#5 / De l’urbicide à la réparation : le cas de la bibliothèque de Sarajevo

Nicolas Detry et Vincent Veschambre

L’article de N. Detry et V. Veschambre au format PDF


C’est dans le cadre du conflit en ex-Yougoslavie qu’a été forgé le néologisme « urbicide », pour désigner des destructions visant à l’annihilation de l’urbanité (Chaslin, 1997). Si le phénomène n’est pas nouveau et a par exemple conduit à parler de « villes martyrs » durant la Première Guerre mondiale, il est apparu particulièrement exacerbé dans le cas de Sarajevo, assiégée pendant près de quatre ans. À partir d’un tel cadre de destructions systématiques, ce texte vise à analyser la manière dont un édifice emblématique est pris en charge par la société locale dans le contexte de l’après-guerre. Cette réflexion est menée dans le cadre de la thèse de Nicolas Detry, sur La restauration du « patrimoine martyr » en Europe après 1945, accompagné par Vincent Veschambre, dont les travaux portent notamment sur la dialectique entre conservation et destruction du bâti et sur la mise en mémoire des lieux. La réflexion est alimentée par des sources documentaires et des témoignages, collectés auprès d’architectes ayant une bonne connaissance de la capitale bosniaque.

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« Urbicide » et « patrimoine martyr » : de Louvain à Sarajevo

Dans la tradition gréco-romaine, la ville représente l’espace de l’échange, de la mixité sociale, de la démocratie. Par ailleurs, c’est en ville que se concentrent les monuments, au sens étymologique de « ce qui fait se souvenir », et que se matérialise ainsi l’épaisseur historique des sociétés urbaines, en perpétuel métissage culturel. À ce double titre, la ville est devenue dans les conflits modernes la cible stratégique de toute entreprise de conquête du pouvoir par la force, tant sur le plan matériel que symbolique (Dufour, 2001).

Si l’on s’en tient au XXe siècle, le sac de Louvain par les troupes de l’empire Allemand à l’été 1914 et le bombardement de la cathédrale de Reims par l’artillerie allemande le 19 septembre 1914 ont déclenché de très vives réactions en Europe et aux États-Unis chez les intellectuels et les artistes : « Entends crier Louvain, vois Reims tordre ses bras » écrit par exemple Guillaume Apollinaire. Mis au banc des accusés, le pouvoir allemand reste silencieux malgré l’appel d’un grand nombre d’intellectuels et d’artistes pour dénoncer les « Huns barbares ». Voici ce qu’écrit Romain Rolland à Gerhart Hauptmann le 29 août 1914 : « non contents de vous en prendre à la Belgique vivante, vous faites la guerre aux morts… Vous bombardez Malines, vous incendiez Rubens. Louvain n’est plus qu’un monceau de cendres, – Louvain avec ses trésors d’art, de sciences, la ville sainte ! C’est le patrimoine du genre humain. Vous en êtes, comme nous tous, les dépositaires » (Rolland, 1953 : 63-65). C’est avec ces deux cas de destruction, en Belgique et en France, que les œuvres d’art et les monuments historiques deviennent « des lieux de combats idéologiques et moraux » (Tollebeek & Van Assche, 2014 : 96).

Les destructions prennent une ampleur sans précédent durant la Seconde Guerre mondiale, avec le perfectionnement de l’aviation militaire et des bombes embarquées. Dresde, Varsovie, Stalingrad, Cologne, Coventry, Le Havre, Saint-Malo, Munich, Berlin, Hambourg… évoquent l’idée de « villes martyrs », expression forgée dans le contexte de la Première Guerre mondiale. Si l’ensemble de ces villes n’étaient pas prioritairement ciblées pour leur valeur culturelle, il est souvent bien difficile de faire la part des choses. Quoi qu’il en soit, il s’agit de saper le moral de toute une population, au-delà des cibles proprement militaires et stratégiques.

