#7 / Luxe, éclat et entre-soi : Immersion dans la plus bling-bling des stations de sports d’hiver françaises : Courchevel

Lise Piquerey

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Station de renom, sur-médiatisée, décriée comme le temple du bling-bling et de l’ostentation par certains et considérée comme le lieu de tous les plaisirs ordinaires pour d’autres, Courchevel attire autant qu’elle rejette, au sens propre comme au figuré. Comme le montre la photographie de couverture, Courchevel tire sa renommée de sa mise en scène touristique : à l’arrière-plan, à gauche, l’enseigne lumineuse est celle de la boutique Dior, ouverte lors de la saison 2014-2015 ; le chalet au centre de la photographie est occupé à l’étage par l’Office du tourisme et au rez-de-chaussée par les boutiques Hermès et Cartier. Son architecture, rappelant un chalet « typiquement » montagnard, est en réalité celle des lieux d’un tourisme folklorisé, où l’authentique devient un outil de promotion, de disneylandisation des lieux (Bryman, 2004 ; Brunel, 2012). Les deux œuvres d’art au premier plan sont l’œuvre du plasticien Orlinski, artiste international, exposant dans l’espace public grâce à un partenariat avec la commune et la Galerie d’Art Bartoux. Juste derrière ces deux sculptures, sont visibles deux enseignes : Rendez-vous et Le Dénali. Plus que des indications commerciales, elles sont des marqueurs de la sélectivité de la clientèle des lieux : Rendez-vous est une chaîne de boutiques haut de gamme russe, implantées exclusivement à Saint-Pétersbourg, Moscou et Courchevel ! Ouverte seulement durant la saison hivernale, elle est principalement à destination des clientèles russes et russophones. Le Dénali est un complexe immobilier de cinq appartements privés avec service hôtelier haut de gamme. Ces éléments donnent ainsi les clés de compréhension de la réputation bling-bling des lieux. Ici, ce ne sont plus seulement les tenues vestimentaires ou les manières de paraître des plus aisés et de la jet-set, mais bien les différents types de lieux sélectifs et exclusifs présents dans la station qui donnent sens au caractère bling-bling du lieu. Le bling-bling serait à Courchevel une réalité spatiale, qui se donne à voir dans le paysage urbain de la station. Il retranscrirait ainsi des pratiques sociales alliant entre-soi de capiton et ostentation de la richesse à travers une visibilité exacerbée des lieux privés sélectifs et exclusifs comme les bijouteries et joailleries et les boutiques des maisons de couture, représentatifs des goûts de classe.

Du cliché à la réalité du lieu, il n’y a qu’un pas, que les acteurs privés et publics de la station ont franchi depuis maintenant quarante ans. Contrairement à d’autres stations françaises sélectives comme Megève par exemple, l’image de la destination est fortement associée au bling-bling (Alèn-Garabto, 2013), effaçant quelque peu celle de station de sports d’hiver, pour mettre en avant un espace « du spectacle », oscillant entre ostentation et affirmation de la place de chacun au sein de l’espace public. Comment Courchevel, station à l’ambition populaire à ses débuts, est-elle devenue l’archétype d’un tourisme élitiste ? En quoi l’artère touristique principale, représentative de la généalogie du développement de la station, est-elle l’incarnation du luxe et de l’éclat que projette cette dernière ?

Les résultats présentés sont issus de missions d’observation et des relevés de terrain réalisés durant les saisons hivernales de 2013 à 2016 dans le cadre d’une recherche doctorale en cours. Cet article n’a pas pour ambition de poser les bases d’une épistémologie des lieux bling-bling, mais se propose d’analyser sa construction spatiale au sein des paysages urbains visibles depuis les espaces publics.

