de création d’une « ville festive » (Gravari-Barbas, 2009). Aucun projet hôtelier, immobilier ou d’infrastructures de transport d’ampleur n’a à ce jour été réalisé en lien direct avec le festival. Pourtant, le Hellfest en tant que festival et événement culturel se tenant hors du temps quotidien, à la fois ponctuel et récurrent, et associé à un lieu précis (Brennetot, 2004), a doté Clisson d’une identité territoriale reconnue.
Le Hellfest à Clisson dessine une forme de centralité événementielle (Stock et al., 2020) aux logiques spatiales peu explicitées, ne serait-ce que parce que la littérature étudie d’abord les évènements dans les espaces denses des grandes villes en tant qu’instrument de pouvoir et de légitimation (Gravari-Barbas et Jacquot, 2007). La littérature consacrée aux événements dans les espaces périphériques porte souvent sur la mobilisation de communautés autour de ressources circonscrites dans l’espace (Cudny, 2013) ou sur la construction et la mobilisation d’imaginaires spatialisés (Didier-Fèvre, 2021). Elle souligne les enjeux de rationalisation (Baptista Alves et al., 2010) ou de pacification de l’espace (Garat, 2005) et met l’accent sur la contribution des festivals à l’activité économique locale dans des espaces en déprise (Drummond et al., 2021). Le décalage entre des festivals de grande taille et des espaces périphériques n’est que rarement abordé en sciences sociales (Didier-Fèvre, 2021).
Pour étudier ce décalage, nous reprenons le cadre d’analyse proposé par Dominique Boullier (2010) selon lequel un festival est toujours un débordement : débordement de la réserve émotionnelle4 propre à l’espace urbain (« climat ») ; débordement des dispositifs planifiés de maintien de l’ordre public (« cadrage sécuritaire ») ; débordement des infrastructures par les flux et les usages événementiels (« cadre bâti »). En choisissant de porter le regard sur la troisième modalité, toujours liée aux deux autres, nous proposons d’interroger les mécanismes d’organisation et de régulation produits par et autour des débordements créés par le décalage entre la taille du festival et les caractéristiques de l’espace périurbain qui l’accueille, décalage accentué par l’écart sociodémographique notable entre la population de Clisson, dont 27,3 % de la population est âgée de 60 ans ou plus, et les festivaliers. La question du débordement se pose d’autant plus vivement que la faible densité des espaces périphériques est autant une contrainte (faiblesse des équipements et des infrastructures d’accueil) qu’une opportunité (espace disponible, enjeux d’attractivité économique) pour accueillir un événement de grande ampleur, une ambivalence que n’appréhende pas la littérature consacrée à l’inscription des événements dans les espaces centraux des grandes métropoles.
Les matériaux mobilisés ont été collectés par deux dispositifs d’enquête qualitative et quantitative. L’enquête qualitative repose sur une observation participante des pratiques du public du Hellfest dans et autour du site du festival (écoute, danse, consommation, déplacements, hébergement…) avec collecte de matériaux photo, audio et vidéo, pratiquée de manière répétée depuis l’édition 2007. Elle a été renforcée lors de l’édition 2023 par le suivi en immersion des déplacements des festivaliers autour du site du festival. Ce dispositif d’enquête a été prolongé par la diffusion en décembre 2022 d’un questionnaire portant sur les goûts et les pratiques de consommation des festivaliers (Encadré).