La plupart des villes d’Italie sont également gravement touchées par les bombardements (surtout ceux des Alliés), créant un désastre hors du commun pour le patrimoine artistique de la péninsule. À ce sujet, voilà ce qu’écrit « à chaud » le philosophe italien Benedetto Croce : « L’expérience que j’ai vécue dans ma ville [Naples], c’est des bombardements qui se sont succédés sans trêve durant 5 ans (…). Dans ces bombardements ont été brûlées des archives célèbres contenant 12 siècles d’histoire, depuis les Byzantins (…) jusqu’aux derniers documents de la dynastie des Bourbons (…) l’incendie de bibliothèques entières, la destruction de temples illustres comme Santa-Chiara, ou le musée de l’histoire des Angevins » (Lavagnino , 1946 : 1-2)1.

Peu de temps après ce témoignage, en 1957, l’architecte italien Roberto Pane décrit Varsovie en reconstruction : « Les Polonais ont voulu que leur capitale non seulement ressuscite là dove era, mais aussi dans ces formes déterminées et dans son aspect qui avait constitué l’environnement de leurs plus grands et héroïques sacrifices. En d’autres termes, la ville devait réapparaître fidèle à son image ancienne : celle d’une patrie qui réaffirmait la nécessité de son existence autonome, et c’est justement pour ces mêmes raisons que cette ville avait provoqué chez Hitler le désir d’une destruction méticuleuse, destruction motivée par la volonté de ne laisser aucune trace pouvant faire penser à une tradition locale ou à une culture indépendante » (Pane, 1959 : 236-238)2. Ce témoignage dit tout autant la signification profonde d’une destruction urbaine que la capacité d’une société à renaître de ses cendres.

Plus récemment, le conflit en ex-Yougoslavie et sa cristallisation autour de la capitale de la Bosnie-Herzégovine, Sarajevo, a été l’occasion pour Bogdan Bogdanovic, ancien maire de Belgrade et architecte de formation, de forger le néologisme « urbicide », afin de désigner précisément une entreprise de destruction urbaine qui dépasse le simple objectif stratégique, pour viser l’annihilation des mémoires, des identités, des cultures associées à la ville en question et à son urbanité (Chaslin, 1997). Selon le critique d’architecture François Chaslin, la guerre de Bosnie peut être lue comme une guerre des campagnes contre les villes, une guerre des banlieues et de leurs populations déracinées contre les centres-villes: il parle de « haine de la ville comme lieu de concentration du pouvoir social et politique, marchand et industriel (…), comme lieu de la mémoire, inscrite dans les monuments, et lieu de la conscience historique, (…) comme lieu du métissage culturel et religieux » (Chaslin, 1997 : 44). En tant qu’espaces du pouvoir politique et de la mixité ethnique, les villes ont été jugées responsables de l’effondrement de la Yougoslavie par les Nationalistes serbes. Héritiers des populations commerçantes et fonctionnaires de l’époque de la domination turque (jusqu’en 1878), assimilés à une nationalité par Tito, les Musulmans incarnaient aux yeux des Nationalistes serbes cette culture citadine honnie, incarnée tout particulièrement par Sarajevo.

Durant trois ans et demi (d’avril 1992 à novembre 1995), Sarajevo a été assiégée par l’armée des Nationalistes serbes. Certaines destructions culturelles intentionnelles dans le cadre de l’éclatement de la Yougoslavie, à Sarajevo, mais aussi à Vukovar, Mostar ou Banja Luka, ont été depuis reconnues comme crimes de guerre, assimilées à des crimes contre l’humanité par le Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie, et ont conduit l’UNESCO à adopter le 17 octobre 2003 une « Déclaration concernant la destruction intentionnelle du patrimoine culturel ».

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Parmi les lieux cibles : la bibliothèque, un symbole à détruire

Si les villes sont visées dans leur ensemble afin d’annihiler la puissance ennemie dans le cadre de conflits armés, certains monuments sont plus spécifiquement ciblés pour ce qu’ils représentent symboliquement : la cathédrale de Reims durant le premier conflit mondial, les mosquées classées au patrimoine mondial de l’UNESCO à Banja Luka pendant la guerre en ex-Yougoslavie ou encore les tours du World Trade Center, dans le cadre d’un acte de guerre d’un genre nouveau (Andrieux & Seitz, 2002). Ces édifices particulièrement emblématiques ont pu être qualifiés de « patrimoine martyr » (Detry, 2014).

