#19 / La place des villes dans la « festivalisation » de la culture (spatialités, publics, gouvernance)

Julien Audemard, Aurélien Djakouane, Edwige Millery et Emmanuel Négrier

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Ce papier propose de documenter la place des villes dans la festivalisation de la culture à partir d’un triple regard – cartographique, sociologique et politique – fondé sur l’exploitation urbaine de trois recherches récemment conduites sur l’intégralité du phénomène (Djakouane et Négrier, 2021 ; Millery et al., 2023 ; Audemard et al., 2024). Ce qu’il est convenu d’appeler « festivalisation » de la culture (Newbold et al., 2015) renvoie à une pluralité de dimensions : extension en nombre, diversification thématique et diffusion spatiale. Ces trois mouvements correspondent à une valorisation croissante de l’événement, dans le secteur culturel, au détriment du primat donné à la programmation permanente dans le cadre de saisons.

Dans ce papier, nous interrogerons d’abord le poids des villes dans ce triple phénomène. Nous analyserons ensuite la sociologie particulière des publics des festivals urbains. La promesse d’une diversification, grâce aux festivals, de la sociologie des publics de la culture, est fréquemment formulée (Mair et Duffy, 2018), notamment en ce qui concerne les jeunes et les catégories sociales les moins favorisées. Elle est plus rarement tenue (Lamond et Platt 2016 ; Négrier, 2017). En quoi est-elle effective au travers des données quantitatives que nous avons pu rassembler (Djakouane et Négrier, 2021) ? Enfin, il s’agira de voir en quoi les dynamiques de création de festivals urbains, répondent à des profils sociaux et des motivations spécifiques par rapport à ceux des festivals ruraux. Notre analyse repose ici sur une première exploitation d’une nouvelle enquête portant notamment sur l’identité sociologique des créatrices et créateurs de festivals, à l’appui d’un échantillon de plus de 1 237 événements, parmi lesquels on trouve des manifestations majeures aux plans sectoriel et métropolitain tels que les Nuits de Fourvière (Lyon), Le Festival du court-métrage (Clermont-Ferrand), le Festival d’Avignon, ou encore Montpellier-Danse ou les Transmusicales de Rennes, mais aussi des centaines d’événements plus modestes, qui illustrent la diversité de ce que recouvre la festivalisation.

Pour répondre à ces questions, notre article s’appuie sur des données issues de trois dispositifs d’enquête statistique. Le premier est un recensement, mené par le Département des études, de la prospective, des statistiques et de la documentation du Ministère de la Culture (DEPS) en 2022, des festivals français ayant connu une édition en 2019, soit au total 7 283 évènements localisés à l’échelle de l’établissement public de coopération intercommunale (EPCI) et pour lesquels nous disposons d’information à propos de leur discipline artistique dominante, de leur décennie de création et de leur saisonnalité. Le deuxième dispositif est la recherche SoFest ! menée entre 2019 et 2020, au cours de laquelle nous avons interrogé par questionnaire, in situ, 26 002 spectateurs de 92 festivals de musiques, de danse, de théâtre et de cirque. Enfin, la recherche CoFest !, débutée en 2022, mobilise des matériaux qualitatifs recueillis par entretiens semi-directifs ainsi que des données quantitatives récoltées au travers d’une enquête par questionnaires originale administrée de février à juin 2023 auprès des 7 300 festivals recensés sur le territoire français. Cette enquête quantitative, sur laquelle nous nous appuierons dans cette dernière partie, a permis de rassembler 1 237 réponses de la part de créateurs ou de directeurs de festivals renseignant le contexte de création de leurs évènements. Bien qu’il ne s’agisse que d’un échantillon de convenance, les 1 237 festivals étudiés présentent des caractéristiques similaires à ceux de la base des 7 300 festivals constituée par le DEPS au regard de leurs disciplines artistiques, de leur décennie de création et de leur saisonnalité.