Du village de montagne à la station de sports d’hiver de luxe : généalogie du caractère sélectif d’un lieu à visée populaire

Courchevel est créée en 1946, lorsque le Conseil Général de la Savoie, chapeauté par le Ministère de la reconstruction et de l’urbanisme, prend possession des terrains communaux des Tovets, de Bellecôte, de Moriond et des versants de la Loze et de la Vizelle pour y construire, en accord avec le conseil municipal de Saint-Bon, une nouvelle station de sports d’hiver. Laurent Chappis est nommé architecte-urbaniste ; il s’associe dès septembre 1946 à Denys Pradelle avec qui il crée l’Atelier d’architecture de Courchevel, chargé de définir les codes et les normes de l’habiter moderne en altitude. Si 1946 marque l’année de construction effective de Courchevel, la prospective débute en 1936, lorsque le commissariat du tourisme lance un repérage des sites de montagnes pouvant accueillir une « super-station » ; les Trois Vallées étaient un des sites potentiels prospectés. La Seconde Guerre mondiale ne stoppe pas le projet puisque, dès 1942, le Secrétariat d’État à l’Éducation nationale du régime de Vichy crée la mission d’étude de la région des Bellevilles, des Allues et de Saint Bon, nommée « Mission 42 ». Avant-guerre, Saint-Bon a déjà débuté une première mise en tourisme.

En 1946, L. Chappis réalise le premier plan masse d’aménagement du plateau des Tovets (1). Sur ce dernier, les grands principes d’aménagement que sont l’exposition, la prise en compte de la topographie pour la protection du paysage et l’arrivée des pistes au cœur de la station sont visibles. Si l’objet de cet article n’est pas de revenir sur ces critères et les choix arrêtés par l’urbaniste en chef, nous pouvons noter l’apparition d’un premier indice du caractère haut de gamme actuel de Courchevel. En effet, si la station, alors propriété du Conseil Général, a une vocation sociale (comme en témoignent les hôtels et les pensions populaires propriété départementale), le plan masse évoque déjà la future construction d’hôtels de luxe à proximité du Jardin Alpin. Hôtels de luxe et chalets sont localisés sur les parties hautes de la station, alors que les hôtels et pensions populaires sont eux situés dans la partie inférieure. Courchevel apparaît ainsi comme « le prototype d’une forme d’urbanisation nouvelle née d’une volonté de rationalisation et de planification, reflet du contexte socio-politique d’une époque » (Wozniak, 2006 : 42), où le caractère social est déjà remis en question à travers ce premier plan masse. Si le premier hôtel en 1947, propriété du Conseil Général, propose une vision populaire de la pratique du ski, la pression foncière, la multiplication des chalets individuels et de l’hôtellerie haut de gamme la mettent à mal, avec l’arrivée des élites politiques françaises et des personnalités du show-business à partir des années 1950. Cette décennie marque un tournant dans le développement de la station : les premiers hôtels haut de gamme apparaissent à la suite de l’ouverture de l’hôtel le Saint Joseph par J. Tournier en 1948 et des Grandes Alpes en 1950 par Mme Trèves. Des hôteliers issus de la communauté locale et extérieurs à celle-ci prennent part à ce développement en ouvrant des établissements qui malgré des débuts difficiles deviendront des hôtels de renom, comme par exemple Le Chabichou, acheté par M. Rochedy en 1963 (Tixier, 2008). Parallèlement, les moyens financiers des collectivités faisant défaut, le Conseil Général décide à la fin des années 1970 de céder la gestion de l’urbanisme et du développement touristique à la commune. À cette date, les chalets haut de gamme se sont déjà multipliés, la portée sociale s’estompe pour laisser place à un développement touristique haut de gamme (Préau, 1983, 1984). L. Chappis a déjà quitté le projet depuis dix ans, lassé des dérogations et de la corruption ambiante, et Denys Pradelle, toujours présent, dénonce un développement urbain et touristique prenant les « boursouflures de l’argent » (Lyon-Caen, 1996).