Encadré. Enquête par questionnaire auprès du public du Hellfest
Cette enquête est le produit de plusieurs années d’accès au terrain permis et facilité aux auteurs par l’association productrice du Hellfest d’abord sous la forme de l’accès au Hellfest comme terrain d’enquête pour deux recherches doctorales (l’une soutenue en 2015 et l’autre en cours) puis par la conclusion d’un projet d’enquête quantitative de gré à gré autour d’un double objectif opérationnel (identifier les besoins et les pratiques de consommation des festivaliers) et scientifique (récolter des informations portant sur les pratiques culturelles et de consommation des festivaliers pendant et autour du festival). Pour cette enquête, un questionnaire a été diffusé par email en décembre 2022 auprès de plus 30 000 personnes ayant acheté au moins un billet d’entrée pour la double édition de 2022 avec au total 13 000 réponses exploitables. Le questionnaire portait sur les pratiques culturelles des répondants, leurs goûts en matière de musique, leurs attentes vis-à-vis du festival, leurs pratiques de consommation pendant le festival, ainsi que leurs conditions de venue et de séjour. Malgré le taux de réponse élevé, seuls les acheteurs de billets ont été sollicités. Les festivaliers n’ayant pas eux-mêmes acheté leurs billets, notamment les plus jeunes, n’ont donc pas pu répondre à l’enquête. Masculine à 73 % et âgée en moyenne de trente-neuf ans et trois mois, la population des répondants n’est pas nécessairement un reflet exact de celle des festivaliers. Cette enquête reste néanmoins une source précieuse en l’absence de données représentatives sur le Hellfest en particulier et sur les amateurs de musique metal en général. |
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Il ressort de ces matériaux que le débordement de l’espace urbain de Clisson par le Hellfest s’organise de manière structurée dans la ville, mais aussi dans les espaces dans lesquels celle-ci s’inscrit. Si le Hellfest a construit un espace distinct de la ville, il s’articule à elle de manière à ne pas déborder la ville, notamment par la régulation du stationnement et des flux. Le débordement dans la ville révèle alors des enjeux de captation des festivaliers par les commerces et contribue à des formes de régulation et de négociation entre les acteurs. L’étude de l’hébergement des festivaliers permet de révéler des logiques concentriques qui se jouent tant dans les interstices de l’espace urbain, qu’en inscrivant le Hellfest dans des formes plus larges de débordement de la ville.
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Le Hellfest aux portes de Clisson : cloisonnement et régulations
Parce que le Hellfest est installé sur un site dédié situé en périphérie de Clisson, l’enjeu principal de l’articulation de l’espace du festival à l’espace urbain est celui de l’organisation des flux de festivaliers. Le Hellfest est installé à la périphérie nord de Clisson depuis sa création, ne s’étant déplacé que de quelques centaines de mètres en 2012 pour permettre la construction d’un lycée. L’emprise totale du Hellfest est, en 2023 de 111 hectares, répartis de manière à peu près égale entre le parking Ouest, le camping de 35 000 places et le site du festival à proprement parler. Des fermetures de route et des aménagements de circulation organisent les déplacements des festivaliers entre les parkings, le centre-ville où est située la gare et les connexions reliant Clisson aux grands axes routiers (illustration 1).
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La circulation à pied vers le centre-ville et la gare ferroviaire est possible, mais rendue difficile par le dénivelé de part et d’autre de la Sèvre Nantaise qui traverse Clisson. Un système de navettes payantes relie le site du festival à la gare. Les déviations (en jaune sur l’illustration) et les fermetures de routes (en mauve sur l’illustration) matérialisent le travail de régulation des flux et des circulations mis en œuvre par les pouvoirs publics.
Une des particularités du Hellfest est d’occuper de manière pérenne l’espace dédié au festival, notamment par l’installation d’une sculpture de 10 mètres de haut représentant une guitare installée en 2014 sur le rond-point le plus proche de l’entrée du site et donnée à la ville de Clisson en 2022. Le site du festival lui-même reste en libre accès en dehors des périodes d’utilisation par le festival et sert de parc urbain le reste de l’année autour d’installations fixes. L’inscription du festival dans l’espace urbain obéit à une logique temporelle (Gravari-Barbas et Jacquot, 2007) qui ne se limite pas à la simple succession d’une temporalité et d’une spatialité pleines en période d’organisation du festival à une temporalité et une spatialité vides pendant les périodes inter-festival. L’espace dédié au festival est ici rendu à une utilisation quotidienne en-dehors de la tenue du Hellfest, l’espace de l’événement devenant un équipement urbain à part entière (Gravari-Barbas, 2009).
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Cette clôture du site pendant la durée de l’événement s’accompagne de dispositifs de régulation des débordements liés aux flux et aux circulations dans l’espace urbain. Le contrôle du camping sauvage et du stationnement gênant fait l’objet d’efforts appuyés avec la fermeture de l’axe routier D54 orienté nord/sud, de l’axe D149, orienté est/ouest qui sépare le site du festival de l’espace, l’organisation de déviations, la distribution de laissez-passer aux riverains ou encore l’installation d’un important dispositif de barrières et de plots autour de Clisson et dans le centre-ville (illustration 1). Les relations entre le Hellfest et la mairie de Clisson sont encadrées par une convention désormais pluriannuelle qui identifie les responsabilités du festival dans le maintien de l’ordre public, formalise et évalue la mise à disposition de terrains et de ressources par la mairie5.