Les festivals et la question urbaine : cartes sur table

La festivalisation de la culture se mesure par la densification du phénomène

La catégorisation selon la densité communale proposée par l’Insee permet de distinguer les communes urbaines des communes rurales selon la concentration de la population au sein de celles-ci (Simon et al., 2022). Ce zonage est harmonisé à l’échelle européenne. La définition des grands centres urbains, correspondant aux cities européennes, reste inchangée par rapport au précédent zonage. Elle renvoie aux communes dont au moins la moitié de la population habite dans un cluster urbain dense de plus de 1 500 habitants au km2. Les communes de densité intermédiaire et les communes rurales sont en revanche subdivisées en trois catégories : les centres urbains intermédiaires, les ceintures urbaines et les petites villes d’une part, les bourgs ruraux, les communes rurales à habitat dispersé et les communes rurales à habitat très dispersé d’autre part.

En France, on comptabilisait environ 2 000 festivals à la fin du XXe siècle, et notre récente et première cartographie nationale du phénomène en recense près de 7 300 (Millery et al., 2023), qui distinguent trois niveaux territoriaux : près d’un tiers des festivals (32 %) ont lieu dans les grands centres urbains et incarnent ainsi la dynamique de métropolisation des festivals à l’œuvre au cours des trois dernières décennies ; près d’un tiers se déroulent dans l’urbain intermédiaire, et au sein des trois classes, principalement dans les centres urbains intermédiaires (19 %), tandis que les petites villes (9 %) et les ceintures urbaines (5 %) sont moins souvent le lieu d’implantation de festivals ; enfin, un dernier tiers trouve place dans les territoires ruraux. Ainsi, plus des deux tiers des festivals se déroulent dans un cadre urbain, plus ou moins dense.

La festivalisation de la culture témoigne d’abord de l’extension du phénomène lui-même, avec une croissance considérable d’événements entre le début de la décennie Lang à nos jours (Martigny et al., 2021). Dès 1982, et de façon volontariste, l’action menée au Ministère de la Culture à partir du premier mandat de Jack Lang a cherché à faire de la culture une fête populaire, dont la dimension événementielle est valorisée. Cette impulsion, initiée avec la première fête de la musique le 21 juin 1982, conduit à la multiplication des événements culturels festifs. Certains sont directement organisés par la puissance publique, comme La Fête de la musique, Les Journées du Patrimoine ou Les Arts au soleil. D’autres, l’écrasante majorité, sont soutenus par le biais de subventions croissantes. Si plusieurs festivals historiques existaient bien avant cette décennie, on assiste à une croissance rapide du phénomène, avec un élargissement des esthétiques en matière de musique (Jazz à Vienne, créé en 1981), de spectacle vivant (Chalon dans la rue, dédié aux arts de la rue, fondé en 1987) ou encore d’arts visuels. Aujourd’hui, sur les 7 300 festivals recensés ayant connu une édition en 2019, près de la moitié d’entre eux ont vu le jour au cours de la dernière décennie. Ce fort renouvellement du fait festivalier (voir figure 1) mérite d’être examiné par phases, carte sur table.

1. Décennies de création des festivals (Stéphane Coursière, 2022)

Les festivals créés avant 1980 étaient souvent le résultat d’aventures identifiées à des créateurs et projets singuliers qui s’appuyaient peu sur des politiques publiques, à l’instar du festival d’Avignon créé en 1947 par Jean Vilar. Leur implantation est donc variable, rurale ou urbaine, en fonction de l’ancrage territorial des créateurs et créatrices de festivals. On identifie des villes (Avignon, Paris, Aix-en-Provence ou Orange, par exemple), mais aussi des univers plus ruraux (Prades, Sylvanès, Saint-Bertrand-de-Comminges, Marciac) qui doivent leur motivation singulière à un artiste, un lieu emblématique, un opérateur culturel articulant un projet singulier à des intérêts (artistiques, culturels, politiques) plus vastes.