Ainsi, dès les années 1970, se développent sur la station des infrastructures haut de gamme, en débutant par les hôtels de cette catégorie, comme Les Airelles. Impulsée par des acteurs locaux, cette montée en gamme de l’hôtellerie se double d’une surmédiatisation de la station, et de l’arrivée des premières élites économiques et politiques (patrons d’industrie à l’image de la famille Lang, hommes politiques comme Valéry Giscard d’Estaing ou encore starlettes de l’époque). Après Paris, Courchevel devient ainsi la seconde concentration de palaces, d’après les classements de l’organisme Atout France (2016). Cette hôtellerie se professionnalise et permet l’arrivée d’une nouvelle clientèle dont les pratiques sociales sont résolument extravagantes, ou du moins ostentatoires, et tranchent avec la réserve des mondanités bourgeoises, ou aristocratique, habituées à fréquenter d’autres stations de sports d’hiver comme Megève.

1. Plan d'aménagement des Tovets, actuellement Courchevel 1850, défini par L. Chappis en mai 1946. Cette structure annonce les plans masse qui seront généralisés dans les stations de troisième génération en France. (Conseil Général de Haute-Savoie, 2015) (Collection des archives départementales de Savoie, 2015)

1. Plan d’aménagement des Tovets, actuellement Courchevel 1850, défini par L. Chappis en mai 1946. Cette structure annonce les plans masse qui seront généralisés dans les stations de troisième génération en France. (Conseil Général de Haute-Savoie, 2015) (Collection des archives départementales de Savoie, 2015)

Quarante ans plus tard, à l’image de l’internationalisation1  et des moyens financiers dont dispose la clientèle, la station se caractérise dans son étage supérieur par une concentration d’infrastructures sélectives, réservées à des privilégiés, produisant une distinction entre les différents étages de la station. Entre les années 1960 et 1980, apparaissent en contre-bas de Courchevel de nouveaux étages qui vont constituer une station multi-sites avec du haut vers le bas Courchevel Moriond – 1650, Courchevel Village – 1550 et Courchevel Le Praz – 1350, le tout dominant le chef-lieu de Saint-Bon. Or les offres commerciales et touristiques de chacun des cinq étages ou niveaux fournissent une bonne illustration de cette logique de distinction. Saint-Bon et Le Praz sont marqués par une faible mise en tourisme, à la différence de Courchevel Moriond et Courchevel. À cette faible mise en tourisme, s’ajoute une distinction de l’offre hôtelière (les hôtels cinq étoiles sont regroupés au niveau des deux étages supérieurs alors qu’aucun hôtel d’une gamme supérieure à trois étoiles n’est présent à Courchevel Village et au Praz ; quant à Saint-Bon, il ne possède aucune offre d’hébergement hôtelière), de celle des commerces et des modes d’accessibilité (un altiport à Courchevel 1850) (2). Le recensement de l’ensemble des commerces présents dans chaque niveau touristique, croisé à une analyse des composantes, met en avant la distinction commerciale et de mise en tourisme qui s’opère entre les différents niveaux, suivant un gradient de la perception de la qualité des lieux.

2. De l’étagement altitudinal à celui de l’élitisme : la mise en tourisme de Courchevel (Piquerey, 2014)

2. De l’étagement altitudinal à celui de l’élitisme : la mise en tourisme de Courchevel (Piquerey, 2014)

3. Analyse des composantes appliquée aux relevés des boutiques recensées à Courchevel : la méthode statistique proposée ci-dessus permet de croiser les types d’offres commerciales avec les différents étages qui forment la station de Courchevel (Castets et Piquerey, 2015)

3. Analyse des composantes appliquée aux relevés des boutiques recensées à Courchevel : la méthode statistique proposée ci-dessus permet de croiser les types d’offres commerciales avec les différents étages qui forment la station de Courchevel (Castets et Piquerey, 2015)

