Chroniques / La « dubaïsation » de Beyrouth
Rawad Chaker
L’essor de l’empire Solidere
A l’issue de la guerre civile (1975-1990), Beyrouth sort physiquement marquée par les conflits qui s’y sont installés. Certains quartiers ont très tôt suscité l’appétit d’intérêts privés. Nous assistons depuis à l’effritement progressif de l’identité de la ville, qui fait suite à une frénésie entrepreneuriale dans le domaine de la construction urbaine. Le délitement de l’État libanais, tant au niveau économique que politique, et la faiblesse systémique des institutions, ont permis à l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, à travers sa société Solidere, de s’imposer comme l’homme providentiel. Seulement, les plans pharaoniques de la « Société Libanaise pour le Développement et la Reconstruction » ne tinrent jamais leurs promesses. Non seulement la réhabilitation et la reconstruction se sont avérées être essentiellement la réduction à néant de quartiers historiques, mais ces derniers furent remplacés par des immeubles résidentiels luxueux, ainsi que par des bâtiments dont les bailleurs seront des sociétés y établissant leurs bureaux ou leurs commerces. Public bien plus rentable, au vu des prix pratiqués par les expropriations, que la population y vivant déjà.
Exemple significatif, comme le rappelle Georges Corm, la compagnie dirigée par Hariri a « transformé en zone piétonnière, le centre historique de la capitale, avec son mélange architectural harmonieux de styles arabo-ottoman et franco-italien, [qui] aurait pu devenir une attraction touristique majeure en Méditerranée. (…) La société a dynamité neuf cents immeubles historiques, comme l’ancien commissariat central de la place des Martyrs », ou comme le quartier pittoresque de Wadi Abou-Jamil (entièrement dynamité en 1996) (Corm, 2005, p.254).
Traditionnellement, l’État n’a jamais eu de réel rôle quant à la gestion des biens collectifs et l’intervention dans la chose publique. Léonel Matar (2007) résume avec justesse la situation : refus de donner à l’État un rôle clair et défini dans l’édification des institutions, et surtout, méfiance envers l’État en tant qu’institution à un moment où le pays avait besoin de structure étatique pour se développer et faire participer tous les secteurs et toute la population à l’essor économique.
A propos de cette période « haririste »1, Georges Corm parle de néo-libanisme pour désigner cette idéologie de la réussite individuelle, à l’image de la réussite individuelle de l’ancien Premier ministre : « le bien public et la morale collective deviendront ainsi des notions totalement absentes de la nouvelle idéologie de la reconstruction qui s’inscrit dans les courants du néo-libéralisme le plus strict, où l’État et l’action collective ne sont vus que comme des sources de distorsions et de gaspillages économiques, entravant l’efficacité de l’entreprise privée et de l’entrepreneur, nouvelle figure mythique de cette fin de siècle » (Corm, 2005, pp.237-138).
La généralisation d’une idéologie du progrès dans les représentations collectives de ce Liban post-guerre, a sans aucun doute contribué à faire de la société Solidere, le symbole de la reconstruction. Mais, forte d’une situation socio-économique et administrative donnant la part belle au clientélisme et à la corruption généralisée (Corm, 2005; Neal et Tansey 2010 ; Salhab 2003 ; Chaker 2012), elle put contrer grâce à des arguments irréfutables toute volonté de résistance de la part de ses rares détracteurs. La société devint ainsi le symbole de l’urbanisme nouveau, et fut chargée de la reconstruction du centre de Beyrouth. Pour toutes ces raisons, ce projet de société foncière occupe tout l’espace politique en 1991. Il fallait faire tabula rasa de l’aspect bazar et casbah « de l’ancien cœur historique de la capitale, à la faveur d’un modernisme urbain, à la fois outrancier et démodé, symbole pour la nouvelle équipe au pouvoir de la restauration orgueilleuse du Liban » (Corm, p.240).
La stratégie du choc appliquée à Beyrouth
Ce moment de reconstruction, censé redonner espoir aux Libanais dans l’édification d’un État de droit, allait rapidement être la victime des exigences et convoitises des pays environnants, notamment ceux du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), dont le représentant des intérêts au Liban n’était autre que Rafic Hariri, possédant lui-même la nationalité saoudienne.