Les années 1980 constituent le premier stade de la festivalisation, avec une amplification généralisée du nombre de festivals actifs créés lors de cette décennie par rapport à la période précédente. Les premières lois de décentralisation des années 1982 et 1983 contribuent à conférer une autonomie aux collectivités territoriales qui, pour certaines d’entre elles, décident de déployer des politiques culturelles ambitieuses. Les années 1990 voient se poursuivre la dynamique festivalière avec un nombre de festivals créés à cette période presque toujours supérieur à celui créé au cours des deux périodes précédentes. La festivalisation se traduit par une diffusion du phénomène bien au-delà des zones pionnières d’implantation des festivals historiques que sont les régions méridionales et la Bretagne. À l’instar de métropoles comme Montréal ou Barcelone, l’idée d’inscrire la ville sur la carte mondiale par un flux ininterrompu d’événements devient un registre de politique culturelle (Poulot, 2017). Les stratégies d’attractivité par la culture et de fondement (au moins partiel) des politiques culturelles sur le développement festivalier caractérisent cette période. Il faut souligner l’essor des festivals de musiques actuelles, dans une période qui n’est pourtant pas faste pour les financements culturels, ce qui explique en partie la relative modestie des soutiens publics à des événements qui, pour les plus notoires (Vieilles Charrues, Eurockéennes de Belfort, Jazz in Marciac, par exemple), vont devenir de véritables machines économiques, tout en restant formellement des projets associatifs.

Après un essoufflement du financement au début des années 2000, la dernière décennie voit se poursuivre la dynamique de croissance, souvent portée par les métropoles et grandes villes dans un contexte de compétition interurbaine. Même si ce mouvement d’urbanisation ne fait pas obstacle à une grande diffusion territoriale du phénomène au-delà du fait urbain, une certaine spécialisation événementielle s’y inscrit. Les villes ont compris qu’un festival contribuait à l’attractivité de leur territoire en attirant, autour d’un événement fédérateur, des publics divers à la recherche de partage d’un moment festif. Elles en ont fait un instrument de marketing territorial, accolant le nom de la collectivité à celui du festival (Festival des Arts de Bordeaux, Nancy Jazz Festival, Printemps de Bourges, Eurockéennes de Belfort, etc.).

L’extension du champ disciplinaire est à l’avantage des villes

La multiplication du phénomène festivalier, en particulier dans les villes, est également liée à l’extension des disciplines concernées par la dynamique événementielle. Historiquement lié à la musique et au spectacle vivant (Fléchet et al., 2013), le fait festivalier s’est progressivement élargi à d’autre disciplines du champ culturel : le cinéma et l’audiovisuel, les arts visuels et le livre et la littérature. Les festivals de cinéma, notamment, supposent la présence de salles, plus présentes et plus importantes en milieu urbain (voir figure 2). Au total, huit festivals de cinéma et d’audiovisuel se déroulent en milieu urbain, dont près de la moitié dans les grands centres urbains. Cela concerne aussi sept festivals d’arts visuels dont près de la moitié sont accueillis dans les grands centres urbains : Visa pour l’image à Perpignan, Rencontres de la photographie à Arles, Biennale d’art contemporain à Lyon ou encore, la biennale internationale de design de Saint-Étienne.

2. Disciplines dominantes des festivals en 2019 (Stéphane Coursière, 2022)

Enfin, l’extension du phénomène au-delà de la saison estivale concerne plus particulièrement les villes. Les festivals choisissant une programmation hors saison estivale ont plus souvent lieu dans les grands centres urbains qu’en zones rurales. Ceux d’avant-saison (programmés avant le 21 juin), soit plus d’un tiers des festivals, ou ceux d’après-saison (programmés après le 5 septembre), soit plus d’un quart de l’ensemble des événements, sont plus souvent localisés dans les grands centres urbains et dans les centres urbains intermédiaires (plus des trois quarts des festivals d’avant et d’après saison s’y déroulent) alors que la répartition territoriale des festivals estivaux est plus favorable aux territoires ruraux (près de la moitié des festivals de saison, soit 48 % de l’ensemble , se déroulent dans des espaces ruraux).

Public des villes, public des champs ?