En effet, la figure 3 permet de distinguer les étages ayant un faible nombre de commerces tous types confondus au Praz (10) et à Courchevel-Village (10). Les commerces y sont principalement de proximité (boucherie, supérette, tabac, presse). Ceux liés à l’activité touristique sont faiblement présents : à chaque niveau, une boutique de produits régionaux, et quatre magasins de matériels de sport à Courchevel-Village et deux au Praz. Le profil touristique de Courchevel-Moriond est semblable à celui des deux niveaux inférieurs pour ce qui est des commerces de proximité, mais il existe une accentuation des commerces touristiques liés à la pratique des sports d’hiver et de montagne (dix boutiques de vente et de location d’articles de sport). La rénovation de l’artère principale de Moriond, axe structurant la circulation et l’aménagement sous la forme d’un village-rue de cet étage a été l’élément déclencheur de l’arrivée de plusieurs boutiques de marques de prêt-à-porter de moyenne gamme, voire haut de gamme, notamment Eden Park et Superdry, enclenchant ainsi une dynamique de diversification et de montée en gamme des commerces. Cette montée en gamme est liée à la proximité de Courchevel-Moriond avec Courchevel 1850, la station la plus marquée par les commerces et établissements à forte valeur ajoutée. Courchevel 1850 regroupe des commerces de proximité spécialisés dans les produits haut de gamme, comme ceux proposés dans les épiceries fines (1), les chocolateries (1) et les caves à vin (1). Cette tendance est la même pour les commerces de biens : trente boutiques de vêtements (aucune à Courchevel-Village et au Praz), cinq de décoration, quatre galeries d’art, huit bijouteries, trois horlogeries et deux fourreurs, neuf agences immobilières « classiques » et quatre agences immobilières haut de gamme (3). Les seize boutiques d’articles et de matériels de sport sont ici bien peu représentées et peu visibles dans le paysage urbain commercial de Courchevel face aux boutiques de luxe, prisées de la clientèle que reçoit la station. Cet étage est un lieu privilégié de l’implantation des boutiques de luxe ; tendance qui s’est accentuée durant les cinq dernières années avec l’ouverture successive des boutiques Chanel, Dior et Prada (4). Les offres commerciales se donnent également à voir au sein même de l’espace public en participant à la mise en scène et la médiatisation du caractère ostentatoire et bling-bling de la destination, à travers une visibilité forte des marques de luxe dans l’espace public (5) et dans des manifestations sélectives, à l’image des tentes des partenaires du tournoi de polo sur neige (6). Cette mise en scène rappelle ainsi le rôle premier des lieux touristiques et des pratiques sociales qui y sont associées : la distinction des catégories socio-économiques supérieures au regard des catégories inférieures qui n’ont ni les moyens, ni le temps disponible pour pratiquer une activité dénuée de toute rente économique. À l’image des descriptions de T. Veblen (1899) sur les manières d’être et de se comporter dans les lieux touristiques à la fin du XIXe siècle, l’agencement de Courchevel répond à des pratiques tant sociales que spatiales, correspondant à celles des élites économiques et culturelles, qui deviennent des régulateurs des modalités d’agencement et de développement de la station. Les pratiques sociales de l’ostentation et les classes sociales auxquels elles s’identifient à travers les goûts de classe (Bourdieu, 1979) deviennent ainsi visibles dans le paysage urbain des stations à travers les vitrines des boutiques de luxe ou les apparats de la richesse comme les voitures de luxe ou les tenues vestimentaires.

Cette distinction des offres commerciales entre les différents étages de Courchevel est une réalité qui est gommée, ou du moins masquée, par l’image haut de gamme de l’étage supérieur que constitue Courchevel 1850. Plus que de simplement distinguer les lieux et les clientèles, cette concentration d’offres commerciales touristiques à forte valeur ajouté influence également les pratiques spatiales qui se jouent au sein de l’espace public. L’objet de cette seconde partie sera ainsi de questionner la place de chacun dans un espace hautement symbolique de Courchevel qu’est La Croisette (4).