La reconstruction d’un pays dévasté fut alors une aubaine pour certains protagonistes, aussi bien locaux qu’extérieurs : la promesse d’une manne financière considérable. Pouvait s’appliquer alors ce que Naomi Klein appelle « le capitalisme du désastre » (Klein, 2008), ou l’« éloge de la table rase » : c’est l’opération de la part d’intérêts privés consistant à lancer des raids systématiques contre la sphère publique au lendemain de cataclysmes et à traiter ces derniers comme occasion d’engranger des profits. Confortés par le contexte économique et politique d’un Liban pansant ses plaies, la situation éveilla l’appétit de certains : des structures étatiques faibles et réduites à néant après 15 ans de guerre, étaient de nature à attirer investisseurs et entrepreneurs privés. Le paradigme étayé par l’auteure ne peut effectivement s’appliquer que dans un contexte économique dérégulé, libéré des contraintes exercées par l’État de droit. Cette doctrine est inspirée des théories de Milton Friedman qui envisageait de « déstructurer les sociétés et de rétablir un capitalisme pur, purgé de toutes les ingérences – réglementation gouvernementale, entrave au commerce et groupes d’intérêts particuliers » (Klein, 2008, p.80), par un traitement de choc. Une crise économique, un cataclysme écologique ou une guerre violente permettait de passer à cet état, puisque les conjonctures réunissent alors les conditions d’un État désœuvré et d’une population sous le choc.
Profitant du contrecoup d’une guerre civile longue et éprouvante, les éléments constitutifs du « capitalisme du désastre », tels qu’énumérés par Naomi Klein, pouvaient alors s’appliquer : richesse collective cédée au secteur privé, privatisation des services publics, démantèlement des structures de l’État, déréglementation des marchés, impôts réduits au minimum, réductions draconiennes des dépenses publiques, expropriations immobilières sur des zones entières et cédées aux entreprises privées (Solidere au centre-ville) et nouvelle ère d’enrichissement rapide. A l’issue de la guerre, il n’y avait guère de vision ou de planification économique, mais plutôt une approche affairiste et financière de l’entreprise de reconstruction (Corm, 2005). Opacités des appels d’offre, conflits d’intérêts et corruption généralisée allaient être la marque de fabrique de l’ère Hariri (Neal et Tansey, 2010). Le capitalisme d’un désastre local.
Beyrouth contre Dubaï : tabula rasa contre ex-nihilo
A l’issue des longues années de crises et de chocs douloureux, le pays allait entamer l’effort de reconstruction, facteur principal ayant favorisé l’union sacrée autour de la personne de Hariri. Même s’il ne fit pas forcément consensus au sein du peuple et de la classe politique, le Premier ministre s’est accaparé la responsabilité de la reconstruction. La prise en main du centre-ville est la chosification urbaine et architecturale de ce dernier. Homme de pouvoir et d’ego, l’ancien Premier Ministre avait le charisme (financier et politique) nécessaire pour rallier la majorité des forces politiques autour de son action ; non sans d’âpres négociations et contreparties. Sous l’œil bienveillant du puissant voisin syrien, alors gestionnaire des affaires politiques libanaises dans cette période post-Taëf, l’homme d’affaires libano-saoudien a les coudées franches pour mener à bien ses desseins politiques et financiers. Pour fuir son passé, on a dessiné pour Beyrouth et ses habitants un avenir récréatif, à travers l’action de sociétés telles que Solidere, ou autres initiatives privées visant à la construction d’hôtels, de malls, ou de parcs résidentiels de luxe au détriment des parcelles historiques.
