#9 / Images de villes, images de chantiers
Lise Serra
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L’article de Lise Serra en PDF
Comment les images des chantiers de construction ou de démolition contribuent-elles à transformer l’image de la ville ? Cette question renvoie à mon travail de thèse Le chantier comme projet urbain mené entre 2010 en 2015. J’ai cherché à démontrer l’importance de prendre en compte le temps du chantier pour comprendre la ville dans ses transformations permanentes. Par « chantier », j’entends, au premier sens du terme, l’espace et le temps dans lequel ont lieu des travaux de construction menés et exécutés par un ensemble d’acteurs et en interaction avec un milieu, dépassant ainsi la définition fortement spatialisée du chantier comme terrain clairement délimité où ont lieu des travaux de construction, de réparation ou d’exploitation. L’environnement temporel et spatial, ainsi que l’ensemble des acteurs, humains et non humains (Houdart, Thiery, 2011), qui contribuent à la construction d’un bâtiment ou d’un ensemble de bâtiments participent à la définition du chantier (Serra, 2015).
Le chantier est pensé comme un élément de la ville quotidienne, qui s’offre aux regards des passants attentifs. Dans une ville où les chantiers se succèdent, des images nombreuses aux statuts variés s’affichent le long des rues : perspectives promotionnelles vantant les mérites des bâtiments en cours de construction, panneaux de permis de construire, affichettes collées sur les palissades annonçant des manifestations. Cet appel à l’arpentage de la ville s’appuie sur les propositions de Grégoire Chelkoff et Jean-Pierre Thibaud, pour qui l’espace public est révélé par « l’épreuve pratique et ordinaire des villes ». « Il s’agit de l’espace urbain que j’arpente et des interactions auxquelles il donne l’occasion de se produire sans cesse. Formes spatiales et formes sociales s’y rencontrent. » (Chelkoff, Thibaud, 1993, p. 57). J’ai ainsi choisi pour cette enquête deux espaces que j’arpente régulièrement sur mon trajet domicile-travail : à Saint-Étienne, où je réside et à Lyon, où je travaille. Ce choix d’un double terrain répond à une interrogation : est-ce que deux villes proches peuvent être radicalement différentes dans leurs rapports aux chantiers ? En effet les deux villes sont représentatives de dynamiques urbaines a priori opposées. D’un côté, la ville de Saint-Étienne a mis en place un plan de démolition d’immeubles vétustes en centre-ville avec une campagne de communication forte qui unifie l’ensemble des sites à démolir. Dans le même temps, de rares mais très visibles projets immobiliers sont en chantier. À l’inverse, Lyon est saturée de chantiers. Les grands projets urbains s’exposent, s’exportent comme références à l’étranger1 . Les innovations en termes de communication de chantier sont mises en valeur. L’enquête qui a donné lieu à cet article permet d’approfondir cette question : à quel point les chantiers façonnent-ils l’image d’une ville ? Une ville est-elle marquée de façon spécifique par les chantiers qui la transforment ?
Les interactions entre images de la ville et images des chantiers sont ici au cœur du sujet. Dans un premier temps, nous exploiterons la notion d’hétérotopie développée par Michel Foucault en 1967 pour questionner les contradictions entre le temps du chantier et le futur promis par les annonceurs dans un dédoublement de l’espace-temps de la ville. Dans un deuxième temps nous emprunterons à Tim Ingold (1993) la notion de taskscape pour mieux observer et décrire les paysages de la ville en chantier. Enfin, nous nous appuierons sur le travail de Kevin Lynch (1960) pour voir comment, au sein de ce paysage en transformation, le chantier devient un repère spatial et temporel dans la ville.
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Le chantier comme hétérotopie
La notion d’hétérotopie est une notion conceptuelle qui dépasse la notion d’identité de ville. Par l’analyse de cette notion nous étudierons un ensemble de relations génériques entre les chantiers et les villes. De la définition d’hétérotopie développée par Michel Foucault (1967), nous retiendrons « le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel, plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles » (Foucault, 1967, p. 757). Ce principe nous permet de penser simultanément l’ensemble des images présentées aux abords d’un chantier et le chantier lui-même, tel qu’il peut être vu par les passants. La juxtaposition des images crée un dédoublement du temps et de l’espace : le projet affiché représente l’espace futur déformant la représentation de l’espace présent déjà tendu vers le projet (Rosset, 1984). L’image du projet cache le chantier déconstruisant la relation dialectique entre modus operandi, conception, et opus operatum, réalisation (Boutinet, 2007).
