Chine / Entretien : Hong Kong une ville de cinéma

Entretien avec Nashidil Rouiaï, par Léo Kloeckner et Charlotte Ruggeri

L’entretien au format PDF


Nashidil Rouiaï est doctorante à l’Université Paris IV, au sein du laboratoire ENeC. Ses recherches sont axées sur l’image que la Chine nous renvoie d’elle même à travers son cinéma et sur l’impact que ces représentations peuvent avoir sur son soft power. Son travail est donc à mi-chemin entre la géographie culturelle et la géopolitique.

Quelle est la présence réelle de l’industrie cinématographique dans la ville de Hong Kong ?

Le cinéma ne s’incarne pas dans un quartier à Hong Kong, contrairement à Hollywood à Los Angeles. A l’origine, les studios de cinéma chinois étaient à Canton et à Shanghai. Les professionnels du cinéma sont venus – pour des raisons politiques et historiques lors des vagues de migration1 – à Hong Kong qui était une enclave britannique préservée où la liberté d’expression existait encore. Surtout, pour les studios de Canton, Hong Kong permettait de continuer à faire du cinéma en cantonais, alors que le pouvoir chinois imposait le mandarin. Pour autant, ils ne se sont pas installés dans un quartier particulier. Ils se sont répartis dans tout l’espace urbain. Il y a de grands studios de cinéma comme la Shaw Brothers, qui est le studio mythique de Hong Kong, mais il n’y a pas d’ancrage urbain particulier de l’industrie du cinéma. C’est avant tout dû à un manque de place. Sur l’île de Hong Kong, il n’y a pas assez d’espace et de fait les studios sont excentrés. Ils sont sur le continent ou dans les nouveaux territoires. Hong Kong est constitué de l’île de Hong Kong, de Kowloon en face sur le continent et des Nouveaux Territoires, plus excentrés. Les studios ne sont donc pas dans la ville centre, ils ne font pas partie du quotidien des habitants.

Comment le contexte hongkongais influence le cinéma, notamment le contexte politique ?

Lors des vagues de migrations vers Hong Kong, il y a eu un arrachement de Shanghai. Ces migrants sont arrivés à Hong Kong pour des raisons qui les dépassaient. Au départ, le cinéma hongkongais ne met pas en scène la ville, mais plutôt la nostalgie de la mère-patrie donc de la Chine. Hong Kong ne servait pas de cadre à l’action. Les décors sont des décors de studio où l’on pouvait recréer des forêts de bambous par exemple. Hong Kong était complètement éludée. Au milieu des années 1980, avec le cinéma d’auteurs et notamment Wong Kar-Wai, Hong Kong revient au centre de l’action. Ce sont des cinéastes qui ont soit grandi à Hong Kong comme Wong Kar-Wai qui est né à Shanghai, soit qui sont nés sur l’île. La ville devient donc un cadre pour le cinéma, d’abord à travers des polars puis des films d’auteurs. L’image de la ville devient importante. Enfin, cela se renforce avec la rétrocession. L’enclave britannique allait revenir sous la tutelle d’un pays qui n’a pas la même liberté d’expression. Les films chinois sont pour beaucoup des reconstitutions historiques avec la Chine en sujet central et en mandarin, alors que les films hongkongais sont en cantonais, mettent au premier plan la ville elle-même et veulent préserver cette identité. Cette revendication de la langue est une revendication identitaire très forte. Avec le prisme de la rétrocession, on filme un Hong Kong qui va bientôt changer et qui va certainement disparaître. De fait, les grandes thématiques du cinéma hongkongais tournent autour de la nostalgie, de la mémoire, de la péremption. Il faut fixer le territoire sur la pellicule parce que c’est un territoire en transition qui est voué à la disparition.

Infernal Affairs, Alan Mak, 2002

Infernal Affairs, Alan Mak, 2002

 

A partir de 1997, peut-on considérer que la représentation de la ville au cinéma change ?