Non loin de là, Dubaï, ville-état, est devenue progressivement le pôle économique du Moyen-Orient. C’est sous le règne du multi-milliardaire, l’« Emir-PDG » Cheikh Mohammed El Maktoum que Dubaï va radicalement changer d’aspect pour devenir « la nouvelle icône globale de l’ingénierie urbanistique d’avant-garde » (Davis, 2007, p.10). C’est à travers le « gigantisme » et l’excentricité de ses réalisations que la médiatisation et la renommée de Dubaï se sont opérées. La cité-État importe des architectures de « l’extrême » et des idéaux néolibéraux de typologies urbaines décontextualisées tel que les malls ou les « communautés résidentielles fermées : gated communities» vers un « urbanisme monumental » créé ex-nihilo (Davis, 2007, p.10). Dans la machine dubaïote à avaler des architectures, des styles (Venturi et al., 1972, p.8) et à les transformer en objets caricaturaux, la notion de mémoire architecturale est inexistante.
Mais alors que l’on crée ex-nihilo à Dubaï, on a besoin dans la capitale libanaise de détruire pour construire. À l’inverse de « Dubaï (…) [qui] a pour originalité d’être une capitale instantanée apparue (…) à partir de rien » (Cusset, 2007, p.55), Beyrouth possède bel et bien une histoire. Au contraire de la cité levantine, à Dubaï, « tout ce que la cité aligne de superlatif, (…) n’y procède d’aucune histoire, d’aucun substrat social, d’aucune étape transitoire » (Cusset, 2007, p. 57). Ignorant la préciosité et la rareté du tissu urbain beyrouthin, Solidere efface de la mémoire collective libanaise les labyrinthiques ruelles ainsi que l’urbanité des traditionnels souks du centre ville de Beyrouth. Ces souks disparus ayant pris l’apparence d’un vague souvenir ne pourront bientôt plus être remémorés et tomberont à jamais dans l’oubli. Ainsi, l’apparition spontanée de la ville entertainment ne se manifeste pas uniquement au milieu d’un désert, à l’instar de Dubaï. Elle se réalise également au sein des centres historiques des complexes tissus urbains des villes bordant la Méditerranée. La diversité de ces compositions urbaines est le fruit de stratifications parfois millénaires comme c’est le cas à Beyrouth.
Solidere affirme protéger la mémoire collective en conservant quelque monuments, en ignorant pourtant le contexte de leur genèse. La société privée a absorbé les constructions sélectionnées pour se les réapproprier dans son urbanisme récréatif du spectacle des images. Sa vision urbaine a reconstruit une image de la ville à travers une histoire nationale convenablement adaptée. Malheureusement, l’approche conceptuelle, dite « contextuellement sensée »2 qu’elle promeut a tendance à se référer littéralement à des signes idéalisés de l’héritage colonial libanais issus de l’Empire ottoman ou de la France.
On ne pourrait alors que s’étonner du paradoxe imposé par une vision affairiste, élitiste et impersonnelle de la reconstruction de Beyrouth post-guerre, aux dépens d’une planification concertée avec l’ensemble des partenaires sociaux et de la société civile. Bien au contraire, ces territoires et tissus urbains, qui peuvent être une réification d’une identité commune d’une société déchirée par le multi-confessionnalisme, sont aujourd’hui mis à mal par le non-respect systématique de l’héritage architectural par les constructeurs et promoteurs immobiliers. D‘aucuns n’hésitent pas lorsque, pour engranger davantage de profit, ils ont besoin de raser un lot de maisons anciennes3, voire de déplacer ou d’ensevelir des vestiges archéologiques4, qui seront remplacés par des projets de complexes hôteliers, commerciaux ou résidentiels. La ville accueille pourtant un ensemble archéologique riche et varié.
L’état urbain et social de la ville ressemble aujourd’hui de plus en plus à un néant axiologique et spatio-temporel d’où procèdent le génie entrepreneurial et la frénésie consommatrice, dans une indifférence totale à la chose publique. Ces termes sont utilisés par François Cusset (2007, p.55) afin de décrire Dubaï. Nous remarquons malheureusement qu’ils s’appliquent sans peine à l’heure actuelle au contexte beyrouthin. Si la dubaïsation est une rupture urbaine ou esthétique, elle définit également la population. La destruction de Beyrouth, comme « l’assassinat de New York » décrit par Robert Fitch (1996), ou celui de Los Angeles évoqué par Mike Davis (2003), illustrent parfaitement la maladie mortelle qui emporte la grande ville et fragmente l’espace en nouveaux ghettos (Bensaid, 2001, p. 120). Nous faudrait-il, pour reprendre les paroles prophétiques de Guy Debord (1999, p.1781), « bientôt la quitter, cette ville qui pour nous fut si libre, mais qui va tomber entièrement aux mains de nos ennemis » ?