4. La représentation de l’élitisme des lieux à travers l’offre commerciale : le cas de la Croisette de Courchevel 1850 (Piquerey, 2014)

4. La représentation de l’élitisme des lieux à travers l’offre commerciale : le cas de la Croisette de Courchevel 1850 (Piquerey, 2014)

5. Lorsque la richesse se donne à voir : représentation de l’ostentation dans l’espace public de Courchevel 1850. À gauche, show room accessible sur invitation installé sur le front de neige pour la saison 2014-2015. À droite, Yacht installé à proximité d’un restaurant d’altitude durant la saison 2012-2013. (Piquerey, 2015 et www.riva-mbs.com, 2012)

5. Lorsque la richesse se donne à voir : représentation de l’ostentation dans l’espace public de Courchevel 1850. À gauche, show room accessible sur invitation installé sur le front de neige pour la saison 2014-2015. À droite, Yacht installé à proximité d’un restaurant d’altitude durant la saison 2012-2013. (Piquerey, 2015 et www.riva-mbs.com, 2012)

6. Visibilité des pratiques sélectives dans une manifestation : exemple du tournoi de polo sur neige (édition 2014) (Piquerey, 2014)

6. Visibilité des pratiques sélectives dans une manifestation : exemple du tournoi de polo sur neige (édition 2014) (Piquerey, 2014)

Sélectivité et distinction : tenir la place de sa classe dans l’espace public

À Courchevel 1850, la Croisette est le lieu privilégié de la mise en scène des pratiques de classe et ce justement grâce à son statut d’espace public. Cet espace permet ainsi aux catégories socio-économiques supérieures de produire des situations de maîtrise spatiale, tant dans l’agencement de l’espace que dans un contrôle de l’ordre social. À l’image des promenades touristiques présentes dans d’autres stations touristiques de renom, la Croisette de Courchevel 1850 participe à construire l’identité touristique du lieu, qui ici n’est plus liée à un paysage « naturel », mais bien à une construction d’un paysage urbain de la richesse au travers des pratiques sociales élitistes. La Croisette n’est pas, dans les faits et les pratiques, un espace public de la mixité mais celui d’une interface entre différentes identités sociales, où les pratiques spatiales sont révélatrices de la classe de chacun. Les pratiques qui se jouent au sein de cet espace ouvert à tous participent ainsi à mettre en scène le caractère bling-bling et ostentatoire des lieux. Si les boutiques haut de gamme qui construisent le paysage urbain de la richesse sont représentatives d’un entre-soi élitiste, l’espace public et son paysage sont ici support de la visibilité et de l’ostentation des formes de capital individuel qui permettent d’accéder à ces espaces sélectifs.

La Croisette de Courchevel intègre le réseau des lieux des élites, où les populations aux capacités financières les plus élevées et aux pratiques sociales mondialisées et sélectives (Bourdieu, 1979), et marques de luxe donnent à voir un paysage du spectacle de la richesse, où signe paysagers et pratiques spatiales entrent en écho. De plus, c’est ici, dans un espace physiquement ouvert mais socialement clos, que se construit le seuil, régulateur des possibilités spatiales individuelles. Le seuil est l’espace de la mise en tension, dans lequel des identités sociales hétérogènes entrent en interaction au travers de leurs pratiques de l’espace public. Lors des observations de terrain, deux pratiques spatiales distinctes des seuils sont apparues : d’une part, celle des individus pour lesquels le seuil est identifié comme le passage entre un lieu connu et un autre, intégré dans le réseau des lieux d’une pratique purement quotidienne, comme les salons privés, les boutiques de luxe ou encore les hôtels haut de gamme. Ce simple passage est dans certains cas seulement un déplacement visant à réaliser ce dessein ; il n’est pas rare de voir des voitures haut de gamme attendre devant une boutique de luxe que la ou le client en sorte (7), ou de voir des gardes du corps patienter devant les boutiques. Le passage est ici réduit à un simple acte spatial, dans son sens le plus strict à un support du déplacement. D’autre part, une autre pratique du seuil relève également d’un acte spatial, mais cette fois-ci codifié par la position de classe. L’acte de s’approcher de la vitrine et de la regarder, de venir « voir » ces scènes d’entre-soi ou le paysage de la richesse visible depuis l’espace public, produit une mise en tension entre une entité sociale et la représentation d’une pratique de classe. Par exemple, les prix (pas toujours) affichés dans les vitrines ne sont pas simplement des informations sur le produit, mais bien évidemment la matérialisation des pratiques d’achat réservé aux groupes sociaux disposant du capital économique le plus important. Le caractère élitiste de ces boutiques est également marqué dans le paysage urbain par la présence d’outils de fermeture, de sécurisation et de surveillance, matériel ou physique (la présence de vigiles à l’intérieur des boutiques ou à l’extérieur devant la porte, les caméras de surveillance, les sas d’entrée). Bien que les boutiques soient des espaces privés ouverts au public, les portes, s’ouvrant sur demande depuis l’intérieur, ne sont perméables que si les individus se présentant sont jugés dignes du lieu dans lequel ils souhaitent pénétrer. Le franchissement de la porte marque ainsi l’acceptation et la reconnaissance de l’individu comme appartenant à la catégorie socio-économique pouvant accéder aux biens ou aux services proposés. Les portes et les vitrines des boutiques deviennent ainsi des garants de l’ordre social, en jouant un subtil double jeu : celui de permettre un accès au lieu de l’entre-soi, qui se fait de façon physique lorsque la personne possède les formes de capital social, culturel et économique pour y pénétrer et celui de donner à voir des moments d’entre-soi privilégiés, intégrés au spectacle de l’ostentation puisque visible au travers de la vitrine depuis l’espace public. Les vitrines de la Croisette de Courchevel sont ainsi, en quelque sorte la formalisation de la visibilité de l’entre-soi mais également de l’ostentation de ces lieux dans le paysage de l’espace public. Elles donnent à voir à qui pose son regard sur elles des moments exclusifs, alimentant ainsi le mythe des maisons de coutures qui associent ici leur image à celle de la station touristique (Péretz, 1992).