The Grandmaster, Wong Kar-Wai, 2013

The Grandmaster, Wong Kar-Wai, 2013

La représentation de la ville change parce qu’on prend en compte cette nouvelle identité, désormais hybride. Dorénavant, même si Hong Kong en Chine c’est « un pays deux systèmes », la ville est devenue chinoise. L’image de Hong Kong change parce que Hong Kong redevient la Chine. Les films représentent ce changement par des éléments très concrets comme le moment de la rétrocession. Dans la trilogie Infernal Affairs, le contexte est celui de la rétrocession. Durant les trois films des images de la rétrocession sont distillées. Même si les films ont été tournés après la rétrocession, l’idée est de montrer ce passage. Hong Kong est donc bien filmée différemment, même si perdurent les thématiques de la nostalgie, de la mémoire et de l’histoire. Le dernier Wong Kar-Wai, The Grandmaster, est une métaphore des films hongkongais. Il traite de l’arrivée du Kung Fu à Hong Kong et l’intérêt des studios de cinéma pour cet art martial. La dernière image, c’est Bruce Lee tout petit, ce qui est très symbolique. En arrière plan, Wong Kar-Wai montre les vagues de migrants et le guomindang donc il parle de l’histoire de la ville. Le cinéma d’après 1997 fixe Hong Kong comme une métropole changeante au destin hongkongais, britannique et chinois.

 

Le bail britannique de 1997 était connu mais le cinéma s’en empare assez tardivement finalement. Pourquoi ?

La thématique de la rétrocession émerge en effet dans les années 1990, mais les discussions autour de la rétrocession entre les Britanniques et les Chinois commencent en 1982 et durent jusqu’en 1984. A partir de 1984, on peut véritablement constater le développement des films d’auteurs hongkongais, avec la thématique récurrente du temps qui passe et de l’urgence. Cela s’inscrit aussi dans un contexte politique. Tian an men traumatise les hongkongais qui voient la rétrocession comme un futur bain de sang. Cet événement représente une image potentielle de ce qui pourrait se passer à Hong Kong après 1997. De fait, plus on s’approche de la date butoir, plus les Hongkongais ressentent la nécessité de montrer un Hong Kong fantasmé et rêvé.

Est-ce que le cinéma hongkongais donne à voir un rêve urbain en contraste avec la réalité ?

Il existe des cinémas hongkongais. Je travaille plus particulièrement sur le cinéma d’auteur, incarné majoritairement par Wong Kar-Wai, et le cinéma de polar et de thriller. Ces deux cinémas ont chacun une manière très différente de montrer Hong Kong. Il est beaucoup plus simple de se projeter dans le Hong Kong des polars grâce à une présence des panoramas et des hauts lieux. La skyline et le quartier d’affaires sont surreprésentés. En face de ce lieu du pouvoir économique, on représente Kowloon comme le côté sombre de la ville, lieu des trafics illicites. La police est du côté central et la mafia du côté de Kowloon. On a donc deux entités géographiques très marquées qui s’opposent et qui s’affrontent. De fait, quand on arpente pour la première fois Hong Kong on essaie de retrouver ce côté dual et duel. C’est ce qui fait de Hong Kong cette ville reconnaissable.

2046, Wong Kar-Wai, 2004

Dans le cinéma d’auteur, les réalisateurs prennent le contrepied de cette vision et axent leurs films sur l’aspect labyrinthique, fragmenté et fragmentaire. La ville est un espace chaotique, souvent en souterrain donc assez méconnaissable et difficile à retrouver. C’est un Hong Kong qui se vit, on ne peut pas le retrouver en une semaine sur place. Ces réalisateurs essaient de montrer l’âme de Hong Kong. Wong Kar-Wai veut montrer une spécificité de Hong Kong qui est une ville surpeuplée avec des densités extrêmes. C’est une ville pensée en souterrain. Les espaces souterrains reprennent les grands axes routiers, puis on arrive dans un mall gigantesque, on retombe sur le métro. Il y a une vraie vie souterraine et c’est un motif très important du cinéma d’auteur. Cette dimension est absente des thrillers ou des polars où l’on montre plutôt le Hong Kong aérien, très visuel et iconique.

Infernal Affairs, Alan Mak, 2002

Infernal Affairs, Alan Mak, 2002

 

 

Le cinéma hongkongais connaît un déclin de production, tandis que sa reconnaissance internationale s’accroît. Quel est l’avenir du cinéma à Hong Kong ?

Dans les années 1980 – l’âge d’or du cinéma hongkongais – il y a jusqu’à 300 films produits par an. En 1997, on tombe à 100 films et aujourd’hui on est autour de 50 films par an. La rupture est flagrante avec la rétrocession, d’autant plus que la baisse a eu lieu avant la crise asiatique de 1999 donc le contexte économique n’a pas joué, il n’a fait que redoubler le phénomène après 1999. A l’inverse, le rayonnement international s’accroît avec une reconnaissance critique et des succès au box office.