Le double du chantier, c’est l’image du projet (Rosset, 1984). Image de synthèse, lieu idéal où les femmes et les hommes sourient, sont bien habillés. Image commerciale autant qu’architecturale : il s’agit d’abord de remporter un appel d’offre. Cette image est alors présentée comme une quasi-réalité vers laquelle tend le chantier en cours.
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La photographie n°1, ci-dessus, a été prise depuis le parvis de la gare de Châteaucreux, à Saint-Étienne, où un ensemble de bureaux et de logements est en construction. Elle aurait pu être prise dans d’autres villes de France où de nombreux projets urbains sont en construction. Au premier plan, la palissade de chantier est remplacée par des panneaux de communication présentant une image tridimensionnelle du projet. Dans cette vue au coucher du soleil, les fenêtres des bâtiments brillent de l’intérieur. Les derniers rayons jouent sur les façades. Les bâtiments semblent répondre aux injonctions du développement durable tant en termes de densité urbaine que d’économie d’énergie ou de présence de nature en ville. Les matériaux extérieurs semblent être des parements permettant l’isolation par l’extérieur. Quelques arbres rythment le parvis. Le tramway à l’arrêt et la végétation répondent aux exigences écologiques.
Ces projets représentent un imaginaire urbain d’une ville contemporaine riche, verte et blanche. Les passants vont et viennent, discutent, téléphonent. Bons payeurs et bons voisins, représentants uniformisés d’une classe moyenne à supérieure, saine de corps et d’esprit. Ici, la mixité de couleur de peau ou de condition physique, pourtant de plus en plus présente dans les communications publiques2 , n’est pas prise en compte. L’image uniforme de la société répond-elle aux inquiétudes des promoteurs et des investisseurs immobiliers ? Le passant, rassuré par cette image consensuelle de la ville future peut alors s’attarder sur les messages textuels qui encadrent l’image.
À gauche de l’image, le logo du constructeur et un numéro de téléphone. À droite, une indication sommaire du planning de chantier : « Bientôt » ; et du programme : « Appartements nouvelle génération, bureaux, commerces, hôtels ». Plus loin, des textes plus précis s’adressent aux passants que l’on voudrait futurs habitants ou investisseurs : « Pour habiter », « Pour investir ». Le numéro de téléphone permet aux passants de contacter immédiatement le constructeur, de faire le premier pas vers son projet d’achat immobilier, lui permettant ainsi d’entrer dans l’image, de profiter lui aussi des derniers rayons du soleil réchauffant la place imaginée. L’image joue ici le rôle d’agent commercial en suscitant des émotions positives susceptibles d’entraîner l’action (Moliner, 2016).
Ces textes, logos et images déployés sur la palissade du chantier sont en décalage temporel, spatial, sensible et social avec la réalité perçue. Le décalage temporel se lit dès le deuxième plan où s’élèvent des grues, des structures métalliques rouges et grises, et, plus loin, des bureaux modulaires de chantier blancs. La ville de demain n’est pas encore construite. Le décalage spatial peut se comprendre par la présence même de la palissade qui délimite l’espace public et l’espace privatisé par le chantier. De plus, la représentation photo-réaliste est vue depuis un point qui serait collé au mur extérieur de la gare, soit soixante-dix mètres en arrière par rapport à la palissade où est affichée l’image. Ce recul trompe le passant, le rendant incapable de se situer par rapport au projet en cours de construction : est-ce que la façade du nouveau projet sera située au niveau de la palissade ? Y a-t-il un retrait par rapport au trottoir existant ? L’image n’est pas assez précise pour le comprendre. De plus, selon la saison, le passant peut se sentir en décalage avec la représentation figée dans un été perpétuel de l’image promotionnelle. La poussière du chantier et le bruit des engins contredisent l’ambiance paisible de la perspective. Au dernier plan de la photographie du chantier, le quartier de la gare retrouve son quotidien d’immeubles anciens et neufs entremêlés où les fenêtres ne brillent pas de l’intérieur et où les façades reflètent les nuages du matin. Enfin, le décalage social se retrouve entre l’uniformité des passants représentés et la réalité des usagers présents sur le parvis de la gare : courant pour attraper un train, fumant une cigarette en attendant le tram, demandant de l’argent pour manger, tous différents, tous citadins.