Une déambulation depuis le point de fermeture sud-est de la D149 jusqu’au site du festival en passant par le parking festivalier Est – dont le parcours est représenté dans l’illustration 1 – fait apparaître la coexistence de nombreux dispositifs de régulation. Certains de ces dispositifs sont informels et sont mis en place par les riverains dans des espaces situés à la frontière des zones régulées par les pouvoirs publics. Habitants ou commerçants forment une troisième catégorie d’acteurs engagés dans la régulation des flux à côté des organisateurs du festival et des pouvoirs publics. Ils ont recours à des dispositifs artisanaux qui peuvent reprendre les codes de la signalétique routière (illustration 3) afin de protéger le droit de jouissance d’espaces privatifs ou d’éviter que des dispositifs (parking commercial par exemple) soient détournés de leur usage par les festivaliers. Des talus peuvent être interdits au stationnement par de simples tasseaux plantés au sol, un ruban de balisage ou par une pancarte improvisée.
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Des dispositifs formels (signalisation, plots, barrières, affichages…) sont mis en place par les services publics et peuvent être appuyés par la présence de bénévoles sur les points de fermeture à la circulation (illustration 4). Des formes de débordement restent cependant visibles comme aux marges du parking Est (illustration 5). Les dispositifs de régulation, qui s’accumulent parfois en certains points (illustration 6), organisent la canalisation du flux de piétons en provenance du parking et des marges du festival jusqu’à la D149 et drainent les festivaliers convergeant vers le site (illustration 4).
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Le stationnement et le camping apparaissent dans la presse locale ou dans les délibérations du conseil municipal de Clisson6 comme les deux nuisances principales dont les riverains demandent la régulation. La mise en place d’une offre de parking adaptée au nombre de festivaliers commence en 2019. L’organisation de la double édition exceptionnelle en 2022, qui a vu une partie des festivaliers séjourner sur le territoire entre les deux week-ends de festival et le nombre de festivaliers atteindre un record de 420 000 personnes, a été rythmée par des comités de pilotage et des réunions publiques organisées par la mairie de Clisson dont l’objectif est de permettre aux habitants et aux élus municipaux de mettre certains sujets à l’ordre du jour de l’organisation du festival. Les organisateurs du Hellfest sont par ailleurs régulièrement invités au conseil municipal de Clisson dont les comptes-rendus montrent que les enjeux de circulation, de stationnement mais aussi de nuisance sonore animent les débats politiques à l’échelle de la commune. L’extension du parking et la mise en place de restrictions de stationnement et de circulation en ville est un travail conjoint de régulation des débordements du cadre bâti (Boullier, 2010) construit autour de l’accord affiché par les deux parties sur l’intérêt commun à maintenir l’organisation du Hellfest à Clisson7.
En ce sens, l’évolution de l’organisation du festival marque la forte régulation d’une forme de débordement de la ville. Les festivaliers ne sont pour autant pas entièrement cantonnés sur le site du festival et débordent dans la ville par leurs pratiques de consommation.
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Le Hellfest dans Clisson : appropriation et captation
Si le débordement de la ville par les flux a été identifié comme une nuisance et fait donc l’objet d’une forte régulation depuis 2019, la question se pose différemment s’agissant des pratiques de consommation des festivaliers et de la place qui leur est donnée en ville. Pendant la durée du festival, le paysage urbain de Clisson est travaillé par les codes visuels du Hellfest. Outre la signalétique routière qui matérialise l’emprise du festival sur les utilisations de l’espace, des bannières accrochées au mobilier urbain reprennent les illustrations et les logos du Hellfest, ainsi que l’expression « Clisson rock city » forgée par les organisateurs du festival. L’offre commerciale dans le centre-ville de Clisson est aussi marquée par l’implantation du festival dans le temps. On observe la mise en valeur saisonnière de produits culturels, vestimentaires ou alimentaires à destination des festivaliers mais aussi l’installation progressive de commerces pérennes en lien avec les pratiques des festivaliers comme des salons de tatouage. Cette offre spécifique n’est à ce stade pas intégrée à un réel projet de marketing territorial qui irait au-delà du gain de notoriété dont fait bénéficier le Hellfest à Clisson, mais l’intégration du festival dans le paysage urbain du centre-ville est accompagnée par les acteurs locaux cherchant à valoriser et à tirer profit de cet afflux de consommateurs. Si les ressources touristiques traditionnelles de Clisson et de ses environs sont dans le patrimoine bâti ou le vignoble, l’association de la ville au Hellfest est une forme indéniable de publicité pour le territoire. Il reste que cette intégration peut être négociée par les acteurs. On peut citer comme exemple l’organisation par la ville de Clisson d’un jeu concours pour inciter les résidents à fréquenter les commerces du centre-ville pendant la durée du festival en 2023, malgré les restrictions de circulation (illustration 8).