Parmi ces destructions, celles des bibliothèques représentent depuis le cas d’Alexandrie des actes témoignant d’une volonté d’effacement culturel particulièrement affirmée3. On peut considérer de ce point de vue que le XXe siècle s’ouvre et se ferme avec deux bombardements intentionnels de bibliothèques : à Louvain les 25 et 26 août 1914 et à Sarajevo le 25 août 1992.

Pour bien comprendre ce que représentait symboliquement cette bibliothèque de Sarajevo, il faut retracer son histoire à grands traits.

En 1879, un grave incendie ravage le centre de la ville, ce qui laisse un grand terrain libre le long de la rivière Milijacka.

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1. Plan du quartier Bas-Casije, avant le grand incendie de 1879. Plan surimposé de la Vijecnica (N. Detry).

1. Plan du quartier Bas-Casije, avant le grand incendie de 1879. Plan surimposé de la Vijecnica (N. Detry).

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Un premier architecte d’origine tchèque Karel Pařik (1857-1942), conçoit le bâtiment sur un plan triangulaire avec en élévation une architecture néo-renaissance de type florentin. Sur la base de ce plan, d’autres architectes se penchent sur le projet, comme Alexandre Wittek, qui introduit une conception néo-mauresque. Architecte autrichien, A. Wittek avait voyagé au Caire, au Maghreb et en Andalousie pour étudier l’architecture islamique. Suite au décès de Wittek en 1894 un nouvel architecte est nommé pour finir les plans et diriger le chantier, le croate Ćiril Metod Iveković (1864-1933). Malgré son manque d’expérience – il n’a alors que 28 ans, C. M. Iveković maitrise les différents styles, dont le style néo-mauresque. Il réalise un grand nombre de dessins, plans, coupes et détails, dans la grande tradition des Beaux-Arts du XIXe siècle.

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2. Vijecnica, coupe sur l'escalier d'honneur et le hall central hexagonal (source Sarajevo city hall revisited, Ville de Sarajevo, projet: Studio -Urbing, 2011)

2. Vijecnica, coupe sur l’escalier d’honneur et le hall central hexagonal (Sarajevo city hall revisited, Ville de Sarajevo, projet : Studio -Urbing, 2011)

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Le bâtiment est inauguré comme hôtel de ville, le 20 août 1896. C’est un bâtiment public qui représente l’Empire austro-hongrois, sa masse dominant la ville ottomane, qui accueille par son portique au centre de l’avant-corps, et qui protège par son caractère de palais urbain.

À partir de 1946, la Vijećnica devient la bibliothèque nationale et universitaire de Bosnie-Herzégovine, faisant partie depuis 1918 de la fédération yougoslave. Des travaux d’aménagement sont réalisés pour ce changement d’usage. Des fenêtres sont bouchées pour installer un maximum de rayonnages. La bibliothèque abrite alors plus de 2 millions d’ouvrages, dont des livres de grande valeur historique (documents byzantins, ottomans, austro-hongrois, etc.). C’est donc un bâtiment hautement symbolique, qui incarne la multiculturalité de Sarajevo (Tratnjek, 2012), que les milices serbes ont voulu détruire par le bombardement et l’incendie dans la nuit du 25 au 26 août 1992.

Les images de la Vijećnica en ruine sont devenues emblématiques du siège de Sarajevo, notamment celles où l’on voit le violoncelliste Vedran Smailovic jouer au milieu des gravats, quelques jours après l’incendie criminel.

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3. La neige tombe dans la bibliothèque, hiver 1993, Photo: Zoran Filipovic (Capitales oubliées, Sarajevo, 1994). Après les Accords de Dayton signés en décembre 1995, la bibliothèque est restée à l’état de ruine durant quelques années.

3. La neige tombe dans la bibliothèque, hiver 1993, Photo: Zoran Filipovic (Capitales oubliées, Sarajevo, 1994).
Après les Accords de Dayton signés en décembre 1995, la bibliothèque est restée à l’état de ruine durant quelques années.

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Après la destruction : comment « panser » et « penser » les « plaies » ?

Dès 1996, l’Union européenne et l’UNESCO ont accompagné la ville de Sarajevo et ses habitants, afin que progressivement une vie « normale » puisse reprendre. Les projets de reconstruction se mettent en place peu à peu4.