7. Devant la boutique Louis Vuitton, garde du corps et agent de sécurité patientent jusqu’à la sortie de la boutique de leurs clients (Piquerey, 2014)

7. Devant la boutique Louis Vuitton, garde du corps et agent de sécurité patientent jusqu’à la sortie de la boutique de leurs clients (Piquerey, 2014)

8. Aire de pique-nique improvisée entre deux sculptures d’art contemporain et devant une boutique de fourrure et une agence immobilière haut de gamme à Courchevel 1850 (Piquerey, 2013)

8. Aire de pique-nique improvisée entre deux sculptures d’art contemporain et devant une boutique de fourrure et une agence immobilière haut de gamme à Courchevel 1850 (Piquerey, 2013)

La construction de ce spectacle de la richesse n’est pas réalisée seulement par les acteurs privés, mais également par les acteurs publics locaux qui participent à la sélection des boutiques présentes sur la Croisette et à l’agencement de l’espace public. Ce dernier est marqué à Courchevel 1850 et de manière plus spécifique à la Croisette, par une très faible présence de mobilier urbain. Il est d’ailleurs également à l’image du lieu : ce sont principalement des œuvres d’art, exposés au cœur de l’espace public. Les formes de l’agencement de l’espace public deviennent ainsi révélatrices de l’institutionnalisation du caractère ostentatoire et sélectif des lieux publics qui le bordent. En effet, mis à part la contemplation ou l’observation, la vocation de ces formes de mobilier urbain n’est pas le stationnement ou la rencontre, mais simplement le fait d’habiller l’espace public avec une ornementation à la hauteur du paysage de la richesse qui l’entoure. Toutefois, ces dernières deviennent fréquemment supports de pratiques spatiales qui ne sont pas vraiment souhaitées par les acteurs agenceurs. L’aire de pique-nique improvisée représentée sur la photographie (8) est un acte spatial marginal, voire transgressif, dans un espace où cette pratique devient la formalisation spatiale des inégalités sociales. Artère mixte, la Croisette n’est pas un lieu de rencontre, de déambulation, mais celui de la représentation de la hiérarchie sociale à travers la mise en scène de soi au sein de l’espace public. Cet espace public est ainsi, au même titre que les espaces privés de l’entre-soi qui l’entourent, régulé par des stratégies de sélectivité des clientèles touristiques mises en place par les acteurs locaux communaux (élus) et touristiques (office du tourisme, hôteliers, prestataires de service).

