Chroniques / D’Alphaville à l’habitat populaire, l’adoption et l’adaptation du modèle résidentiel fermé et sécurisé dans le Sud du Brésil : une démocratisation de l’exclusion ?
Alice Moret
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Si l’urbanisme fermé et sécurisé (les gated comunities et leurs déclinaisons : barrios cerrados, countries, secured comunities, condominios fechados…) est généralement considéré comme l’apanage de classes sociales dominantes et de populations aisées, ce modèle résidentiel s’est diffusé ces dernières années à d’autres groupes sociaux, jusqu’à l’habitat populaire. Un agent immobilier de São Paulo (Brésil), interrogé dans les années 2000 par Maria Encarnação Sposito et Eda Maria Goes, l’anticipait en déclarant « c’est, d’ici quelques années, ce que tout le monde cherchera »1 (Sposito et Goes, 2014 : 107).
C’est particulièrement le cas dans les villes brésiliennes, marquées par des inégalités extrêmement fortes (Dias, 2004), qui ont tendance à devenir ce que Teresa Pires do Rio Caldeira nomme des « villes de murs » (Caldeira, 2000), soit par ajouts d’équipements sur les logements, soit par la construction de résidences fermées et sécurisées, parfois de la taille de quartiers entiers. L’expression « condominio fermé » (condominio fechado), la plus communément utilisée, se réfère à la fois au statut de la propriété immobilière et à son fonctionnement en copropriété, et à la forme fermée. Ces espaces résidentiels, dont l’accès est restreint et contrôlé, sont habités par une population homogène socio-économiquement. Ces ensembles clos sont parfois dotés de services internes (Géoconfluences, 2018). Ce modèle résidentiel a connu un grand succès au Brésil, les classes dominantes l’adoptant massivement dans les années 1970 et 1980, suivies par les classes moyennes puis les populations modestes. Par classes populaires, on entend le groupe social le moins doté, que ce soit en termes de moyens financiers ou de position sociale et politique.
J’ai mené un travail de terrain, en 2015 – 2016, dans l’agglomération de Florianópolis, capitale de l’État de Santa Catarina. Cette enquête portait sur les 77 résidences neuves (comprenant de 12 à 850 logements chacune), relevant d’un programme social d’accession à la propriété, le « Programme Ma Maison Ma Vie » (Programa Minha Casa Minha Vida, abrégé en PMCMV). Ce programme constitue un observatoire de l’habitat fermé et sécurisé destiné aux classes populaires à plusieurs titres. Premièrement, il s’adresse à des ménages modestes2. Deuxièmement, tous les ensembles du PMCMV que j’ai pu observer à Florianópolis, Biguaçu, São José et Palhoça ont été construits sous forme fermée et sécurisée. Les ensembles étudiés se différencient des politiques de résidentialisation du logement social par le fait que les ménages sont propriétaires et non locataires, qu’ils ont été construits directement ainsi (ce qui peut advenir dans le cadre des politiques de résidentialisation mais moins fréquemment), que les pouvoirs publics visent plutôt une montée en gamme et une protection face à l’extérieur qu’une intervention sur les appropriations de cet espace. Ils s’en éloignent aussi par le degré de fermeture et de sécurisation et par l’échelle du phénomène. Troisièmement, c’est un programme de très grande ampleur, qui représentait 25 % de la construction de logements neufs dans l’ensemble du Brésil dans les années 2010, soit l’essentiel des chantiers destinés aux classes populaires. Quatrièmement, on observe dans la construction des résidences du PMCMV des logiques communes avec le reste du marché immobilier, mais elles ont la spécificité de résulter d’une forte intervention étatique et parfois municipale. Enfin, les modèles architecturaux utilisés dans ce programme ont été imités par le secteur privé, augmentant encore leur fréquence dans l’espace urbain.