Les festivals : un public de la culture comme les autres ?

Les disparités territoriales constituent un sujet récurrent du débat public (Veltz, 2014 ; Bouba‑Olga et Grossetti, 2015) et peuvent être appréhendées selon plusieurs dimensions de la vie économique et sociale (Insee, 2021). À l’image des questionnements liés aux métropoles, à leurs dynamiques, et à leurs capacités à offrir aux habitants de meilleures conditions de vie et d’accessibilité aux services, l’observation des festivals permet-elle de décrire cette dynamique ? De fait, la question de l’accès à l’offre culturelle – et singulièrement aux festivals – offre un sujet intéressant pour étudier la festivalisation à l’aune des disparités territoriales et des différents modes de vie qui vont avec. Pour discuter cette question, on s’intéressera donc aux publics des festivals et à la variation de leurs profils en fonction des types de territoire identifiés par l’Insee. Pour cela, nous mobilisons les résultats d’une enquête nationale sur les publics de 91 festivals (musique, danse, cirque, théâtre) qui rassemble un échantillon de 26 000 questionnaires (Djakouane et Négrier, 2021).

Avant d’entrer dans le détail de cette analyse, rappelons les principales caractéristiques des publics des festivals à l’échelle nationale. Ils présentent une dynamique forte de renouvellement de leurs publics ; ainsi, 38 % en moyenne des festivaliers viennent pour la première fois. Si la sociologie des publics varie en fonction de la programmation des événements – les festivals de musiques actuelles attirent des publics plus jeunes que ceux de musique classique, par exemple – de grandes caractéristiques demeurent. Citons-en trois principales : la surreprésentation des femmes, des diplômés de l’enseignement supérieur et des cadres et professions intellectuelles. Ces résultats coïncident avec ce que l’on sait déjà sur les pratiques culturelles à l’échelle nationale depuis les années 1970 (Lombardo et Wolf, 2020). Autre point important, et qui nous intéresse ici au premier plan, contrairement aux idées reçues, les publics des festivals sont principalement des publics locaux. En moyenne, plus de 75 % des publics d’un festival habitent la région où se déroule le festival. L’ancrage territorial des fréquentations festivalières justifie donc pleinement de s’intéresser à ces dynamiques territoriales. Enfin, rappelons que tous ces indicateurs présentent une grande stabilité depuis au moins 13 ans (Djakouane et al., 2010).

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Une relation de proximité

Commençons d’abord par interroger l’effet du territoire sur un phénomène central de l’activité festivalière : le renouvellement des publics. De prime abord, cette dynamique apparait plus forte dans les espaces qui concentrent à la fois une densité d’offre et de population, c’est-à-dire dans les « Grands centres urbains ». C’est le seul type de territoire où la part de nouveaux festivaliers est supérieure à la moyenne (Fig. 3). Toutefois, la réciproque n’est pas vraie pour autant. Et ce n’est pas exclusivement dans les zones rurales ou moins densément peuplées que l’on trouve le plus de festivaliers fidèles et assidus aux festivals. Ces comportements sont, tout à la fois, observables dans les centres urbains intermédiaires, les petites villes, les ceintures urbaines ou encore les zones rurales à habitat dispersé. On pourrait donc faire l’hypothèse que la proximité spatiale des institutions festivalières joue un rôle décisif dans la construction d’une fréquentation durable, et que l’éloignement des publics à l’égard des festivals pourrait donc se mesurer à la fois par l’étalement de l’habitat qu’il soit en zone à forte ou à faible densité de population.