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Chantier d’une reconstruction à l’identique

La reconstruction de la bibliothèque de Sarajevo se réalise par étapes à partir de 1996 jusqu’à la fin des travaux au printemps 2014. Pour désigner l’équipe de maîtrise d’œuvre qui doit concevoir les études et diriger les travaux, un concours d’experts est organisé. Les informations au sujet de ce concours ne sont pas faciles à trouver. D’après ce que nous en a dit l’architecte Ferhad Mulabegović, fin août 2011, sur le chantier, huit équipes ont participé à ce concours, toutes originaires de pays inclus dans les limites de l’ancien Empire austro-hongrois : deux équipes de Vienne, une de Croatie et cinq de Bosnie-Herzégovine. C’est le Studio-Urbing de Sarajevo qui a remporté ce concours, une entreprise d’architecture dirigée par Ferhad Mulabegović (1947-) et Smajo Mulaomerović (1945-2011).

La première phase de travaux (1996-1997) concerne la consolidation des structures portantes principales, notamment celles du grand hall hexagonal. Des maçonneries (murs, pilastres, colonnes), sont consolidées, réparées (mixte briques et béton armé). La toiture est complétement refaite, via un travail sur les charpentes métalliques, la couverture en cuivre, et les verrières. Le coût de cette première phase aurait été supporté par le gouvernement autrichien.

Dans la deuxième phase des travaux (2002-2004) est impliqué un groupe d’entreprises de Sarajevo et de Ljubljana avec la supervision de l’agence Safege, bureau d’étude de Suez, bien en vue à Bruxelles. Les travaux concernent alors la reconstruction des structures horizontales (planchers), la reconstruction du hall central et de la salle de l’assemblée, le remplacement à neuf de la plupart des piliers en pierre. Cette phase aurait été financée par l’Union européenne pour un montant de 2 208 790 €.

En 2006, l’Institut cantonal de Sarajevo pour la protection du patrimoine culturel-historique et naturel met en place un appel d’offre international pour la préparation du projet de reconstruction de l’ancien l’Hôtel de ville devenu bibliothèque. L’agence Studio Urbing (SU) est lauréate de ce concours et signe son contrat en janvier 2007. L’ensemble du projet est prêt fin octobre 2008. Il comprend notamment les relevés de l’état des lieux, l’analyse du bâti, la recherche historique, les plans de restauration pour les façades et l’intérieur, le projet d’aménagement et d’utilisation.

À partir de début 2009, le chantier de reconstruction démarre avec une première phase de travaux qui concerne essentiellement l’enveloppe architecturale, soit les façades avec tous les détails de structure et de décor. Presque tous les dessins de conception du bâtiment (environ 960) sont retrouvés dans des archives à Zagreb et à Belgrade. Ces dessins, complétés par les photographies anciennes, les témoignages et la mémoire encore « chaude » de la physionomie du bâtiment avant la guerre, permettent aux architectes de SU de justifier que le meilleur projet est celui qui consiste à reconstruire le bâtiment au plus près de son état d’origine. Mais cette restauration « à l’identique » doit, comme c’est toujours le cas, s’accommoder de techniques constructives contemporaines sensiblement différentes de celle du XIXe siècle (matériaux, savoir-faire des artisans, etc.). Des choix critiques sont toujours à faire sur le rétablissement de tel ou tel détail dessiné sur les plans de C-M Ivecović, mais non réalisé ou réalisé autrement dans le chantier de la fin du XIXe siècle. Il s’agit donc pour les architectes de se remettre dans le processus créatif de l’œuvre.

Un grand travail est réalisé en façade avec notamment la restauration des éléments en terre cuite, en pierre de taille, la reconstruction des décors en pierre et en stuc, le remplacement des colonnes et des colonnettes en pierre, la reprise de toutes les corniches et encadrements de baies, stucs et mortiers spéciaux colorés, ragréages, badigeons et peintures polychromes par endroit, etc.