Rawad CHAKER
Docteur en Sciences de l’Éducation, Université Lille I.
NB: Cet article a été rédigé à partir de CHAKER R. & GONCALVES P. (à paraître en 2013), Beyrouth post-guerre civile : le spectacle d’une dubaïsation progressive, in « Villes en guerre », Editions L’Harmattan, Paris.
1 Nous pouvons situer cette période entre la date de la fin de guerre, 1990, jusqu’en 2005, date de l’assassinat de Rafic Hariri, même si le Liban en paye encore aujourd’hui les conséquences sur le plan économique (accumulation d’une dette colossale) et social (augmentation de la fracture sociale, règne de la corruption à tous les niveaux, accroissement d’un développement humain différencié).
2 www.solidere.com « contextually sensible. »
3 Comme projette de le faire la société Abu Dhabi Investment House afin de réaliser le projet résidentiel de Beirut Gate en lieu et place d’un tissu urbain et architectural déjà présent entre la Place des Martyrs et le quartier de Wadi Abou Jamil.
4 Comme en atteste l’exemple frappant du scandale du port Phénicien (cales sèches) qui a été découvert dans la région de Minet-el-Hosn au centre-ville de Beyrouth : une agence immobilière, « Venus Real Estate Development Co. » souhaite ériger en lieu et place des vestiges archéologiques trois grandes tours sur ce même terrain (lot n°1398) vendu par Solidere, projet qui s’étendrait sur 7510 m², et dont les frais s’élèvent à 500 millions de dollars américains, selon le site Internet de l’agence (il est toujours interdit au public ainsi qu’aux archéologues de visiter tout site archéologique découvert au Centre-ville de Beyrouth). Les promoteurs ont ensuite détruit ce site archéologique unique en son genre (http://libnanews.com/2011/11/02/premier-port-phenicien-de-beyrouth-du-ve-s-av-j-c-deterre-pour-etre-probablement-enterre-a-jamais, http://www.lefigaro.fr/international/2012/06/27/01003-20120627ARTFIG00603-au-liban-un-port-phenicien-detruit-par-des-promoteurs.php).
Bibliographie
D. Bensaid (2011), Le spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise, Nouvelles Editions Lignes, Paris.
R. Chaker (2012), Le déploiement des TIC au Liban: vers une gouvernance électronique?, in Les Cahiers de l’Orient, n° 106, Paris.
F. Cusset (2007), Questions pour un retour de Dubaï, in Mike Davis, Le stade Dubaï du capitalisme, Les Prairies Ordinaires, Paris.
G. Corm (2005), Le Liban contemporain, Histoire et société, La Découverte, Paris.
M. Davis (2007), Le stade Dubaï du capitalisme, Les Prairies Ordinaires, Paris.
G.Debord (1999), In girum iumus nocte et consumimur igni, Gallimard, Paris.
N. Klein (2008), La stratégie du choc, Babel Actes Sud, Paris.
M. Neal et R. Tansey (2010), The dynamics of effective corrupt leadership: Lessons from Rafik Hariri’s political career in Lebanon, in Leader Quarterly, numéro 21, pp. 33–49.
L. Matar (2007), Les racines du capitalisme libanais, in Travaux et Jours, numéro 79, automne, Université Saint-Joseph, Beyrouth, p. 121-137.
S. Salhab (2003), Les composantes rationnelles d’une réforme administrative, in Liban, État et société : la reconstruction difficile, Confluences Méditerranée n°47, L’Harmattan, Paris.
R. Venturi, D. Scott Brown, S. Izenou (1972), Learning from Las Vegas (Revisited Edition), Mit Press, Cambridge.