3. Le renouvellement des publics en fonction des territoires (Djakouane et Négrier, 2021)

Pour autant, la construction d’une relation de proximité à l’égard d’un festival déjoue en partie ce pronostic. En effet, lorsqu’on analyse les motivations des festivaliers (cf. encart méthodologique ci-après), on note que les festivaliers les plus « confiants »1 à l’égard de l’événement qu’ils fréquentent, sont ceux des habitats ruraux les plus dispersés (voir figure 5). Dans ces espaces, où l’offre culturelle est rare, la confiance est un élément central pour construire une relation durable avec un équipement. La proximité, par ailleurs, avec les équipes des festivals, tout comme la taille plus modeste de ces derniers, renforcent ces formes de relations.  À l’opposé, ce sont dans les grands centres urbains que l’on trouve les festivaliers les plus « indifférents » à ce que proposent les festivals (voir figure 5). Faut-il y voir une sorte de banalisation des sorties culturelles liée à la densité des opportunités offertes à un public par ailleurs très familier des lieux de culture ? Sans doute, pour partie. C’est ce que peut confirmer également, la présence, dans ces mêmes territoires, de festivaliers « esthètes », motivés par la rencontre avec les œuvres et pour lesquels les grandes villes offrent un terrain de jeu sans commune mesure. Finalement, c’est dans les formes d’habitat intermédiaires – petites villes et bourgs ruraux – que les dimensions de sociabilités s’avèrent les plus présentes, preuve que la fréquentation des lieux culturels reste encore un enjeu important de construction et de maintien du lien social dans ces territoires.

Encart méthodologique : la construction des profils de motivations

La typologie de motivations présentée dans la figure 5 a été élaborée à partir d’une Analyse en Composante Principale sur la base d’une variable Likert construite à partir d’une question concernant les motivations de la venue au festival. Chaque profil est construit à partir d’une agrégation statistiquement significative et récurrente des différentes motivations par les répondants. Ainsi, le profil « Tous azimuts » rassemble les individus qui survalorisent l’ensemble des motivations proposées. Tandis qu’à l’opposé, le profil « Indifférents » se distingue par une sous valorisation de l’ensemble des motivations proposées. Ces profils se composent comme suit :

4. Les sept profils de motivations (note sur 20)

5. Les profils de motivations des publics en fonction des territoires (Djakouane et Négrier, 2021)

C’est ce que confirme autrement l’observation des modalités d’accompagnement de la sortie au festival (voir figure 6). Tandis que les sorties en solitaire sont plus fréquentes dans les grands centres urbains – où par ailleurs, les célibataires sont en plus grand nombre – les sorties collectives (amis, familles, couple) restent majoritaires dans les autres territoires et singulièrement les petites villes, les bourgs ruraux. C’est d’ailleurs dans ces territoires que la sortie au festival est le plus souvent qualifié de « Rendez-vous d’amis ». Enfin, la sortie en couple est la modalité quasi majoritaire de sortie au festival dans les territoires les plus atomisés où le lien social est plus ténu, mais aussi, très probablement, en raison du vieillissement de la population qui y vit.

6. Les formes d’accompagnement en fonction des territoires (Djakouane et Négrier, 2021)

Le social face au territoire

Si la relation des publics aux festivals est différente selon les territoires où se déroulent ces derniers, peut-on pour autant affirmer qu’il existe un public des villes et un public des champs, sociologiquement différent ? Rien n’est moins sûr. En effet, plusieurs éléments viennent contrarier cette vision bipartite des publics des festivals (voir figure 7). Citons pour commencer l’indicateur du genre. Si les femmes sont partout majoritaires – qu’il s’agisse d’ailleurs des événements ou des lieux culturels saisonniers – leur présence est à la fois plus forte dans les lieux densément peuplés (grands centres urbains, ceintures urbaines) et dans les lieux les plus isolés (rural dispersé et très dispersé). Ce premier résultat montre qu’en dépit de la structure sociodémographique des territoires, les déterminations sociales qui prédisposent aux pratiques culturelles restent fortes. La féminisation des publics de la culture, constatée depuis longtemps à l’échelle nationale (Donnat, 2005), s’observe également à travers ces données.