Alors que ce phénomène de fermeture et de sécurisation est analysé comme un retrait des groupes sociaux privilégiés, une séparation d’avec les plus pauvres, je voudrais interroger un cas limite, puisque des résidences fermées et sécurisées ont été construites à destination d’une clientèle modeste, souvent dans le cadre de politiques publiques de logement social. En voyageant d’une ville à l’autre, le modèle fermé et sécurisé a été adapté, remodelé, associé à des pratiques diverses, investi de significations parfois différentes… Qu’en est-il lors du passage d’une classe sociale à l’autre ? Comment ce modèle architectural s’est-il diffusé spatialement et socialement ? Quelles transformations (dans les usages, les formes, les significations…) ont accompagné cette adoption ? En quoi ces résidences fermées et sécurisées se différencient-elles des politiques de résidentialisation du logement social d’une part, et des copropriétés fermées aisées d’autre part ? Au Brésil, l’adjectif « exclusif » est très utilisé comme argument de vente à destination des classes dominantes, comme par exemple sur la photographie ci-dessous. Comment comprendre ce repli résidentiel et ce marketing de l’exclusion, qui se démocratiserait, à destination même des populations marginalisées ?
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Diffusion et variations selon le lieu
L’invention d’un modèle et la conquête du marché des classes moyennes
Si les modalités juridiques des copropriétés et lotissements fermés sont anciennes, la nouveauté réside plutôt dans l’échelle de ces quartiers et la forme architecturale (Le Goix, 2003). On observe la présence de quelques résidences fermées dès le XIXe siècle à Saint-Cloud (Le Goix, 2003), à Londres (Reclus, 1860), à Llewellyn Park dans la grande banlieue de New York ou à Saint Louis aux États-Unis (Le Goix, 2003), puis en Amérique du Sud (Capron, 2006) et dans le Sud des États-Unis (Billard Chevalier et Madoré, 2005) au début du XXe siècle. Elles visaient alors une clientèle aisée. Depuis les années 1960, ce modèle s’est diffusé socialement et spatialement, ce qui a notamment été permis par la formulation par des multinationales de l’immobilier de produits standardisés (Le Goix, 2003), tandis que grandissait l’audience des discours sur l’insécurité et la violence urbaines, justifiant ce « repli résidentiel » (Loudier-Malgouyres, 2013).
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La diffusion et la traduction brésilienne des quartiers fermés
À la fin du XXe siècle, les espaces résidentiels fermés et sécurisés se sont multipliés dans des villes très diverses, comme le souligne Teresa Pires do Rio Caldeira : « De Johannesbourg à Budapest, du Caire à Mexico, de Buenos Aires à Los Angeles, des processus similaires ont lieu : l’érection de murs, la sécession des classes aisées, la privatisation des espaces publics et la prolifération des technologies de surveillance » (Caldeira, 2000 : 30). Cependant, cette diffusion n’est pas homogène. Les sociétés qui ont le plus adopté ce modèle partagent souvent des caractéristiques communes : un contexte très inégalitaire, une forte ségrégation socio-spatiale (Hildebrandt et Sugaï, 2014), l’héritage d’un régime de séparation raciste, une culture de la violence, une intense circulation des armes… Sa diffusion est telle que des géographes présentent les résidences fermées comme l’habitat du monde qui vient, prenant Los Angeles comme modèle (Davis, 1992).
Bien que l’on trouve des habitats ségrégués au Brésil depuis des siècles, la forme standardisée des résidences fermées et sécurisées est apparue dans les années 1970, Alphaville, érigée à São Paulo en 1977, en étant le prototype (Caldeira, 1996). Le fait que l’État brésilien ait légiféré sur les copropriétés fermées en 1978 indique le moment où celles-ci se font plus prégnantes, au point de provoquer des conflits. Cette forme s’est très rapidement et massivement diffusée dans l’ensemble du pays et a fortement modelé les paysages urbains (Sposito et Goes, 2014). Ces implantations sont le plus souvent en périphérie, pour bénéficier de terrains étendus et peu chers, et parfois au contact de zones d’habitat très pauvres, ce qui modifie la géographie sociale des villes : les contrastes sociaux peuvent se jouer à des échelles micro-locales (Baby-Collin et al., 2013) et les manifestations de la délimitation entre le dedans et le dehors sont exacerbées.