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Si cette affiche reprend le geste de la main largement utilisé par les amateurs de musique metal comme signe de reconnaissance et d’approbation, il reste qu’elle peut être interprétée comme une façon de négocier l’emprise du festival sur Clisson. Les éléments de communication spécifiques au Hellfest, pourtant largement utilisés dans l’espace public, ne sont pas repris ici et « Clisson rock city » est remplacée par « Clisson ville rock ». Surtout, l’organisation de ce concours est justifiée, par le maire de Clisson dans la presse locale, par le fait que les commerces dont l’activité n’est pas liée au Hellfest perdraient des clients, malgré la régulation de la circulation et du stationnement. Le débordement du festival en ville provoque ainsi un conflit d’usage (Baptista Alves et al., 2010) entre la clientèle habituelle de commerces quotidiens et la clientèle exceptionnelle du festival. Ce conflit n’oppose pas les commerçants du centre-ville au public du Hellfest mais les commerces qui voient leur clientèle habituelle évincée par les festivaliers d’une part8 à ceux qui parviennent à capter cette clientèle festivalière d’autre part.
Pour capter les consommateurs, certains commerces organisent le débordement du festival dans la ville. Un cas emblématique est celui du supermarché E. Leclerc de Clisson et de sa galerie marchande, situés entre le parking et le camping du festival. Pendant le festival, le supermarché adapte son offre commerciale en donnant plus de place à certains produits comme la bière ou des produits culturels. Des affichages en lien avec la musique metal sont mis en place. L’identité visuelle du festival est mobilisée avec l’installation au-dessus de l’accès au parking d’une structure scénique et du logo officiel du Hellfest (illustration de couverture). Le centre commercial organise aussi depuis 2015 une série de concerts Hellfest le Off by Leclerc Clisson. Une trentaine de groupes s’y sont produits en 2023 sur deux scènes faisant écho à la double scène principale du festival.
L’inscription dans l’espace public de produits, de références visuelles, de pratiques culturelles, d’installations matérielles propres au festival contribue à créer une « ambiance urbaine » (Guibert, 2016) qui contribue à produire le transfert de notoriété du festival vers la ville. Elle sert ainsi de « dispositif de captation » (Cochoy, 2004) à destination des festivaliers. Le caractère fortement mobilisateur du metal pour son public, joint au caractère rituel du festival, rend cette stratégie efficace et contribue à inscrire les marqueurs sonores et visuels du festival, ainsi que les pratiques des festivaliers dans l’espace urbain dans une forme de débordement négocié du festival dans la ville.
Les formes de débordement occasionnées par les pratiques de consommation prennent le pas sur celles créées par le stationnement interdit et le camping sauvage qui parsemaient autrement l’espace urbain. L’augmentation du nombre de festivaliers avant la double édition de 2022 s’était ainsi traduite par la multiplication des stationnements gênants, par exemple le long des routes départementales, et de pratiques de camping sur les terre-pleins ou les places de stationnement des zones résidentielles pavillonnaires (illustration 9).
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Si, comme on a pu le voir plus haut, ces formes de débordement ont fait l’objet d’un important travail de régulation, l’hébergement des festivaliers reste un motif de débordement dans la ville. Il est rendu visible en premier lieu par la transformation de terrains particuliers en espaces de camping loués par leurs propriétaires. Ces installations, qui vont de tentes isolées dans des jardins pavillonnaires à des ensembles de quelques dizaines de tentes sur des terrains plus grands en marge de la ville, impriment une marque temporaire dans l’espace urbain. De même, le flux nocturne de festivaliers quittant le site à pied en direction de la ville et en se réduisant au fur et à mesure que les marcheurs rejoignent des hébergements chez l’habitant rend visible des formes plus discrètes de débordement dans la ville.