Plusieurs autres indicateurs confirment cette tendance (voir figure 7). D’une part, l’observation du niveau de diplôme et la surreprésentation majoritaire des diplômés de l’enseignement supérieur quel que soit le type de territoire. D’autre part, la répartition des catégories socioprofessionnelles et la très nette domination des classes supérieures, cadres, et professions intellectuelles supérieures, tous territoires confondus. On sait depuis de nombreuses années que ces deux indicateurs représentent la pierre angulaire de l’analyse des inégalités d’accès à la culture. On aurait donc pu imaginer qu’en fonction des territoires, ces inégalités soient amoindries ou accentuées au regard des caractéristiques des populations habitantes. Globalement, il semblerait que cela ne soit pas le cas, à l’exception peut-être des centres urbains intermédiaires et des ceintures urbaines où les classes moyennes et populaires semblent mieux représentées, et des grands centres urbains où la surreprésentation des plus jeunes (moins de 35 ans) est plus forte qu’ailleurs.

7. Les formes d’accompagnement en fonction des territoires (Djakouane et Négrier. 2021)

En conclusion, la force des inégalités d’accès à la culture et des déterminants sociaux qui conditionnent la sortie au festival ne doit pas masquer une réelle dynamique territoriale davantage fondée à expliquer le rapport que les individus entretiennent avec les événements culturels – et potentiellement avec les institutions culturelles en général – que les variations plus ténues de leur profil sociologique En effet, le rapport au territoire – qu’on peut décrire à travers les opportunités liées à la densité des équipements culturels tout comme leur proximité physique à leur égard – permet de comprendre plus finement comment s’élabore une relation avec un festival et une pratique de spectateur. La question des motivations est sans doute celle qui l’illustre le plus : tandis que les formes d’indifférence ou l’impression de vivre une expérience à la fois esthétique et sociale sont plus présentes chez les festivaliers des villes, ce sont davantage les relations de confiance ou festives qui priment dans les territoires où l’offre est plus rare.

Territoires urbains et dynamiques de création des festivals : une logique de spécialisation

Si la festivalisation de la culture a fait l’objet d’un nombre important de travaux (Jordan, 2016 ; Ronström, 2016), plus rares sont les études à s’intéresser aux dynamiques de création des festivals.

Pour analyser le lien entre territoires et dynamiques de création des festivals, nous nous focaliserons ici sur un aspect de l’étude CoFest !, en analysant les réponses relatives aux registres de motivation associés à la création des festivals. Nous avons pour cela proposé neuf registres de motivation aux personnes interrogées : la valorisation d’une discipline artistique, donner aux artistes la possibilité de se produire, faire rayonner un territoire par la culture, créer du lien social sur un territoire, renforcer l’offre culturelle d’un territoire, favoriser le développement économique d’un territoire, répondre à la demande d’une collectivité publique, répondre à la demande d’un acteur privé du secteur marchand ou encore enrichir le projet d’un lieu culturel permanent. Nous avons ensuite proposé aux répondants de classer de 1 à 9 ces registres de motivation par ordre d’importance. Les réponses enregistrées nous permettent d’opérer une double mesure. D’une part, la proportion d’acteurs citant l’une ou l’autre des solutions proposées comme principale motivation associée à la création de l’évènement. D’autre part, l’importance relative des registres cités, en tenant compte de leur position dans le classement opéré par les répondants2.

Ces deux éléments nous permettent donc d’interroger les motivations des créateurs de festival et leur adéquation aux dimensions généralement associées à la festivalisation de la culture comme la démocratisation de l’accès à la culture (Knudsen et al., 2015), la nécessité de différencier l’offre culture dans un contexte de numérisation (Connolly et Krueger, 2005), la volonté d’associer culture, expression des identités et socialisation (Bennett et al., 2014) ou encore celle d’introduire un lien entre identités locales, nationales voire internationales (Guerra, 2016). Au regard des éléments développés dans les précédentes parties de cet article, nous pouvons faire l’hypothèse que les motivations associées à la création d’un festival n’échappent pas elles non plus à certaines formes de corrélations spatiales.