De plus en plus, le cinéma hongkongais, pour pouvoir accéder au cinéma chinois, s’oriente vers les coproductions Chine-Hong Kong. Si Hong Kong ne s’associe pas à la Chine continentale, ses films entrent dans les quotas de films étrangers parce qu’ils ne sont pas tournés en mandarin. Donc de fait, le cinéma hongkongais est de plus en plus tourné en mandarin. Beaucoup considèrent que c’est une perte de l’identité du cinéma hongkongais originellement en cantonais. De fait, on peut se demander si c’est une richesse ou une perte pour ce cinéma. L’industrie cinématographique développe aussi plus de films à gros budgets qui permettent aux studios de fonctionner, même s’il y a probablement une perte de créativité. Les petits studios et les réalisateurs indépendants sont très difficilement financés. Il n’y a aucune aide du gouvernement central de République populaire de Chine. L’écart entre les petites productions intimistes et les gros blockbusters est en train de se creuser. De plus, les hongkongais vont de moins en moins au cinéma parce qu’il faut ajouter à ce contexte le piratage. 93% des ventes de DVD sont en fait des DVD pirates. L’avenir du cinéma hongkongais n’est pas fixé, mais il est incertain.

La représentation de la ville évolue-t-elle en fonction du style cinématographique ?

L’évolution tient surtout à la place de la ville dans les films. Depuis la moitié des années 1990, la ville sert de cadre à l’action. Selon la manière dont on filme Hong Kong, on donne à voir une histoire. Dans Infernal Affairs (Alan Mak, 2002), deux rives s’affrontent avec la police d’un côté et les triades de l’autre. Le policier est en fait une taupe infiltrée dans les triades et le membre des triades est une taupe infiltrée dans la police. A un moment donné, on ne sait plus s’il y a vraiment deux personnages ou un seul puisque le film autour des thématiques de la schizophrénie et de la bipolarité. Honk Kong est vécue comme une ville schizophrène. L’imbrication scénaristique, visuelle et géographique est très intéressante. Aujourd’hui, on filme la ville avec cette imbrication en arrière plan. Ce n’était pas le cas avant les années 1990, notamment dans les mélodrames cantonais. Dans les films de Kung Fu, comme ceux de Jackie Chan, même si Hong Kong est très présente, c’est un décor avant tout. A partir des années 1990, la ville s’incarne dans l’histoire racontée.

Infernal Affairs, Alan Mak, 2002

Infernal Affairs, Alan Mak, 2002

 

Comment la ville se réapproprie-t-elle le cinéma en termes d’aménagement urbain ? La ville copie-t-elle le cinéma ?

Le cinéma est omniprésent dans Hong Kong. Il y a l’Avenue of stars, calquée sur Los Angeles avec les étoiles. Géographiquement, cette avenue est à Kowloon, ce qui offre la plus belle vue possible sur la skyline hongonkaise. Cet Hollywood boulevard hongkongais longe la promenade qui fait face à la skyline, élément majeur du cinéma. La ville met donc en avant le cinéma et en fait un élément d’attraction touristique. C’est d’ailleurs l’un des lieux les plus visités de la ville.

Rush Hour 2, Brett Ratner, 2001

Rush Hour 2, Brett Ratner, 2001

 

Outre ces hauts lieux touristiques, il est difficile de constater une réappropriation du cinéma par la ville parce que c’est un espace en évolution constante, en chantier tout le temps. Le cinéma est d’ailleurs un bon indicateur de ce changement, mais de fait il est difficile de capter une image fixe de la ville. Hong Kong est plus une source d’inspiration pour le cinéma que l’inverse, bien que ce cinéma soit essentiel à l’identité hongkongaise.

Entretien réalisé en octobre 2013 par Léo Kloeckner et Charlotte Ruggeri dans le cadre du Festival International de Géographie de Saint-Dié-des-Vosges.

  1. En 1937, prise de Shanghai par les Japonais, vague de cinéastes et de professionnels qui quittent ce qui est alors la capitale du cinéma chinois vers le seul endroit encore à l’abri de l’invasion nippone, l’île britannique de Hong Kong. Ensuite, il y a des vagues successives de migrants fuyant la guerre civile (1927-1950), la victoire communiste (1949) et la Révolution Culturelle à partir de 1966 []

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