Que dire de cette confrontation entre une représentation qui projette un état futur idéalisé des lieux et les lieux tels qu’ils peuvent être arpentés, vécus, ressentis pendant les années qu’auront duré le chantier ? D’un côté, ces images émettent un signal positif vers les passants dubitatifs dans une ville en récession (Béal, Morel Journel, Sala Pala, 2017) : le projet est donc reparti, il se passe enfin quelque chose sur ce terrain en friche depuis si longtemps3 ! L’économie du bâtiment est en effet une mesure importante de l’économie générale et de la bonne santé d’une ville. Un chantier en cours représente dans ce contexte une bonne nouvelle. Les discussions des utilisateurs des transports en commun que j’ai pu intercepter participent souvent de ces questionnements : pourquoi tel chantier est-il arrêté ? Quand tel bâtiment sera-t-il enfin démoli ? As-tu vu le nouveau bâtiment terminé ?
D’un autre côté, ces images construisent une immunité au chantier, lui octroient un droit de nuisance. Le raisonnement est ici celui de l’acteur impliqué dans le projet : le chantier salit, on ne peut guère faire autrement. C’est en effet ce qui ressort de mes discussions avec les architectes maîtres d’œuvre, collègues et amis. Impliqués dans leurs projets, leur objectif principal est que le projet soit réalisé en respectant le dessin, les délais et les budgets. Les contraintes des chantiers en ville sont très importantes (stationnement des véhicules d’entreprise, stockage des bennes de gravats, circulation des engins de chantier, etc.). À ces contraintes, les architectes que je côtoie ne souhaitent pas ajouter des objectifs de propreté trop importants. Et pourtant, au nom de quoi l’activité de construction serait-elle autorisée à dégrader la qualité de vie, même temporairement, d’une rue, d’un quartier, d’une ville ? Pourquoi les chantiers sont-ils si peu urbains (Merlin, Choay, 2000), au sens d’une certaine politesse qui serait spécifique à la ville ? Cette contradiction est renforcée par la présence d’images sur les palissades des chantiers : l’image séduisante d’un avenir enviable nie la réalité de la ville de façon générale, dans sa mixité, ses conditions météorologiques changeantes, et de la ville au présent, en chantier. Ici maintenant, ici demain, l’espace-temps de la ville en chantiers se dédouble et offre un visage multiple au passant.
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Paysages de chantiers
La dichotomie apparente du chantier où la publicité pour le projet occulte le temps du chantier en cours, est complexifiée par la multiplicité des images qui entourent le chantier. Pour développer cette partie je m’appuierai sur la notion de taskscape développée par Tim Ingold (1993). À la notion de paysage, landscape, Tim Ingold substitue celle de taskscape, ce qui se donnant à voir dans ce type spécifique de paysage étant moins le « pays », au sens étymologique du terme, qu’un ensemble d’actions, de tâches. Il redéfinit ainsi le paysage comme un ensemble d’activités qui contribuent à construire le paysage tel qu’on peut le percevoir. Cette notion est particulièrement intéressante pour observer et décrire les paysages de chantiers, ensembles d’éléments qui signalent la diversité des activités en cours.