Transposé d’un lieu à l’autre, le modèle est traduit et transformé, chaque société ou groupe social l’adapte. Par exemple, les publicités vantant les mérites des condominios fermés, déclinaison brésilienne des gated communities, éludent l’idée de communauté et insistent beaucoup plus sur la sécurité. Caldeira décrit l’adaptation brésilienne d’une publicité états-unienne, en 1993, qui associe des images de gated communities de Virginie et du Maryland et l’annonce d’un projet similaire à São Paulo. Elle remarque que plusieurs scènes de sociabilité ont été coupées et qu’une moindre place est réservée aux loisirs permis à l’intérieur. À l’inverse, les équipements de fermeture (murs, grilles, portails…) et de surveillance (gardes armés, caméras…) sont explicitement et longuement montrés, alors qu’ils étaient passés sous silence dans la version originale. Enfin, l’entreprise de publicité qui a produit la version brésilienne n’hésite pas à montrer une séquence qui met en scène, vue d’hélicoptère, l’interpellation et la fouille de plusieurs hommes par des gardes armés privés sur la voie publique. Les hommes arrêtés circulaient à bord d’un combi, véhicule associé aux classes populaires car servant au transport des ouvriers de certaines grandes entreprises (Caldeira, 2000 : 274). Les arguments de vente ne sont pas les mêmes, les imaginaires et les pratiques liés aux mêmes murs divergent d’une ville à l’autre, les motifs d’adoption varient. L’usage de l’adjectif « exclusif » dans la publicité confirme que la volonté de séparation entre classes sociales est plus assumée au Brésil qu’ailleurs. La déclinaison brésilienne partage certaines caractéristiques avec sa version états-unienne, comme le régime de copropriété et ses règlements internes, la fermeture, l’existence de services et d’équipements internes, l’homogénéité sociale. Elle s’en démarque par une fermeture plus explicitement manifestée, parfois monumentale, un recours assumé à la violence en cas de danger perçu, des motivations avant tout sécuritaires.
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La diffusion vers les villes et les classes moyennes
Les résidences fermées et sécurisées se sont multipliées de façon exponentielle dans les années 1990, moment où elles ont atteint à la fois les classes moyennes, et les villes moyennes et « de l’intérieur » (Sposito et Goes, 2014 : 252). À Florianópolis et dans les villes contiguës (São José, Palhoça, Biguaçu), les premières résidences fermées et sécurisées sont apparues tôt, dès les années 1970 et 1980, d’abord dans les zones balnéaires (comme Lagoa da Conceição, puis Ingleses ou Ponta das Canas dans le Nord de l’île), où elles correspondaient souvent à des résidences secondaires, et dans les quartiers aisés (comme la Carvoeira, puis Cacupé). À partir des années 2000, les résidences fermées et sécurisées sont implantées un peu partout dans l’agglomération, avec des produits destinés à chaque groupe social.
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Adoption et variations selon la classe sociale
Offre, demande et motivations pour les classes populaires : une démocratisation ?
Ce mouvement de diffusion en cascade s’est poursuivi jusqu’aux classes sociales modestes. L’adoption des formes fermées et sécurisées se fait soit en emménageant dans un projet neuf construit ainsi dès le départ, soit en rajoutant des équipements sur son logement.