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4. En 2012, restauration « à l'identique » des façades, des stucs, d'enduits et de mortiers colorés, de pierre de taille

4. En 2012, restauration « à l’identique » des façades, des stucs, d’enduits et de mortiers colorés, de pierre de taille

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Ensuite, à l’intérieur, sur la base des quelques fragments d’origine conservés, et conformément aux documents historiques, tout le décor néo-mauresque de la fin du XIXe siècle est refait à neuf. C’est un travail considérable qui concerne notamment les parquets, serrureries, lustreries, stucs, décors peints polychromes, dorures, vitraux colorés, marbreries, boiseries, ébénisteries…

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5. Grand hall hexagonal, reconstruction du plafond vitré sur ossature métallique (N. Detry, 2012).

5. Grand hall hexagonal, reconstruction du plafond vitré sur ossature métallique (N. Detry, 2012).

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Le projet étudié par SU, en collaboration avec la municipalité de Sarajevo, fait évoluer les usages du bâtiment. Dans un document de 2012, il est écrit que « l’Hôtel de ville aura diverses fonctions, qui sont conformes à son importance culturelle et historique : siège de l’administration de la ville de Sarajevo et de la Bibliothèque nationale, musée de la destruction de l’Hôtel de ville ; le hall d’honneur sera utilisé pour divers événements culturels » (Zaimović, Vildana, 2012 : 28-29).

L’édifice flambant neuf est solennellement inauguré le 9 mai 2014, pour la Journée de l’Europe. Cette inauguration fait écho au centenaire de l’assassinat de l’Archiduc François-Ferdinand le 28 juin 1914 : la reconstruction à l’identique de ce monument s’apparente à la volonté de refermer la parenthèse d’un « court XXe siècle », selon la formule d’E. Hobsbawm, particulièrement destructeur dans cette région du monde. La seule marque5 qui exprime la destruction récente de la bibliothèque consiste en effet en une plaque commémorative.


Texte en anglais de la plaque commémorative apposée sur la Vijećnica reconstruite

« On this place, Serbian criminals in the night of 25th-26th august 1992 set on fire National and university’s library of Bosnia and Herzegovina. Over 2 millions of books, periodicals and documents vanished in the flame. Do not forget. Remember and warn !6 »


Ce que les acteurs bosniaques ont voulu reconstruire à Sarajevo entre 1996 et 2014, ce n’est pas un « monument historique » (auquel appliquer la Charte de Venise), mais un « monument » dans son acception première, c’est-à-dire un artefact qui permet de « commémorer les individus et les évènements, les rites et les croyances qui fondent conjointement leur généalogie et leur identité » (Choay, 2005, p. 493) Il s’agissait de reconstruire un édifice pour le faire redevenir un « monument » dans son acception « prérévolutionnaire ».

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La réception de la reconstruction : la « nouvelle » Vijećnica

D’après ce qu’on peut lire dans la presse, cette inauguration a été une grande fête à la fois solennelle et populaire, qui semblait exprimer la satisfaction de la population locale de voir ainsi la Vijećnica retrouver une nouvelle splendeur.

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6. Le hall complétement reconstruit, décembre 2014 (studio Urbing).

6. Le hall complétement reconstruit, décembre 2014 (studio Urbing).

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Nous avons voulu savoir comment ce parti pris de reconstruction à l’identique a été reçu par un certain nombre d’architectes, concernés de plus ou moins près par l’histoire récente de Sarajevo. D’autres options étaient en effet possibles, comme celle défendue au sortir de la guerre par Enes Kujundzic, le directeur de la Bibliothèque Nationale (et par d’autres intellectuels), qui militait pour « la construction d’un autre édifice, afin de garder le monument symbole de la ville à l’état de ruine, avec ses pierres éclatées et son marbre fondu »7.

Cette première analyse de la réception par les architectes repose sur quatre réponses à un questionnaire envoyé par mail ou soumis par téléphone. Il s’agissait de connaître leur avis sur le choix du type de restauration.


Encadré : les architectes qui ont répondu à l’enquête (février 2015)

Boris Cindrić : né à Sarajevo en 1968, architecte DPLG, diplômé de l’ENSA de Marne-la-Vallée. Il a vécu la guerre comme soldat durant tout le siège de Sarajevo, avec ses parents architectes. Il a vu les bâtiments que ses parents avaient construits être systématiquement détruits. Il vit maintenant à Paris où il exerce son métier d’architecte.