Allons à Villeurbanne, commune jouxtant la ville de Lyon pour percevoir ce paysage de chantiers. Ici, un projet urbain de grande envergure vise à transformer la partie nord du centre-ville. Initié en 2008, les premières démolitions ont eu lieu en 2015 et une « maison des projets » a été installée en janvier 2017. Le projet est pensé en trois phases qui doivent se terminer à l’horizon 20254 . Ce projet, nommé « Gratte-ciel Nord » prévoit la démolition des équipements, usines, ateliers et logements existants puis la construction neuve de logements, commerces, bureaux et équipements publics sur une surface de sept hectares au centre de la ville. Autour de ce projet de grande ampleur, la ville continue à se transformer et les propriétaires des parcelles avoisinantes font avancer leurs projets. L’ambiance au nord du centre-ville est aux chantiers, comme on peut le voir sur ces trois photos (n°2).
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Le chantier est une activité qui transforme l’image de la ville, qui génère des taskscapes particulièrement reconnaissables : dans cette rue secondaire de Villeurbanne, une entreprise de travaux publics est installée. Un panneau de circulation, signé par un autocollant à ses couleurs, oriente les piétons. De l’autre côté de la rue, des barrières de chantier mobiles doublées de panneaux d’interdiction de stationner occupent la voie. Le chantier est clôturé par des grilles transparentes largement ouvertes. De la terre déborde sur le trottoir. La poussière est entraînée sur la rue par les roues des engins dont on devine le parcours. Dans cette rue secondaire, l’entreprise ne prend pas la peine de sécuriser le chantier ni de faciliter la circulation. Ce chantier est représentatif des nombreux chantiers ordinaires qui ponctuent l’agglomération. Un peu plus loin, un plot de béton jaune, tagué en noir, supporte un poteau de bois qui se dresse presque verticalement grâce à des cales enfoncées de part et d’autre. Le plot de béton est lui-même posé de guingois entre le trottoir et une cale de bois sur la route. Ce paysage est marqué par les activités de démolition qui s’y déroulent. Le poteau de bois permet une alimentation électrique importante. Les barrières de chantier interdisant le stationnement facilitent l’accès au chantier pour les véhicules longs. Les affiches bleues au nom de l’entreprise indiquent les acteurs principaux. Les couleurs vives, jaune, orange, rouge, bleu, transforment le paysage urbain habituellement marqué par des tons de gris, roses pale, blancs. Les couleurs, les orientations, les matières, marquent le paysage générique du chantier. Cependant, certaines différences émergent entre les différents chantiers. Ici, l’image reconstituée par le passant est chaotique. Il n’y a pas de double lecture du paysage. Contrairement à la photographie précédente (n°1), il n’est point mentionné le projet suivant. Le contexte n’est pas le même : la métropole de Lyon est en effervescence. Les travaux se multiplient et peu de terrains restent en friche longtemps. La démolition que nous pouvons observer précède une construction qui n’a pour l’instant pas de visage.
Un peu plus loin, lorsque l’on entre à l’intérieur du périmètre de la zone d’aménagement concertée du projet urbain Gratte-Ciel Nord, les stratégies d’installation sont très différentes, le paysage qui en résulte également. L’aménageur a mis en place une charte de chantier et un accompagnement du chantier en direction des habitants, passants et voisins. Les couleurs dominantes sont le blanc et le gris clair. Les couleurs génériques des chantiers (rouge, jaune, noir), ont disparu. Les chantiers sont marqués par une signalétique homogène et institutionnelle.
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Sur la photographie ci-dessus (n°3), la palissade est opaque, blanche et continue sur tout le périmètre de l’usine démolie. Elle serpente entre les parkings, en cœur d’îlot. Un panneau informe le passant des phases de chantier, de l’accessibilité et des horaires des travaux ainsi que des coordonnées de contact. Des ouvertures sont pratiquées dans la palissade pour permettre l’observation des travaux. Cette palissade, longue bande blanche installée dans la ville est devenue un espace d’expression de street artistes qui multiplient leurs supports : la palissade, les potelets bas qui délimitent le parking, le tronc de l’arbre. Tous les supports ont été testés. Ici, plusieurs mondes se côtoient et la palissade devient un objet frontière servant des usages variés parfois opposés (Star, Griesemer, 1989). La palissade, souhaitée propre et lisse par le maître d’ouvrage, devient support d’expression libre, marqueur de la construction d’un espace social tel que décrit par Lefebvre (1974).