Dans le premier cas, il peut s’agir d’un ensemble de maisons (850 par exemple à Moradas de Palhoça), d’un immeuble seul ou d’un groupe d’immeubles (comme sur la photographie ci-dessus, à Alto Bela Vista), délimités par une enceinte et d’autres équipements qui matérialisent la fermeture. Contrairement à certaines politiques de résidentialisation dans d’autres régions du monde, la forme fermée et sécurisée est choisie dès la conception, ce n’est pas une rénovation ou une correction. L’agencement du quartier, le statut de copropriété avec son règlement, ses voies, parfois son personnel internes… séparent non chaque îlot mais l’ensemble de l’extérieur. Enfin, les motivations diffèrent légèrement. Pour les pouvoirs publics qui planifient ces équipements, il ne s’agit pas tant « de réduire le sentiment d’abandon et d’insécurité […], de donner des dimensions plus humaines à l’habitat » (Bouron et Tabarly, 2017), d’agir sur les appropriations de l’espace et de favoriser la mixité sociale par l’attractivité (Chédiac, 2009), que d’adopter le même modèle résidentiel que les classes moyennes et hautes. L’insécurité à laquelle se réfèrent les murs n’est pas tant interne au quartier que générale et extérieure. En plus des résidences relevant du PMCMV, j’ai pu observer d’autres copropriétés fermées destinés à la même clientèle, sans lien avec ce programme, mais qui l’imitaient en adoptant exactement la même forme (nombre d’étages, type de grillage, services proposés…) et le même genre de localisation, comme sur l’image ci-dessous.
Les raisons qui motivent la demande de ce type d’habitat sont diverses. Il peut s’agir d’un désir de distinction par imitation avec les plus riches (Moret, 2018), d’une peur entraînant un désir de sécurité, d’un désir de distinction par distanciation des plus pauvres. Pour une part importante des ménages pauvres vivant dans les résidences du PMCMV, il s’agit des seuls logements abordables, car leur acquisition est subventionnée par les pouvoirs publics. Enfin, pour un grand nombre des personnes interrogées lors de cette enquête, ce choix était impensé, banalisé et naturalisé, il ne constituait pas une spécificité mais la forme « normale » de logement. Bien souvent, ces motifs sont combinés et entremêlés (Moret, 2019). Chez la trentaine d’habitantes et habitants que j’ai interrogés, la fermeture et la surveillance suscitaient parfois la satisfaction, le plus souvent l’indifférence.
Les dispositifs de fermeture et de sécurité (murs, grilles, portails, barbelés, caméras…) peuvent aussi être ajoutés après coup, ce qui contribue aux mêmes paysages urbains. J’ai pu constater ce phénomène sur les maisons du quartier où je logeais (Caeira do Saco dos Limões) : les travaux de rénovation ou d’extension (consolidation du toit, construction d’un garage ou d’une pièce supplémentaire…) étaient toujours précédés de l’installation de dispositifs pérennes de fermeture (murs, grilles) et parfois de sécurité (alarmes, caméras). Ce phénomène est proche des politiques de résidentialisation de logements sociaux, car il concerne aussi l’habitat populaire, est en partie mû par des préoccupations sécuritaires, segmente et habille les logements de cloisons, de caméras de surveillance, de portails. Mais la sécurisation est effectuée à l’initiative des ménages propriétaires et résidents.
Les murs des résidences du PMCMV ne font donc pas exception, comme on peut l’observer aux alentours de Villas do Arvoredo (photographie ci-dessous et schéma plus bas), ils s’inscrivent dans un mouvement plus général d’urbanisme sécuritaire. Cette demande de sécurisation de l’habitat, qui se conjugue à l’entre-soi dans les copropriétés fermées, a été alimentée par le discours de plusieurs entreprises de construction, qui ont communiqué sur leur intention de démocratiser ce modèle résidentiel. Certaines personnes représentant les pouvoirs publics expriment cette même volonté de démocratiser un modèle résidentiel largement désiré.