Le site du festival ne pouvant pas accueillir tous les festivaliers, ne serait-ce que ceux et celles qui ne choisissent pas le camping, la fermeture nocturne se traduit par un débordement des festivaliers d’autant plus visible que l’offre professionnelle d’hébergement est peu développée à Clisson, y compris pendant le festival. Ce sont donc les interstices propres à un espace périurbain peu dense qui permettent d’absorber la demande d’hébergement émanant d’une population festivalière quotidienne supérieure à l’ensemble de la population de l’unité urbaine de Clisson. À ce titre, le débordement du festival n’est pas qu’une nuisance ou l’occasion de conflits d’usage, puisqu’il permet aux résidents participant à l’offre d’hébergement de capter une partie des retombées liées à l’hébergement des festivaliers.
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Logement et hébergement : une logique d’inscriptions concentriques
L’observation sur le terrain des déplacements et de l’hébergement des festivaliers a justifié l’intégration dans l’enquête par questionnaire d’un module de questions spécifiques visant à objectiver les choix et les pratiques des festivaliers. L’hébergement est en effet un enjeu majeur pour l’accueil chaque jour d’un nombre de festivaliers plus de trois fois supérieur à la population de l’unité urbaine de Clisson, d’autant plus que 75 % des répondants ne résident ni en Loire-Atlantique, ni dans les départements de Vendée ou du Maine-et-Loire proches de Clisson. Les résultats de l’enquête quantitative permettent d’ajouter un niveau supplémentaire à cette logique de débordement de l’espace du festival. En effet, l’examen des choix d’hébergements montre que ceux-ci intègrent Clisson et le festival dans un espace régional qui s’étend des communes environnantes jusqu’à Nantes.
L’offre de camping organisée par le festival absorbe une grande partie des festivaliers puisqu’elle est déclarée comme mode d’hébergement par 34,1 % des répondants. La modalité suivante (22,7 %) regroupe hôtel, gîte et hébergement chez l’habitant. 13,1 % des répondants indiquent s’être logés à leur domicile, soit deux fois moins environ que la proportion de festivaliers résidant dans le département ou dans un département limitrophe à Clisson. 11,2 % ont campé en dehors du camping officiel du festival et 7,9 % ont été hébergés par de la famille ou des amis9.
Le sexe des répondants joue un rôle dans la distribution des modes d’hébergement (annexe 1). Les femmes sont nettement sur-représentées parmi les répondants s’étant logés à leur domicile (15 % contre 11,9 % des hommes), légèrement sous-représentées parmi les usagers du camping officiel (32,2 % contre 33,7 %) ainsi que chez l’habitant (21,3 % contre 22,7 %), et nettement sous-représentées parmi les usagers des autres formes de camping (10,1 % contre 13,4 %)10. En termes d’âge, quelques tendances se dessinent nettement (annexe 2) : le camping officiel est surreprésenté parmi les 20-34 ans (il représente jusqu’à 57,5 % des modes d’hébergement cités par les 25-29 ans) alors que la modalité hôtel et autres est surreprésentée chez les 40 ans et plus11.
Cet effet d’âge peut se comprendre par l’évolution des préférences et du pouvoir d’achat pouvant être consacré à l’hébergement chez les festivaliers plus âgés. Il se superpose à un effet de génération que l’on peut appréhender par le nombre d’éditions fréquentées. L’hébergement chez des amis, de la famille ou au domicile du répondant est en effet plus souvent déclaré par ceux et celles qui déclarent être allés à au moins sept éditions du festival. Les répondants les plus expérimentés dans leur fréquentation du festival, peut-être plus aguerris à l’organisation de leurs déplacements, ont développé des stratégies d’hébergement de proximité : ils sont 23 % à avoir été hébergés à plus de 10 kilomètres contre 32 % des primo-festivaliers. Au contraire de l’ancienneté, l’âge ne joue pas de rôle déterminant sur la distance de l’hébergement au festival : seul le camping officiel est sous-représenté parmi les répondants les plus âgés.