La description du paysage de chantier selon la notion de taskscape permet de réunir les acteurs officiels et officieux : élus, aménageurs, urbanistes et constructeurs transforment le paysage autant que les graffeurs, habitants ou passants. Le paysage urbain est marqué par la multitude d’acteurs et d’actions qui transforment l’espace sur un rythme journalier. Le chantier n’est pas uniquement celui des terrassiers, maçons, charpentiers, c’est aussi celui des voisins qui participent à la construction du paysage par leurs actions quotidiennes. La notion de taskscape met également en avant la spécificité d’une ville qui serait toujours en chantier par rapport à une autre ville où les chantiers sont rares à la fois dans le temps et dans l’espace. Cette vision territoriale du paysage urbain contribue à la construction d’images de villes dont les dynamiques urbaines diffèrent.
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Chantiers : repères dans l’espace-temps de la ville ?
Au présent, les chantiers participent d’une image multiple et complexe de la ville en train de se faire. Mais considérés dans leur ensemble et sur un temps plus long, ils scandent l’espace-temps de la ville, marquant par des repères forts la mémoire des habitants. Ainsi, les premières images des projets présentées sur l’espace public projettent le passant dans un moyen terme – dix-huit mois, deux ans, pendant lequel l’espace sera en transformation. La grue est construite, les étages se superposent, les façades sont montées et, en parallèle, les graffitis se recouvrent les uns les autres, les affichettes se superposent, les palissades se salissent. Tous ces éléments visuels rythment le temps qui passe et l’espace qui se transforme. Longtemps après, lorsque le chantier n’est plus qu’un souvenir, il marque alors une rupture dans la continuité du quotidien, créant un avant et un après.
Lorsque que Kevin Lynch étudie l’image mentale de la ville américaine, il porte son attention sur la notion de lisibilité du paysage urbain. Il tente ainsi de comprendre « la facilité avec laquelle on peut reconnaître [les] éléments [du paysage urbain] et les organiser en un schéma cohérent » (Lynch, 1999, p. 3). Il construit le concept de lisibilité à partir de cinq points : les voies, les limites, les quartiers, les nœuds et les points de repères. Cette lecture de la ville est basée sur une approche statique de la ville. Et en effet, au détour d’une phrase, il évoque les « lentes modifications du milieu matériel qui l’entoure » tout en concluant aussitôt qu’ « il serait important de connaître le moyen de maintenir la continuité au milieu des changements » (Lynch, 1999, p. 100). Cette vision est particulièrement intéressante pour confronter notre point de vue marqué par l’étude des chantiers dans la ville construit sur la notion de changement, de transformations (Serra, 2015). Dans la confrontation de ces deux visions de la ville, quelle est la place des images de chantier ? Contribuent-elles à maintenir une continuité au milieu des changements ?
Si nous pensons aux affichettes et graffitis apposés sur les palissades de chantier, ils représentent une forme de continuité avec le milieu urbain. Les poseurs d’affiches n’ont pas attendu le chantier pour coller, les peintres n’ont pas attendus les palissades pour tracer leurs graffitis. Affichettes et graffitis contribuent à intégrer le chantier dans la ville, dans la continuité du temps urbain. À l’inverse, les panneaux annonçant le projet à construire contribuent à renforcer la périodicité du temps de la ville. Ils marquent le temps d’avant le projet, celui du projet puis du chantier et enfin le temps d’après le chantier. Ce temps est marqué par une date sur l’affiche prévoyant la fin des travaux. Au présent, cette date peut prêter à moquerie car elle est souvent dépassée alors que les travaux ne sont toujours pas finis, étirant le temps du chantier dans une transformation de la ville qui n’en finit plus. De même, les grues visibles de loin ou les engins colorés et imposants créent par leurs présences un point de repère fort dans le paysage urbain. Mais ce point de repère est à la fois temporaire et inatteignable. En effet, spatialement, il ne peut pas servir à donner rendez-vous : le pied de la grue n’est que rarement accessible au public ; temporellement, les informations de la mise en place de la grue ou de sa dépose n’étant que rarement publiques, ce point de repère disparaît en quelques heures sans laisser de trace de son passage. Le chantier est donc paradoxalement un point de repère fort par la transformation du paysage urbain tant visuel que sonore ou olfactif mais un point de repère inconsistant, qui échappe à la prévision temporelle des citadins.