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Le rôle majeur des pouvoirs publics, notamment par les politiques de logement social
Au Brésil, les pouvoirs publics (État fédéral, municipalités, Caixa Econômica) ont joué un rôle majeur dans cette diffusion, en orientant et en subventionnant une grande partie de la production de logements populaires. Selon Batista, 90 % des personnes interrogées dans sa thèse ont obtenu leur logement avec une aide étatique (Batista, 2015 : 124). Les politiques de logement social des dernières décennies visaient la fourniture de logements plus pérennes et salubres à des ménages pauvres, mais aussi l’inclusion des classes populaires dans le marché immobilier, alors qu’elles relèvent encore largement de l’autoconstruction ou de transactions qui excluent les entreprises immobilières. Le « Programme Ma Maison Ma Vie » s’inscrit dans ce double objectif de logement des classes populaires et de soutien au secteur de la construction (Arantes et Fix, 2009). Le choix de la fermeture et de la sécurisation des résidences de ce programme a été fait par le Ministère des Villes, pour les phases 1 et 2 (2007 – 2016). Le cahier des charges précise « les modalités de fonctionnement et de construction de la copropriété », dont la présence d’une clôture « avec fondations et d’une hauteur minimum de 1,80 mètre tout autour de la copropriété » ainsi que l’obligation d’installer un portail électronique muni d’interphones. L’emploi de gardes armé.es est aussi évoqué.
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Adaptations : usages, modes de vie et significations
Les équipements et fonctions de l’espace fermé et sécurisé : le logement avant tout
Une différence majeure entre les résidences fermées et sécurisées pour populations aisées et populaires est fonctionnelle. Alors que celles destinées aux segments les plus aisés combinent de nombreuses fonctions (bureaux, commerces, équipements éducatifs, sportifs, artistiques, de loisirs, centres commerciaux…), les espaces fermés et sécurisés des classes populaires sont avant tout résidentiels. Cela s’explique entre autres par le prix de vente relativement faible, que les entreprises de construction contrebalancent en minimisant la surface de chaque logement et surtout celle des espaces collectifs, afin de commercialiser un plus grand nombre d’unités d’habitation sur la surface totale autorisée. Certains ensembles étudiés comprenaient toutefois quelques commerces de proximité, une salle de jeux ou une salle de gymnastique. Un certain nombre disposaient de leur propre service de sécurité.
Les résidences fermées et sécurisées pour populations modestes sont plus centrées sur l’habitat, comme le révèle l’analyse du discours publicitaire sur les projets immobiliers liés au PMCMV. On peut discerner toute une gradation de modèles, dont seulement les plus chers prévoient des équipements de divertissement. Les résidences qui s’adressent plutôt aux classes moyennes basses, comme Villas do Arvoredo (São José), comprennent une salle de gymnastique, parfois une piscine, presque toujours des balançoires et jeux pour enfants, une salle de réception et un barbecue. Dans les quartiers fermés les moins chers, les équipements collectifs se résument à un barbecue et parfois à un toboggan pour les enfants, comme dans le Residencial Portal do Sol (Biguaçu). Certains sont juste un groupe d’immeubles, ceints d’un mur, sans plus d’équipements de loisirs, comme le Residencial Solar dos Araças (Palhoça) ou le Villagio Campo Bello (Biguaçu).
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Les usages et modes de vie : une moindre autonomie vis-à-vis du reste de la ville
Les résidences fermées et sécurisées des classes populaires proposent moins de services aux personnes qui y habitent, couvrent moins de fonctions différentes et ont beaucoup moins d’autonomie. Elles sont généralement liées aux réseaux municipaux d’eau et d’électricité. Les personnes qu’elles abritent dépendent largement des transports en commun municipaux. On observe que les possessions privées de ces ménages, à l’abri derrière ces hauts murs, se limitent à la résidence, contrairement aux classes aisées. Ces éléments influent sur les pratiques et infléchissent le repli : la plupart des personnes que j’ai interrogées entretiennent une vie sociale hors de la résidence fermée, mais elles fréquentaient plutôt les espaces centraux ou leur quartier précédent que les alentours des résidences fermées.