La distance au lieu du festival suit, dans l’ensemble, une distribution décroissante. Si les festivaliers hébergés au camping officiel sont, par définition, hébergés sur le site du festival, le tableau 1 indique que 19,2 % des répondants ont été hébergés à moins de 2 kilomètres, 16,7 % l’ont été entre 2 et 10 kilomètres, 13,5 % entre 10 et 30 kilomètres et enfin 11,7 % à plus de 30 kilomètres. Au total, plus de 40 % des festivaliers déclarent avoir été hébergés à une distance correspondant à au moins une demi-heure de marche du festival et un quart d’entre eux à une distance d’au moins dix kilomètres et difficilement réalisable à pied.
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Les modes d’hébergement du festival prennent ainsi la forme de cercles concentriques depuis l’épicentre qu’est le site du festival. Cette centralité a une influence sur la façon dont le Hellfest s’inscrit dans Clisson et rayonne sur un vaste territoire alentour. Mode d’hébergement et distance au festival se superposent par degrés. Ainsi, 63 % des individus logés en camping (hors camping officiel) le sont à moins de deux kilomètres du site ; 65 % des individus logés en gîte, à l’hôtel ou chez l’habitant le sont entre 2 et 10 kilomètres du site ; 77 % des individus s’étant logés chez eux le sont à plus de 10 kilomètres du festival.
Les capacités d’hébergement à Clisson étant insuffisantes et le camping officiel ne répondant pas à tous les besoins d’hébergement, le public du Hellfest déborde du site par des changements d’échelle successifs. Le fait que l’âge joue un rôle discriminant en matière de mode d’hébergement, mais pas en matière de distance au festival, dessine une gamme de choix complexes de la part des festivaliers qui ne se distribuent pas entre les plus âgés qui choisiraient le confort d’hébergements formels situés plus loin du site du festival et les plus jeunes qui choisiraient la proximité du site au prix de conditions d’hébergement moins confortables. Cette inscription concentrique dans les espaces qui entourent Clisson est en partie créée par un travail de régulation des flux qui dépasse largement la commune. L’organisation de la circulation des trains tout au long de la nuit et le développement de l’offre de navettes de et vers le site du festival rendent possible l’intégration de l’offre d’hébergement située à Nantes dans la sphère du festival12. Cholet, située à une quarantaine de kilomètres à l’est de Clisson soit à une distance au festival comparable à celle de Nantes, reste marginale dans les hébergements. L’écart de taille (670 000 habitants dans l’unité urbaine de Nantes contre 55 000 dans celle de Cholet) et de capacité d’accueil touristique explique sûrement l’absence de navettes et de liaisons orientant les festivaliers vers Cholet.
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Conclusion
Le Hellfest, festival de grande échelle installé depuis plus de quinze ans dans une petite ville périurbaine, interroge de manière originale ce que l’événement peut faire à la ville. Par son emprise sur l’espace et par les flux qu’il génère, le Hellfest déborde largement dans et de Clisson. Le travail de régulation, renforcé pour préparer la double édition exceptionnelle de 2022 et son affluence record, fait que le Hellfest déborde bien en ville sans déborder la ville.
La typologie proposée par Dominique Boullier (2010) illustre la dynamique de ce débordement. D’abord absorbé par les interstices caractéristiques du « cadre bâti » d’un espace urbain peu dense, il a été régulé par un « cadrage sécuritaire » visant à empêcher les troubles à l’ordre public (stationnement, camping, circulation). Le débordement de la réserve émotionnelle, qui constitue le « climat » du festival, est alors d’autant mieux accepté que les habitants, comme les commerçants peuvent s’employer à capter le flux de consommation apporté par les festivaliers, ce qui ne serait pas possible si le public restait cantonné dans l’enceinte du festival. Mais ces interstices ne sont pas la seule ressource proposée par Clisson face aux débordements du festival dans la ville. En tant qu’espace périurbain, Clisson est aussi connectée avec d’autres communes périurbaines, comme l’aire d’attraction nantaise. L’inscription du festival dans les aires d’attraction organise une forme de débordement concentrique révélée par les choix d’hébergement des festivaliers.