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À Saint-Étienne, la friche du Progrès, bâtiment abandonné depuis plus de trente ans5 , marque un repère sur la longue rue principale qui traverse la ville du Nord au Sud. La démolition annoncée par la banderole qui ceint le bâtiment est en cours, elle doit durer trois mois. Il est pourtant à parier que dans quelques années, les Stéphanois continueront à utiliser cette friche comme point de repère pour situer une adresse ou un commerce sur cette voie. La mise en scène du chantier de démolition contribue à la visibilité du chantier et la construction de ce lieu comme point de repère pour les Stéphanois. Extrait de l’article « Saint-Étienne : les opérations de démolitions vont se multiplier cette année », par Émeline Rochedy, journaliste à France Bleu Saint-Étienne Loire, en parle ainsi :
« Les bâches ne passent pas inaperçues et c’est le but ! (…) On y voit ‘Alex, dit le piqueur, Gérald, dit le trancheur, et Anna, dite la découpeuse’. Manière d’estampiller tous les bâtiments recouverts ‘à démolir’. Parce que cette fois, oui, les chantiers vont bien démarrer ! »6
Dans un entretien au journal Le Progrès, Gaël Perdriau, maire de Saint-Étienne met en avant la lisibilité de l’ensemble du projet de démolition par l’uniformité de la campagne de communication.
« Dans tous les quartiers concernés par des opérations de démolition d’immeubles insalubres ne permettant pas le relogement, nous allons apposer ces bâches car, entre la reprise et la démolition effective, les délais administratifs et techniques peuvent être longs et susciter des questions. »7
L’image est ici utilisée comme dénominateur commun maîtrisé par la mairie. En effet, sous les bâches, les vitres brisées et les ouvertures murées, les structures calcinées suite aux incendies qui ont pu se déclarer dans les friches sont autant d’éléments caractéristiques des bâtiments abandonnés. La bâche de chantier représente le renouveau d’une politique de démolitions sans projets de reconstruction ultérieurs, actant la récession effective du centre-ville. La longue inoccupation des différents bâtiments à démolir permet à la municipalité d’user d’une forme d’humour, minimisant l’acte de démolition dans l’imaginaire stéphanois.
Ainsi, selon l’analyse de Kevin Lynch, le chantier de construction autant que de démolition peut devenir un point de repère pour les habitants et les voisins qui suivent l’action au jour le jour. Pour eux, même lorsque le chantier sera terminé, ils pourront encore s’y référer comme un point de repère spatial et temporel. Au contraire, pour les passants, visiteurs du quartier ou de la ville, le chantier participe de l’image figée de la ville qu’ils construisent durant leur séjour. Les politiques de communication mises en œuvre par les différentes municipalités autour des chantiers contribuent à l’image de la ville pour ses habitants autant que pour ses visiteurs.
Cet article visait à mettre en parallèle images des chantiers et images de la ville : comment les images des chantiers de construction ou de démolition contribuent-elles à transformer les images de la ville ? La notion d’hétérotopie nous permet de mettre en avant la contradiction entre le temps du chantier et le futur promis par les annonceurs dans un dédoublement de l’espace-temps de la ville.
Ce paysage urbain est modelé par les chantiers, compris comme ensembles d’actions formelles et informelles, officielles et officieuses générées par des acteurs nombreux. Municipalités et aménageurs marquent le territoire par les panneaux de présentation officielle des projets et des chantiers. Les entreprises délimitent leur secteur de travail par des palissades grillagées ou opaques et annoncent leur présence par la multiplication d’autocollants, panneaux et affiches à leurs couleurs. D’autres utilisateurs des lieux signent leur présence à la bombe colorée, par l’accumulation de mégots ou autre trace d’une occupation des lieux. Le paysage du chantier donne à voir la diversité des utilisateurs de l’espace urbain.