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La fermeture comme contournement de la loi sur les surfaces minimales
La fermeture peut résulter de la tentative de minimiser les coûts de production du logement. Le choix du statut de copropriété fermée peut servir à contourner la législation fédérale brésilienne, qui impose une surface minimale par unité d’habitation, pour éviter la construction de logements indignes. Lorsqu’il s’agit d’une copropriété, la comptabilisation des espaces collectifs permet de réduire la surface minimale légale. Un agent immobilier de Três Lagoas expliquait à Batista que ce statut permet aux entreprises de construction d’atteindre une clientèle plus pauvre, en leur vendant des surfaces plus petites (Batista, 2015 : 91), minimisant le terrain à acquérir, maximisant les profits dégagés. Ce mécanisme est d’autant plus prégnant dans un contexte où une partie non négligeable de la population dispose de très peu de moyens pour le logement (Santos, 1993) et où les entreprises immobilières tentent de la faire rentrer dans le marché immobilier (Shimbo, 2013 : 8). Cela explique le régime condominial et la fermeture, mais pas la présence de dispositifs de surveillance.
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La fermeture comme compensation et argument de vente
Enfin, la fermeture peut servir à compenser une localisation périphérique, des matériaux de construction ou des plans de moindre qualité par rapport au reste du marché immobilier, des équipements minimaux voire inexistants, comme l’ont reconnu plusieurs cadres d’entreprises de construction interrogés par Batista (Batista, 2015 : 219). Ce géographe explique ainsi que : « la localisation désavantagée des résidences populaires fermées et sécurisées, associée aux problèmes de manque d’infrastructures et de mauvaise qualité des services offerts aux alentours, attribue aux murs un rôle d’éléments symboliques de compensation marchande, qui agissent plus comme mécanismes de conviction pour l’achat immobilier, que comme barrières physiques qui limitent la connexion entre dedans et dehors, comme c’est le cas pour les espaces résidentiels fermés de classe moyenne ou d’élite » (Batista, 2015 : 219). Les publicités vantant les résidences du PMCMV affichaient presque toujours le titre de copropriété fermée parmi les arguments de vente. Ce point est par exemple mentionné parmi la liste de qualités prêtées à un immeuble du PMCMV rue João Bernardino da Rosa (Palhoça) : « tranquillité, contact avec la nature, sécurité, à quelques mètres de la Promenade Pedra Branca, copropriété fermée ». Trois habitantes interrogées ont cité le statut de copropriété et la fermeture parmi les points positifs de leur logement.
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Traductions : paysages urbains murés et formes architecturales répétitives
Des formes plus standardisées que pour les quartiers fermés et sécurisés aisés
Les entreprises de construction ont choisi, pour les ensembles neufs, des formes très standardisées. Il peut s’agir soit d’un grand nombre de petites maisons, disposées selon un plan en damier, soit d’un ensemble d’immeubles, là aussi disposés de façon rectiligne, comme on peut le voir sur les schémas ci-dessus. La plupart des immeubles comprennent trois étages au-dessus d’un garage, le maximum autorisé par la législation brésilienne sans mettre d’ascenseur. L’architecture est rectiligne et peu originale. Cet aspect est souvent perçu comme un grand défaut du logement social, alors que les maisons populaires font l’objet de beaucoup de décoration et d’aménagements intérieurs et extérieurs afin de les personnaliser (Batista, 2015). Par rapport aux autres logements modestes comme par rapport aux résidences aisées, les formes sont plus standardisées.
Pour réduire les coûts de production, les entreprises de construction impliquées dans le PMCMV jouent sur l’implantation en périphérie, la standardisation et l’industrialisation, la réduction des équipements et services par rapport aux quartiers fermés riches, ainsi que sur les économies d’échelles. La plupart des ensembles du PMCMV sont ainsi composés d’une douzaine ou d’une vingtaine d’immeubles semblables, comme la résidence Jardins de Gaïa, en construction lorsque je l’ai photographiée, et d’autres résidences visibles ci-dessous.