L’espace public et les pratiques spatiales qui s’y tiennent deviennent ainsi régulés par la représentation ostentatoire de la richesse et une visibilité exacerbée des espaces privés ouverts au public sous condition, lieux de l’entre-soi de capiton. C’est dans ce subtil agencement de sélectivité et d’ouverture que se donnent à voir et à capturer des signes du bling-bling, qui s’afficheront dans d’autres formes de représentation personnelle de l’espace, notamment dans les réseaux sociaux (9).

La Croisette de Courchevel 1850 : l’agencement spatial au service de l’élitisme des lieux

Cette brève analyse des pratiques qui se tiennent sur la Croisette de Courchevel remet ainsi en question le caractère touristique du lieu, puisque son agencement est représentatif de la volonté de distinction des acteurs privés, internationaux ou non, et des acteurs publics locaux. Si pour certains géographes, le lieu touristique est « un des archétypes du lieu sans conflit, élément d’un monde idéal, où les gens sont censés être de bonne humeur, se distraire, rencontrer les autres, consommer, dépenser et surtout ne pas travailler. Dans les stations touristiques au moins, la réalité sociale et bien souvent politique est mise entre parenthèses, selon un consensus seulement apparent car évidemment, la réalité économique et sociale est bien présente, mais dissimulée plus ou moins bien » (Knafou, 2012 : 209), cet article tend à remettre en question cette définition touristique pour le questionner sous le prisme de la sélectivité et de la distinction sociale. En effet, la visibilité de l’exclusivité et de la sélectivité au sein des espaces publics centraux le chargerait d’une violence symbolique, visant à l’entre-soi et la relégation des identités sociales en fonction des formes de capital dont elles disposent. Le lieu touristique, loin de s’affranchir des codes et des normes qui régissent les pratiques sociales du quotidien, préserve et valorise des acquis de classe : « les villes balnéaires, comme Marbella en Espagne, ou les stations de sports d’hiver, telle Gstaad en Suisse, sont ainsi le produit de la richesse conjuguée avec la conscience d’appartenir à une élite, soucieuse de gérer ses marges et son environnement » (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2007 : 26). La maîtrise spatiale est ainsi permise à travers la mise en œuvre du capital spatial, qui rencontre dans son application des dispositifs spatiaux de la distinction, pourvoyeurs par exemple de violence symbolique. Les signes du bling-bling (enseignes, vitrines et mobiliers urbains) visibles dans le paysage de la Croisette sont ainsi pourvoyeurs de formes de violence symbolique, régulant la capacité de chacun à pouvoir d’une part prendre place dans l’espace public, puis d’autre part à franchir les seuils de passage entre espace public de l’ostentation et espaces sélectif de l’entre-soi.

La violence symbolique, dans sa définition théorique, est ainsi instaurée grâce à la mise en scène des codes et des normes sociales des catégories socio-économiques supérieures au sein d’un espace public réduit, visant à institutionnaliser un ordre social dominé par les catégories socio-économiques supérieures (Landry, 2006 ; Pinçon et Pinçon-Charlot, 2013). Pour pouvoir s’affranchir de cette forme de mise à distance produite par les formes de capital que possèdent les groupes sociaux, les individus engagent le franchissement des seuils, visant à rendre compte de leur identité. Ces derniers ont dans cet espace public un double rôle, devenant espace de la représentation puis du passage lorsque l’identité sociale de l’individu le permet, et lieu de la fermeture lorsque l’individu n’est pas jugé apte à pénétrer dans le lieu protégé. Traverser l’espace (Bernier, 2013), que sa nature soit privée ou publique, touristique ou non, peut s’apparenter ainsi à un passage de seuils, se réalisant sous une codification ou une normalisation de la pratique spatiale menant à terme à développer les modalités de maîtrise spatiale (Lussault, 2007, 2009). Passer les seuils est un acte spatial invitant les individus à entrer en interaction, ou du moins opérer une comparaison, entre lui-même et les caractéristiques nécessaires au franchissement de cette contrainte spatiale, présente au sein même de l’agencement des espaces urbains que se sont appropriées les élites et dans lesquels les destinations touristiques semblent être des archétypes de la sélectivité et de l’exclusivité des lieux.