Les diagrammes de la figure 8 renseignent les principaux registres de motivation mobilisés par les répondants pour justifier la création de leur festival en fonction de son territoire d’implantation. La figure 1 présente les résultats pour l’ensemble de l’échantillon. Nous pouvons y lire une distinction forte entre les cinq registres de motivation les plus régulièrement cités et les quatre autres, mobilisés de manière plus marginale. Les personnes interrogées mettent ainsi en avant des motifs d’ordre artistiques – valoriser une discipline artistique (cité comme première motivation par 27 % de l’échantillon), donner aux artistes la possibilité de se produire (12 %) – ou en référence avec leur territoire d’implantation – faire rayonner le territoire par la culture (23 %), créer du lien social sur le territoire (14 %), renforcer l’offre culturelle sur le territoire (12 %). À l’inverse, les motivations d’ordre économique – favoriser le développement économique du territoire (1 %) – celles liées au développement d’un lieu préexistant – enrichir l’offre culturelle d’un lieu permanent (5 %) – ou encore celles liées à des injonctions provenant d’acteurs publics – à la demande d’une collectivité locale (5 %) – et, plus encore, provenant d’acteurs privés – à la demande d’un acteur privé du secteur marchand (0,4 %) – sont rarement mises en avant.

La comparaison des registres de motivation mobilisés selon les types de territoires d’implantation des festivals (χ2=123,5 ; Df=48 ; p<0,001) fait apparaitre trois résultats principaux. Premièrement, on constate que les motivations d’ordre artistique sont plus régulièrement mobilisées par les festivals qui émergent en milieu urbain. La valorisation d’une discipline artistique est citée comme première source de motivation par 34 % des festivals issus des grands centres urbains, là où seulement 20 % des festivals issus des petites villes ou 15 % des festivals issus des territoires ruraux à habitat très dispersé en font de même. Une première manière d’interpréter ce résultat consiste à l’analyser comme une réponse à une demande urbaine plus attentive à l’offre artistique, ce que nos résultats sur les publics ne semblent pourtant pas confirmer (voir figure 5). Une seconde piste consiste à analyser ce résultat comme la conséquence de la structure de l’offre culturelle en milieu urbain. Dans celui-ci, où l’offre culturelle est plus dense qu’en milieu rural, la nécessité de défendre un projet artistique s’imposerait comme un critère majeur au moment de créer son évènement. Enfin, ce résultat peut s’expliquer en référence aux spécificités des institutions culturelles urbaines. Celles-ci tiennent à la division du travail social et culturel dans les grands centres urbains. Les institutions culturelles, et parmi elles les festivals, y sont caractérisées par une double spécialisation : artistique tout d’abord, qui tient à la forte densité de l’offre et de la demande ; sociale ensuite, tournée plus exclusivement qu’ailleurs vers la production de biens culturels en raison de la présence d’autres institutions tournées quant à elles vers d’autres aspects de la vie sociale.

Cette logique de spécialisation semble moins prononcée plus l’on se déplace vers les espaces ruraux. Le deuxième résultat de notre analyse montre ainsi que 23 % des créateurs ou directeurs de festival dans les espaces ruraux à habitat très dispersé citent la volonté de créer du lien social comme principale motivation associée à la création de leur évènement. Les test statistiques (t-test par paires) montrent que la mobilisation de ce registre de justification est plus fréquente au sein des deux dernières catégories de densité communale qu’au sein des cinq autres. Là encore, ce résultat fait écho aux caractéristiques particulières des publics au sein des espaces ruraux : les figures 4 et 5 soulignent non seulement l’importance de la dimension collective associée à la sortie au festival dans les espaces les moins densément peuplés, mais également l’importance de la confiance dans l’événement. Dans un monde rural à la fois marqué par l’intensité des relations sociales et des phénomènes de restructuration tels que le déclin ou le renouvellement démographique (Le Bras et Todd, 2013), les festivals pourraient endosser cette fonction sociale, d’autant plus que les lieux capables de remplir cette fonction se raréfient.