L’investissement des interstices comme l’intégration de Clisson à un tissu urbain et périurbain plus large viennent ainsi souligner l’importance de prendre en compte les matérialités de l’espace urbain et de ne pas se contenter d’une lecture du festival réduite aux seuls angles du marketing territorial ou de la communication. Si le Hellfest s’est construit sans entretenir de liens organiques avec les pouvoirs publics, ne serait-ce que parce qu’il n’est pas l’émanation d’une politique culturelle ou d’attractivité du territoire, des mécanismes de régulation ont émergé au fil du temps. L’inscription du Hellfest dans Clisson est un processus au long cours dans lesquels des problèmes sont identifiés pour être régulés (circulation, stationnement), encadrés (nuisances sonores) ou, plus récemment, mis à l’agenda (impact environnemental). Les conflits d’usage entre population locale et festivaliers restent à être étudiés en regard de l’évolution du profil sociodémographique de ces derniers, moins jeunes, plus qualifiés et plus diplômés que ce qui pouvait être attendu d’un public d’amateurs de musique metal.
Ainsi, ce que le Hellfest fait à Clisson doit être appréhendé au prisme de l’évolution des relations entre le festival et les acteurs de l’espace urbain. Ces rapports sont modelés par le travail de régulation engagé par les organisateurs du festival et les pouvoirs publics à destination d’acteurs locaux dont les intérêts ne sont pas tous identiques et qui oscillent entre résistances et adhésion au festival. Les projets de développement futur par les organisateurs du Hellfest d’activités commerciales et récréatives pérennes sur le site du festival, avec l’ouverture d’un bar-brasserie ouvert toute l’année et l’installation à l’année d’une sculpture monumentale animée13, vont probablement modifier la temporalité actuelle de fermeture/ouverture du site à l’espace urbain. Jusqu’ici éphémère et réversible, le débordement du Hellfest dans la ville soulèvera ainsi des enjeux pour les acteurs locaux dont il faudra étudier les nouveaux équilibres.
LISE BODIN, CORENTIN CHARBONNIER ET THOMAS SIGAUD
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Lise Bodin est doctorante en anthropologie à l’université de Tours (UMR Citeres 7324, équipe Cost). Sa thèse porte sur l’économie de la scène metal.
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Corentin Charbonnier est docteur en anthropologie et Ater à l’université de Tours (UMR Citeres 7324, équipe Cost). Ses recherches portent sur l’étude des festivals metal et de ses acteurs (artistes et publics).
corentin.charbonnier@univ-tours.fr
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Thomas Sigaud est maître de conférences en sociologie à l’université de Tours (UMR Citeres 7324, équipe Cost). Ses travaux articulent collecte et traitement de matériaux empiriques mixtes et inscription spatiale des phénomènes sociaux.
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Couverture : Structure scénique et logo du Hellfest à l’entrée du parking du centre commercial E. Leclerc de Clisson (Bodin, Charbonnier et Sigaud, juin 2023)
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Bibliographie
Baptista-Avles H., Campon Cerro A. M. et Ferreira Martins A. V., 2010, « Impacts of small tourism events on rural places », Journal of Place Management and Development, n°3, vol. 1, 22-37
Boullier D., 2010, La ville-événement. Foules et publics urbains, PUF, 147 p.
Brennetot A., 2004, Des festivals pour animer le territoire, Annales de Géographie, n°635, 29-50
Cochoy F. (dir.), 2004, La captation des publics. C’est pour mieux te séduire, mon client…, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 297 p.