Claudine Houbart : ingénieure et architecte, née en 1971 dans la Province de Liège, docteure en Architecture, chargée de cours à la faculté d’architecture de l’Université de Liège, responsable du groupe de recherche en histoire, théorie et critique de l’architecture contemporaine.
Simone Ricca : architecte italien, né en 1966 à Turin, expert en conservation et restauration architecturale (centre Raymond M. Lemaire), docteur en Sciences politiques de l’université d’Exeter en Angleterre, spécialiste de l’architecture du monde arabo-musulman, expert pour les sites du patrimoine mondial.

Taïda Skaljic : née en 1969, à Tuzla en ex-Yougoslavie, diplômée en architecture en 1991 à l’Université de Sarajevo. Elle a étudié l’architecture classique et traditionnelle à l’Institut d’architecture du Prince de Galles à Londres et est installée à Lyon depuis 2005.


Trois des quatre architectes ayant répondu admettent la légitimité d’une reconstruction à l’identique, même si elle n’est pas conforme aux doctrines en matière de restauration qui ont été élaborées depuis la Seconde Guerre mondiale, comme la Charte de Venise (1964), qui préconise de respecter les différentes strates de l’histoire d’un édifice. Cela en référence à la nécessité perçue d’effacer l’intention destructrice qui était celle des assiégeants :

Taïda Skaljic : « c’est une restauration disons « à l’identique« , mais dans ce cas était-il possible de faire autrement ? La destruction du pont de Mostar ou de la Vijećnica était un acte planifié de vandalisme, effaçant les forts symboles de l’identité bosniaque (…). Moi, en tant que personne attachée émotionnellement à cette ville de Sarajevo, et aussi comme architecte, je pense que, dans ce cas, c’est juste de tendre vers une reconstruction complète afin de retrouver cette architecture unique dans son état d’avant les bombardements de 1992 »8.

Claudine Houbart : « Le choix d’une reconstruction à l’identique me semble donc répondre à une double logique : nécessité de retrouver le bâtiment pour des raisons identitaires et mettre symboliquement en échec l’« urbicide«  et le « culturicide«  ».

Simone Ricca : « Le choix de la restauration complète du bâtiment (je ne dirais pas sa « reconstruction » à l’identique puisque l’enveloppe du bâtiment avait résisté aux flammes et la masse de l’édifice et la plupart de ses structures étaient encore debout) est lié à la valeur « symbolique » attribuée à ce bâtiment d’une part et à sa destruction de l’autre. Elle s’explique par une volonté « politique » d’effacer la « barbarie » et de revenir en arrière avant la guerre civile ».

Selon ces architectes, les enjeux « symboliques », « identitaires », « politiques », priment donc sur toute autre considération, comme le résume Simone Ricca : « je dirais presque que la dimension technique (…) ne compte pas vraiment par rapport au choix qui a été fait ».

Selon le même architecte, il y avait d’autres options possibles sur les plans doctrinal ou scientifique, mais qui ne pouvaient s’imposer dans un tel contexte : « Le choix de restaurer à l’identique n’était donc pas du tout la « seule » option possible, mais plutôt la plus adaptée (…). Le fait qu’un cabinet de la ville a été en charge du projet montre aussi la dimension émotionnelle de ce travail et la valeur identitaire attribuée au projet ».

Deux des personnes interrogées insistent sur les vertus thérapeutiques d’une telle reconstruction :

Claudine Houbart : « Pour moi, une destruction violente, qu’elle soit liée à un conflit armé ou une catastrophe naturelle, peut seule justifier une reconstruction à l’identique. Il s’agit d’une disparition brutale. La communauté est soudainement privée de ses repères, et il semble légitime qu’elle souhaite les retrouver (…) sur le plan psychologique et identitaire. Reconstruire son environnement revêt une vertu thérapeutique, que l’on ne peut froidement ignorer sous prétexte d’authenticité. »

Taïda Skaljic : « Si on laisse visible la trace dramatique de la destruction, cela ne va pas aider à réconcilier les différents groupes ethniques ou religieux dans cette ville. Si on laisse la ruine comme mémoire, les habitants de Sarajevo vont avoir toujours cette blessure devant les yeux ; cela peut retarder le processus de paix dans la ville. C’est un travail thérapeutique, lié au pardon ».