Enfin, la volonté de faire rayonner le territoire est plus souvent mise en avant dans les espaces les moins densément peuplés (31 % des festivals issus des bourgs ruraux la citent comme principale motivation) par opposition aux grands centres urbains (11 %). Tout se passe comme si cet objectif de rayonnement par la culture, longtemps poursuivi par les grandes métropoles françaises (Négrier et Teillet, 2019), s’était déplacé au sein d’espaces à la fois invisibilisés par les dynamiques de métropolisation mais aussi de plus en plus prisés des populations urbaines (Phillips, 2004).

8. Motivations associées à la création des festivals selon les catégories de densité communale (Audemard et al., 2024)

Conclusion

Cette analyse montre que les motivations que les créateurs de festivals associent à la naissance de leur événement recoupent en partie les dimensions que la littérature associe généralement à la festivalisation de la culture. Cependant, il apparait aussi que ces motivations sont corrélées à la variable territoriale et s’inscrivent au sein de contextes sociaux spécifiques que l’analyse des publics des festivals permet de mettre en lumière. La mise en dialogue des premiers résultats de l’enquête CoFest et de l’analyse cartographique interroge par ailleurs les transformations du phénomène de festivalisation. Quelles sont en effet les conséquences de la métropolisation des festivals quant à la compréhension de la festivalisation de la culture ? Ces premiers résultats suggèrent finalement qu’elle induit une professionnalisation de ces évènements, une perte – certes relative – de leur dimension sociale – et, en conséquence, une banalisation du festival en tant qu’offre culturelle parmi et comme les autres.

Ces premiers résultats seront approfondis, en confrontant notamment les dynamiques de création festivalière, et leurs aspects territoriaux, à la dimension plus sociologique des profils et trajectoires des créatrices et créateurs.

JULIEN AUDEMARD, AURÉLIEN DJAKOUANE, EDWIGE MILLERY ET EMMANUEL NÉGRIER

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Julien Audemard est docteur en science politique, Chercheur au CNRS/CEPEL (UMR 5112). Thèmes de recherche : Sociologie des comportements politiques et des pratiques culturelles – Analyse des politiques culturelles

julien.audemard@umontpellier.fr

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Aurélien Djakouane est maître de conférences en sociologie à l’Université Paris Nanterre. Thèmes de recherche : Sociologie des pratiques culturelles et des professions artistiques. Analyse des politiques culturelles

Aurelien.djakouane@gmail.com

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Edwige Millery est chargée d’études, Département des études, de la prospective et des statistiques, Ministère de la Culture. Thèmes de recherche : Dynamiques culturelles et disparités territoriales.

Edwige.millery@culture.gouv.fr

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Emmanuel Négrier est directeur de recherche CNRS en science politique au CEPEL, Université de Montpellier. Thèmes de recherche : analyse des politiques et pratiques culturelles, politiques territoriales et comportements politiques.

emmanuel.negrier@umontpellier.fr

Couverture : Festival Quand je pense à Fernande, théâtre de la mer, Sète (Emmanuel Négrier, 2019).

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Pour citer cet article : Audemard J., Djakouane A., Millery E. et Négrier E., 2024, « La place des villes dans la “festivalisation” de la culture », Urbanités, #19 / Urbanités événementielles, en ligne.

  1. La typologie de motivations présentée dans la figure 4 a été élaborée à partir d’une Analyse en Composante Principale sur la base d’une variable Likert construite à partir d’une question concernant les motivations de la venue au festival. Les répondants pouvaient se prononcer sur une liste définie de motivations. Les profils ainsi obtenus sont ainsi exclusifs les uns par rapport aux autres (Cf. Djakouane et Négrier, 2021). []
  2. Pour cela, nous avons procédé par un système de points : les registres de motivation cités en premiers se sont vus attribuer neuf points, tandis que les registres cités en derniers se sont vu attribuer un point. La position moyenne de chaque registre a ainsi pu être calculée en divisant la somme des scores attribués à chaque registre par le nombre total de réponses. Lorsque cette moyenne se rapproche de 9, le registre est régulièrement cité comme l’une des principales sources de motivation par les répondants. Lorsqu’elle se rapproche de 1, le registre est régulièrement cité comme source négligeable. []

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