Cudny W., 2013, « Festival tourism – the concept, key functions and dysfunctions in the context of tourism geography studies », Geograficky casopis / Geographical journal, n°62, vol. 2, 105-118
Didier-Fèvre C. 2021, « ‘Rap des villes, rap des champs’ : Imaginaire territorial rural et festival musical périurbain », Géocarrefour, n°95, vol. 3, en ligne
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Garat I., 2005, « La fête et le festival, éléments de promotion des espaces et représentation d’une société idéale », Annales de géographie, n°643, vol. 3, 265-284
Gravari-Barbas M., 2009, « La “ville festive” ou construire la ville contemporaine par l’évènement », Bulletin de l’Association des Géographes Français, n°86, vol. 3, 279-290
Gravari-Barbas M. et Jacquot S., 2007, « L’événement, outil de légitimation de projets urbains : l’instrumentalisation des espaces et des temporalités événementiels à Lille et Gênes », Géocarrefour, n°82, vol. 3, en ligne
Guibert C., 2022, « Être festivalière au Hellfest. Passions et transgressions féminines dans un univers culturel masculin », Ethnologie française, n° 2, vol. 52, 358-380
Guibert G., 2016, « La scène comme outil d’analyse en sociologie de la culture », L’Observatoire, n°1, vol. 47, 17‑20
Guibert G., 2020, « La musique metal, une mondialisation minoritaire », Hermès, La Revue, n° 86, vol. 1, 164-169
Millery, E., Négrier, E. et Coursière, S., 2023. « Cartographie nationale des festivals : entre l’éphémère et le permanent, une dynamique culturelle territoriale », Culture études, n°2, 1-32
Stock M., Coëffé V., Violier P. et Duhamel P., 2020, « La qualité des lieux touristiques : lieux communs, lieux urbains », in Stock M., Coëffé V., Violier P., Duhamel P., Les enjeux contemporains du tourisme, Rennes, PUR, 383-428
Annexes
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Pour citer cet article : Bodin L., Charbonnier C. et Sigaud T., 2024, « Déborder en ville sans déborder la ville : le Hellfest à Clisson », Urbanités, #19 / Urbanités événementielles, en ligne.
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- En 2015 encore, l’association Les Amis du Collectif pour un Festival Hellfest Respectueux de Tous est créée pour dénoncer l’« anti-christianisme », le « satanisme », « l’occultisme » qui seraient véhiculés par la musique metal. Elle a été déboutée de ses actions en justice contre le festival et la mairie de Clisson, notamment par une décision de la 4e chambre de la Cour d’appel administrative de Nantes en date du 27/01/2022. [↩]
- La programmation de la double édition 2022 a réuni plus de 350 groupes et l’édition 2023 environ 180 groupes. [↩]
- Une association clissonnaise créée en 2000 avait déjà été à l’origine du Furyfest, festival de musique rock et metal organisé à Clisson puis dans d’autres villes de l’Ouest entre 2002 et 2005. On retrouve des participants à ces premiers projets dans l’équipe fondatrice du Hellfest. [↩]
- La réserve émotionnelle est ici définie comme une attitude « considérée comme typique de la ville » consistant à « ne rien laisser paraître de ses émotions et à ne pas engager d’interactions avec les inconnus » (Boullier, 2010). [↩]
- La mise à disposition de terrains et le travail des services techniques de la mairie pendant le festival sont ainsi évalués à environ 240 000 euros par an. Les subventions directes et indirectes des pouvoirs publics sont modestes par rapport à la taille du festival et le Hellfest, en se portant acquéreur d’une partie des terrains utilisés par le festival, prend aujourd’hui en charge l’essentiel des frais d’aménagement des sites. [↩]
- Hernot M., « Nuisances sonores du Hellfest : ‘On sait déjà qu’on ne sera pas dans les normes’ », Ouest France, 27 avril 2023, en ligne [↩]
- Cet intérêt commun s’est notamment fait voir en 2012 lorsque les pouvoirs publics ont, de manière exceptionnelle, participé financièrement à l’aménagement de l’actuel site du festival. [↩]
- C’est ce qu’indique le dispositif artisanal mis en place par un commerce d’ameublement visible dans l’illustration 3, justifié par la crainte que le stationnement de véhicules de festivaliers puisse empêcher les clients de se garer sur les places de parking destinées à la clientèle. [↩]
- Les dernières réponses correspondent à la modalité « autres » ou aux répondants ayant déclaré au moins deux modes d’hébergement différents. [↩]
- L’effet du sexe reste difficile à isoler puisque 50 % des femmes ayant répondu à l’enquête disent être venues en couple. Une part importante d’entre elles se sont donc logées dans le même hébergement que leur conjoint. [↩]
- Voir les résultats détaillés en annexe. [↩]
- Sans compter le rôle joué par des initiatives privées comme le développement d’une offre de véhicules de transport avec chauffeur (VTC) pendant la durée du festival. [↩]
- Argentini C., 2023, « Hellfest. Pour sa Gardienne des ténèbres, le festival espère 7 millions d’euros de fonds publics », Ouest France, 25 mai 2023, en ligne [↩]