De manière ambivalente, effacer les traces de l’agression peut être à la fois interprété comme le refus de laisser l’agresseur triompher symboliquement, et comme la volonté de laisser la porte ouverte à la réconciliation, au pardon, en n’affichant pas ostensiblement le statut de victime montrant du doigt ses bourreaux. Mais quelle que soit la motivation profonde d’un tel choix, l’effacement des traces pose la question du travail de mémoire.

Boris Cindrić, qui a vécu le siège de Sarajevo, est le seul à critiquer la reconstruction à l’identique, insistant sur l’enjeu mémoriel : « C’est une forme de retour à un point zéro ; on revient sur sa création. Je pense que c’est un travail impressionnant, sérieux et je respecte cela. Mais c’est un peu contre ma philosophie ; car je trouve problématique de revenir sur le passé et d’effacer toutes les traces. Je voudrais comparer cela avec la maison jaune de Beyrouth dans le quartier d’Achrafieh. La « restauration«  de la maison Jaune ou « maison Barakat« 9 est un travail opposé à celui qui a été fait pour la bibliothèque de Sarajevo ; car à Beyrouth on a conservé toutes les traces de la guerre. Ce n’est pas la question de savoir si c’est mieux ou c’est moins bien, pour moi c’est la question de la mémoire, il faut travailler cette question importante, surtout dans le cas de monuments détruits volontairement par la guerre ».

L’architecte aujourd’hui installé en France précise qu’une telle reconstruction n’est pas rédhibitoire et que l’usage de technologies numériques de représentation peut compenser pour partie cet effacement des traces. Il est en tout cas patent, ce dont conviennent volontiers les architectes interrogés, que les esprits n’étaient pas prêts, 20 ans après le siège de Sarajevo, à inscrire dans la durée les stigmates de l’agression des Nationalistes serbes.

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Le patrimoine (artistique, culturel) est volontiers défini comme bien commun. Bien que soutenue par de grands organismes internationaux comme l’UNESCO, cette idée héritée du siècle des Lumières, semble impuissante dans le cadre des conflits postérieurs à la Guerre froide, où l’on observe simultanément massacres des populations civiles et destruction de leur patrimoine culturel. Dans les années 1990, ce fut le cas à Sarajevo, Vukovar, Mostar, aujourd’hui à Alep, Mossoul, Tombouctou, Tripoli… Que faire avec le patrimoine architectural ainsi instrumentalisé et meurtri, une fois les violences passées ?

Après la Seconde Guerre mondiale, entre 1945 et 1965, une approche moderne et équilibrée de la restauration des œuvres d’art et des monuments historiques a été élaborée. Cette véritable philosophie de la restauration est issue du laboratoire de la reconstruction post-bellica, réponse des Européens face à des destructions d’une ampleur sans précédent. Mais la théorie de la restauration la plus solide reste en partie impuissante face à ce qui peut être déterminant : la dimension politique, sociale et économique de l’architecture, la dimension symbolique des monuments, qui sont instrumentalisés par des groupes voulant prendre le pouvoir, sous prétexte de nationalisme ou de religion. Au retour de la paix se joue en tout cas la question du « vivre ensemble », La manière dont ces monuments sont restaurés est importante : effacer les traces des violences infligées ou subies, en espérant refermer la parenthèse, ou cultiver ces traces, afin d’éviter que l’intolérance et le fanatisme ne l’emportent à nouveau ?

Entre ces deux attitudes (reconstruction à l’identique et ultra-conservation), il existe une infinité de nuances possibles : entre restauration « philologique », « scientifique », « critique », voire « critique » et « créative » depuis la Charte de Venise (1964). La restauration mérite en tout cas de faire l’objet de débats informés et ouverts, pour aider au retour de la paix et du dialogue.

NICOLAS DETRY ET VINCENT VESCHAMBRE

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Nicolas Detry est architecte et doctorant (EVS-RIVES) à l’ENSA de Lyon.