9. Se donner à voir dans l’espace public : exemple à partir d’Instagram (Instagram, 2016)

9. Se donner à voir dans l’espace public : exemple à partir d’Instagram (Instagram, 2016)

C’est ainsi qu’en se donnant à voir au sein de l’espace public, les signes du bling-bling transforment un espace sous statut public, en un espace de la représentation de l’ostentation de la richesse. Le bling-bling n’est plus ici seulement le symbole d’une supériorité sociale, mais celui de l’identité du lieu et de sa valeur, qui ne pourraient se construire sans se rendre visible. Si le bling-bling évoque l’ostentation, la notion induit également l’idée que cette dernière se donne à voir et que, sans cette visibilité, elle ne peut se réaliser. Si Courchevel est bien une station bling-bling, elle l’est grâce à l’hétérogénéité sociale (certes toute relative) de sa clientèle et à leur mise à l’épreuve individuelle du traverser. Ainsi, comme nous l’avons montré à travers l’étude de cas de la Croisette, prendre place dans un espace public construit et animé par les signes du bling-bling, devient un acte social, celui de l’expérience et de l’incorporation de sa place dans la hiérarchie sociale. Le bling-bling, bien que qualificatif adressé de façon communément admise à des individus, est ainsi en réalité un qualificatif qui ne peut s’établir sans entrer en interaction, sous le jugement, de ce qui ne serait pas bling-bling. C’est dans le regard des autres que le bling-bling, dans le sens de manière d’être et de faire transgressives, se construit et se réalise.

LISE PIQUEREY

Lise Piquerey est doctorante au sein du laboratoire EDYTEM UMR 5204 – Université Savoie Mont Blanc. Ses travaux portent principalement sur la ségrégation et l’entre-soi dans les stations de sports d’hiver haut de gamme de l’arc alpin, et plus particulièrement dans les Alpes autrichiennes, françaises et suisses.

Lise.piquerey AT gmail DOT com

Couverture : Fin de journée à Courchevel 1850… (Girault, 2016)

Bibliographie

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Bonnin P., 2000, « Dispositifs et rituels du seuil », Communications, vol. 70, n°1, pp. 65-92.

Bourdieu P., 1979, La Distinction : Critique sociale du jugement, Les Éditions de Minuit, 672 p.

Brunel S., 2012, La planète disneylandisée. Pour un tourisme responsable, Éditions Sciences humaines, 312 p.

Bryman A., 2004, The Disneyization of Society, SAGE Publications, 208 p.

Garabto A., 2013, « Bling-Bling, Du hip-hop aux dictionnaires, en passant par les médias », Mots. Les langages du politique, n° 101, pp. 81-86.

Knafou R. (dir.), 2012, Les lieux du voyage, Le Cavalier Bleu, 215 p.

Landry J.-M., 2006, « La violence symbolique chez Pierre Bourdieu », Aspects sociologiques, vol. 13, n°1, pp. 85-93.

Lussault M., 2009, De la lutte des classes à la lutte des places, Grasset, 220 p.

Lussault M., 2007, L’homme spatial. La construction sociale de l’espace humain, Seuil, 366 p.

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  1. Depuis les années 1980 et la mondialisation des élites (Wagner, 2007), la clientèle de Courchevel devient de plus en plus internationale. Si la clientèle britannique présente depuis les années 1960 représente la majeure partie de la clientèle (entre 50 et 60 % depuis 2010 durant la saison hivernale), l’arrivée de nouveaux riches issus d’Europe de l’Est (Russie, Ukraine) depuis le début des années 2000 et depuis 2010 d’Amérique du Sud (Brésil) constitue une nouvelle niche touristique pour les acteurs touristiques de Courchevel. []

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