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Une gradation d’équipements de fermeture et de surveillance selon la gamme
Les équipements qui matérialisent la clôture et ratifient la séparation varient avant tout selon le prix de vente. Autour des résidences les plus modestes3, on observe un mur d’enceinte de la hauteur réglementaire (1,80 m), parfois moins. Côté rue, il peut être remplacé par un grillage ou au contraire surélevé. Sur les autres côtés, ce mur est souvent surmonté d’un fil barbelé. On entre généralement par un portail, actionné par badge ou par digicode, muni d’un interphone, comme à Portal do Sol (Biguaçu), visible sur le schéma ci-dessus et la photographie ci-dessous.
Le modèle le plus courant4 comprend des dispositifs de fermeture et de sécurité un peu plus poussés, comme des caméras de surveillance et surtout la présence de personnel de sécurité sur place. Ces gardes peuvent relever directement de la copropriété ou être employé.es par une entreprise de sécurité (comme Orsegups à Porto Biguaçu).
Enfin, certains ensembles, bien que relevant de politiques de logement social, présentent des caractéristiques d’un plus haut standing, avec une fermeture et une surveillance plus manifestes. Par exemple, les murs qui entourent le Residencial Villas do Arvoredo (São José) atteignent 3,5 mètres sur les côtés et l’arrière, surmontés d’une clôture électrique d’un mètre de haut, comme indiqué sur le schéma ci-dessus. Le Recanto dos Sonhos (Palhoça), visible sur les photographies ci-dessous, présente les mêmes équipements, qui marquent la séparation d’avec le quartier.
En ce qui concerne les matériaux, le béton nu et les grillages en fer et plastique dominent largement, comme on peut le voir sur les diverses photographies présentées ici. Le verre est réservé aux résidences les plus prestigieuses comme la Privilege Tower (São José), reprenant les matériaux utilisés pour les classes plus aisées (Moret, 2018). Le grillage est le plus économique et le mur en béton est très prisé aussi. Celui-ci peut être surmonté ou accompagné de fils barbelés, d’une clôture électrique, de piques en fer ou d’éclats de verre, comme sur la photographie en introduction. Suivant tous ces paramètres, le contact permis avec la rue varie, mais la séparation est en général marquée de façon moins monumentale qu’autour des quartiers fermés riches.
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Remarque conclusive : mises en abîme de la fermeture
Les deux quartiers de maisons « Moradas de Palhoça » peuvent servir d’illustration de la séparation réitérée par chaque classe sociale et de la fragmentation à toutes les échelles. Il s’agit de deux condominios distincts, entourés d’un mur surmonté d’une clôture électrique, avec chacun leur entrée comprenant des barrières, quatre portails actionnés par badge et une guérite pour les agents de sécurité, qui sont armés et autorisés à faire feu s’ils l’estiment nécessaire (entretien avec l’un d’eux, avril 2016). Dans son étude sur l’insertion des logements du PMCMV dans la conurbation de Florianópolis, Marcio Marchi décrit cet ensemble comme l’illustration parfaite du processus de fragmentation socio-spatiale à l’œuvre à toutes les échelles (Marchi, 2014). Il est notable qu’il n’existe aucun passage d’un quartier fermé à l’autre et qu’ils sont séparés par un mur, surmonté d’une clôture électrique, qui coupe jusqu’à l’aire de jeux pour enfants, alors qu’ils sont mitoyens, construits par la même entreprise, accessibles via le même dispositif de logement social. Ils ont en effet été construits par la Rodobens Inc., une très grande entreprise immobilière brésilienne, spécialiste d’une extrême rationalisation et de la standardisation architecturale.