Vincent Veschambre est professeur de sciences sociales (EVS-LAURE) à l’ENSA de Lyon.

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Image de couverture : La façade principale sur la rivière au printemps 2014, la reconstruction est terminée (SU-2014).

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Bibliographie

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Brandi C., 1963, Teoria del Restauro, Roma, Torino, Einaudi, 154 p.

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Négri V. (dir.), 2014, Le patrimoine culturel cible des conflits armés, de la guerre civile espagnole aux guerres du 21e siècle, Paris, éd. Bruylant, 270 p.

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Pratali M. (dir.), 2000, Guerra e beni culturali, actes colloque internationale de Venise, faculté d’architecture de Trieste, chaire UNESCO, 175 p.

Rolland R., 1953, Au-dessus de la mêlée. Les Précurseurs, Paris, éd. Albin Michel, 345 p.

Ross Likins K., 2015, « Sarajevo’s Superhuman Rise from the Ashes ». In Balkan reconciliation Centers, 110 p. (www.academia.edu/10846064/balkan_reconciliation_centers)

Tollebeek J. & Van Assche E. (dirs.), 2014, Ravages, l’art et la culture en temps de conflit, cat. expo. M/Museum Leuven, Bruxelles, éd. Fonds Mercator, 302 p.

Tratnjek B., 2012, « La destruction du « vivre ensemble » à Sarajevo : penser la guerre par le prisme de l’urbicide », La Lettre de l’IRSEM, halshs-00705113.
Veschambre V., 2008, Traces et mémoires urbaines : enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition, Rennes, PUR, 315 p.

Zaimović D. & Vildana J., 2012, the reconstruction of the City hall, Sarajevo, Studio-Urbing, éd. Samas, (texte en bosniaque et anglais), 39 p.

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  1. Traduction Nicolas Detry. []
  2. Ibid. []
  3. A contrario, la construction en 1957 du Matenadaran (Institut des Manuscrits anciens) en Arménie soviétique, avec sa chambre forte destinée à protéger des dégradations mais aussi des conflits, quelques 16 000 documents représentatifs de la culture arménienne, illustre l’importance qui peut être accordée à la préservation des archives d’une nation. []
  4. Dans un document de 5 pages daté de 1999 (« 154 EX/39 »), l’UNESCO explique qu’elle a organisé une bibliothèque provisoire dans une ancienne caserne au centre de Sarajevo. Ce rapport mentionne une série d’actions en cours, afin de « panser les plaies » des habitants : des actions contre la profanation des cimetières, des activités en faveur des enfants, des femmes, des écoles, etc. Dans ce rapport, l’UNESCO évoque aussi sa collaboration avec le Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie. []
  5. Il s’agit bien d’une marque, c’est-à-dire d’une inscription contemporaine de la reconstruction, toute trace de la destruction et du conflit ayant été effacée (Veschambre, 2008). []
  6. « En ce lieu, dans la nuit du 25 au 26 août 1992, des criminels Serbes ont incendié la bibliothèque nationale et universitaire de Bosnie-Herzégovine. Plus de 2 millions de livres, périodiques et documents sont partis en fumée. N’oubliez pas. Souvenez-vous et restez vigilants ». []
  7. Cf. La Croix, 12 août 2013. Un tel parti pris évoque par exemple le maintien de la Frauenkirche de Dresde à l’état de ruine, jusqu’à sa reconstruction à l’identique, postérieure à la Réunification allemande. []
  8. Selon Taïda Skaljic, il était d’autant plus important de reconstruire à l’identique que le patrimoine est moins riche que dans des États comme l’Italie ou la France et que l’idée de nation y est plus récente et fragile. []
  9. Cet immeuble construit dans les années 1920 joue un rôle stratégique durant toute la guerre civile qui ravage Beyrouth à partir de 1975. Il fait l’objet d’un projet de restauration qui prévoit la conservation de toutes les traces de la guerre. cf. Le Tolguenec M., 2011, « Fragments d’histoires retrouvés à la maison Jaune de Beyrouth » https://libalel.wordpress.com/2011/04/11/fragments-dhistoire-retrouves-a-la-maison-jaune-de-beyrouth/. []

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