Enfin, le chantier dans la ville, augmenté des multiples images qui l’entourent, peut devenir un point de repère dans la ville, participant à la construction de l’image de celle-ci pour ses habitants et ses visiteurs.
Le chantier peut alors être vu comme une scène privilégiée de la lecture des images dans la ville, où les palissades sont utilisées comme des murs nouveaux, espaces d’affichage éphémères et très visibles, enjeux à repenser pour l’image de la ville.
LISE SERRA
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Lise Serra, architecte, docteure en urbanisme et aménagement / Maître de conférence à l’Université de la Réunion / Chercheure au laboratoire PIMENT
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Couverture : Projet et chantier Gratte-ciel Nord, Villeurbanne (Serra, 2017)
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Bibliographie
Béal V., Morel Journel C. et Sala Pala V., 2017, « Des villes en décroissance stigmatisées ? Les enjeux d’image à Saint-Étienne », Métropolitiques, en ligne.
Boutinet J.-P., 2007, Anthropologie du projet, Paris, Puf, 1ère éd. 1990, 407 p.
Chelkoff G., Thibaud J.-P., 1993, « L’espace public, modes sensibles », Les Annales de la recherche urbaine, n° 57-58, p. 7-16
Foucault M., 1967, « Des espaces autres », in Foucault M., 1994, Dits et écrits, Tome 4, Paris, Gallimard, p. 752-762.
Houdart S. et Thiery O. (coord.), 2011, Humains, non-humains, Comment repeupler les sciences sociales, Paris, La Découverte, 368 p.
Ingold T., 1993, « The Temporality of the Landscape », World Archaeology, Vol. 25, N°2, Conceptions of Time and Ancient Society (Oct. 1993), p. 152-174.
Lefebvre H., 1974, La production de l’espace, Paris, Economica, 512 p.
Lynch K., 1999, L’image de la Cité, trad. par Marie-Françoise Vénard et Jean-Louis Vénard de The Image of the City (1960), Paris, Dunod, 221 p.
Moliner P., 2016, Psychologie sociale de l’image, Fontaine, Presses Universitaires de Grenoble, 166 p.
Rosset C., 1984, Le réel et son double, Paris, Gallimard, 1ère éd. 1976, 134 p.
Serra L., 2015, Le chantier comme projet urbain, thèse de doctorat en urbanisme et aménagement, Paris, Université Paris Ouest Nanterre la Défense, 502 p.
Star S. et Griesemer J., 1989, « Institutionnal ecology, ‘Translations’, and Boundary objects: amateurs and professionals on Berkeley’s museum of vertrebate zoologie », Social Studies of Science, 19(3), p. 387-420.
- Le grand projet de Ville de la Duchère a par exemple été présenté dans le pavillon Rhône-Alpes lors de L’Exposition universelle de Shanghai 2010 et au 7e Forum urbain mondial à Medellin, Colombie, en avril 2014. [↩]
- Le rapport parlementaire d’avril 2014, Représentation de la diversité de la société française à la télévision et à la radio, marque l’évolution des prises de conscience sur ce sujet. [↩]
- Les bâtiments de La Poste et l’usine du chocolatier Weiss ont été démolis entre 2007 et 2009 à la suite du déménagement de l’usine en 2000 et des bureaux de La Poste en 2007. [↩]
- Réunion publique du 27 mai 2015 : https://www.grandlyon.com/fileadmin/user_upload/media/pdf/grands-projets/villeurbanne_gratte-ciel/concertation/20150527_gl_gratte-ciel_reunion-publique-pres-projet.pdf [↩]
- Barnola F., 2017, « à Saint-Étienne : la démolition de la friche du Progrès, rue Bergson, a commencé », L’Essor, 14 février 2017, en ligne. [↩]
- Extrait de l’article « Saint-Étienne : les opérations de démolitions vont se multiplier cette année », par Émeline Rochedy, France Bleu Saint-Étienne Loire, dimanche 10 janvier 2016 à 21:23, en ligne. [↩]
- « Une campagne d’information inspirée des super héros », Le Progrès, 11 janvier 2016, en ligne. [↩]