Les deux quartiers « Moradas de Palhoça » résultent de l’exacte reproduction en 850 exemplaires du même modèle de maison, d’où une immense monotonie paysagère. Les deux ensembles ont beau être destinés à la même catégorie de ménages (la catégorie 2), la séparation a été matérialisée. La différence est ténue et réside dans le nombre de pièces, révélatrice d’une légère différence dans le prix de vente et donc dans le niveau socio-économique des ménages acheteurs. Les maisons de Moradas de Palhoça II ne possèdent que deux chambres, contre trois dans celles de Moradas de Palhoça III. La tendance à l’homogénéité sociale est ici poussée très loin, dans un désir de distinction vis-à-vis des plus pauvres.
Enfin, à l’intérieur de chacun de ces quartiers fermés, certains ménages ont érigé des murs autour de leur propre maison. J’ai pu observer cette mise en abîme de la fermeture dans d’autres quartiers de l’agglomération florianopolitiaine (par exemple sur la route de Rio Tavares au Morro das Pedras), l’exclusion étant reproduite à toutes les échelles des villes et à tous les échelons de la société.
Les caractéristiques partagées avec les résidences fermées et sécurisées aisées sont suffisantes pour affirmer qu’il s’agit du même modèle, mais il n’est pas transposé, il est traduit et adapté. Les copropriétés fermées du PMCMV se différencient des condominios fermés riches par les paysages urbains créés, les matériaux de construction, les formes architecturales, ainsi que par les fonctions et équipements disponibles, les pratiques des ménages et les motifs qui ont poussé à l’adoption de la forme fermée et sécurisée, du côté des pouvoirs publics comme des entreprises immobilières.
ALICE MORET
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Alice Moret est doctorante en géographie à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon (Laboratoire EVS, Institut Français d’Etudes Anatoliennes). Après de premiers travaux au Brésil sur l’habitat fermé et sécurisé, Alice s’intéresse à la production de la ville ordinaire sur un site de carrefour, le Bosphore, en analysant les relations entre construction, transformation des quartiers et infrastructures de transport, de franchissement et de navigation.
alice.moret@ens-lyon.fr
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Image de couverture : la vue depuis la grille surmontée d’une clôture électrifiée d’un immeuble modeste de la rue José Joao Martendal, à Florianópolis (Moret, 2015).
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Shimbo L. Z., 2013, « Financeirizaçao, padronizaçao e expansao : os empreendimentos residenciais econômicos de empresas construtoras configurando cidades », Anais : Encontros Nacionais da ANPUR, n°13, en ligne.
Sposito M. E. B. et Goes E. M., 2014, Espaços fechados e cidades : Insegurança urbana e fragmentaçao socioespacial, Sao Paulo, Susp., 376 p.
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Pour citer cet article : Moret A., 2021, « D’Alphaville à l’habitat populaire, l’adoption et l’adaptation du modèle résidentiel fermé et sécurisé dans le Sud du Brésil : une démocratisation de l’exclusion ? », Urbanités, Chroniques, novembre 2021, en ligne.
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- Toutes les traductions sont de l’autrice. [↩]
- Les variations du taux de change et les différences de contextes rendent difficiles les comparaisons, mais il s’agit pour la plupart de ménages qui n’auraient pas pu acquérir un logement sur le marché immobilier sans cela. Le soutien fédéral est organisé en trois segments selon les revenus des ménages et prend la forme de subventions, de garanties et de prêts à taux préférentiels. J’ai étudié les logements destinés aux deux premières catégories, estimant que la troisième correspond plutôt aux classes moyennes et relève plus d’une contrepartie offerte aux entreprises de construction que du logement social. [↩]
- On y retrouve les ensembles : Portal do Sol, Solar dos Araças, Caminhos do Sol, Luci Berkembrock et Marlene Moreira Pieri. [↩]
- On peut l’observer à Vila Açoriana, Jardim da Cachoeira, Villa d’Italia, Campo Bello, Porto Biguaçu, Capri, Villa Toscana, Moradas de Palhoça… [↩]