Entendu / Les entretiens des maires : La démocratie participative au village. Gouverner Saillans autrement.
Entretien avec Sabine Girard, par Flaminia Paddeu
C’est une première en France : aux municipales de mars 2014, dans le village de Saillans (Drôme), une liste citoyenne s’est présentée et a remporté les élections. Depuis, la Mairie fonctionne suivant un système à la fois collégial et participatif.
Sabine Girard est habitante de Saillans, mère de trois enfants, et depuis mars 2014, conseillère municipale de cette commune. En binôme avec Joachim Hirschler, elle est élue référente sur les questions de Mobilité, Environnement Energie, et en trinôme avec Vincent Beillard et Fernand Karagianis, elle est référente sur les questions de Gouvernance. Du point de vue professionnel, elle est chercheure en géographie à l’Irstea de Grenoble (Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture). Elle s’intéresse à la mise en œuvre des politiques publiques environnementales dans les territoires, et depuis son mandat d’élue, également à l’implication citoyenne dans la fabrique de l’action publique locale. C’est cependant ici d’abord sa voix d’élue au cœur de l’action qu’elle fait entendre !
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EN MARS 2014, VOUS AVEZ PRÉSENTÉ À SAILLANS UNE LISTE COLLÉGIALE ET PARTICIPATIVE, CONSTITUÉE DE CITOYENS NOVICES EN POLITIQUE, ET REMPORTÉ LES ÉLECTIONS DÈS LE PREMIER TOUR, AVEC 56,77 % DES VOIX POUR UN TAUX DE PARTICIPATION DE 78,97 %.
DANS CETTE AVENTURE COLLECTIVE, QUI S’EST CONSTITUÉE PROGRESSIVEMENT, QUELS SONT LES MOMENTS MARQUANTS, QUI ONT CATALYSÉS VOTRE ACTION ET VOUS ONT PERMIS D’EN ARRIVER LÀ ?
Avant mon arrivée dans la commune, en 2011, beaucoup d’initiatives avaient déjà été menées. Les médias ont beaucoup repris la lutte contre le supermarché, qui devait être localisé à l’extérieur du centre-bourg. Certes, ça a été un moment fort mais ça n’a pas été le seul : il y a eu plusieurs expériences qui reflétaient des envies d’auto organisation, de faire des choses ensemble, à la fois dans et hors du cadre associatif. C’est le cas du collectif Comme Une Envie, organisé autour de l’idée qu’on pouvait faire des choses pour la commune, puis de l’association Pays de Saillans Vivant. Au-delà de la lutte contre le supermarché, ce qui compte c’est surtout la mise en route d’initiatives collectives, plus ou moins organisées. Pays Saillans Vivant s’est mis à faire une revue, Quesako, distribuée dans Saillans, qui informait sur ce qui se passait dans la commune. Autoproduite par les habitants, elle restituait des enquêtes auprès des habitants, des portraits de certains d’entre eux. On a retrouvé une partie de ces gens dans ceux qui ont lutté contre le supermarché et qui ont commencé à animer la dynamique participative.
De fait, il y a un terreau très favorable dans toute la vallée de la Drôme, où beaucoup de gens aiment s’investir dans la vie publique, associative, culturelle ou d’entraide. Ce sont essentiellement des gens qui ont choisi de vivre à cet endroit là : on est plutôt dans de la migration choisie. On n’est pas dans un territoire où les gens ne viennent habiter là que parce que c’est trop cher de se loger en ville. Il y a un nombre de cadres supérieurs plus élevé que la moyenne des milieux ruraux, mais avec un niveau de vie très bas. Les gens y viennent parce qu’ils apprécient l’environnement, les gens, le dynamisme associatif, culturel et social de ces espaces-là. C’est un élément de contexte qui a changé, ça n’a pas toujours été le cas : alors qu’on était en déprise depuis les années 1970, on est passé en reprise démographique, et ça s’est encore accéléré ensuite dans les années 2000.
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D’AUTRES TERRITOIRES ALTERNATIFS CONNAISSENT DES DYNAMIQUES CITOYENNES IMPORTANTES, QUI NE DÉBOUCHENT PAS FORCÉMENT SUR LA CONSTITUTION D’UNE LISTE ÉLECTORALE NI SUR LA PÉRENNISATION D’UN MOUVEMENT POLITIQUE. QU’EST CE QUI A ÉTÉ DIFFÉRENT ET COMMENT EXPLIQUER CE PASSAGE ?
Ce qui a changé la donne c’est qu’on a été élus ! Le mouvement ne se serait peut-être pas pérennisé si on n’avait pas été élus. Si les habitants ont voté pour nous, c’est qu’ils étaient prêts à accepter une expérience alternative. En effet, à Saillans, il ne s’agissait pas d’un vote uniquement voué à débouter la municipalité précédente : le maire n’était pas un tyran et la situation était loin d’être catastrophique. Notre liste était constituée de gens divers, qui ne se connaissaient pas entre eux, on n’était pas un groupe préconstitué. On venait vraiment de cercles différents : des néo-ruraux et des gens originaires du village sur 4 générations ou plus, des anciens et des plus jeunes… Je crois que cette mixité a suscité une certaine confiance. Par ailleurs, on a choisi volontairement de constituer un groupe sans leader charismatique.
Au départ on a tenu trois réunions publiques, qui ont réussi à attirer une centaine de personnes à chaque fois. C’est là que le programme a été construit et que des projets concrets pour le village ont été proposés. Ces réunions ont aussi permis de voir qui était intéressé pour porter ce programme, maintenant qu’il était construit. 21 habitants qui ne se connaissaient pas forcément avant se sont portés volontaires : parmi eux, par consensus, 15 se sont ensuite portés candidats de la liste et 12 d’entre eux sont élus depuis maintenant trois ans. Une élue de l’opposition nous a rejoint, on est donc 13 dans la majorité (et 2 dans l’opposition). À la sortie de la première réunion je me suis dit que ça n’allait jamais marcher ! Personne n’était spécialiste de la démocratie participative, il fallait tout définir ! On a organisé la campagne autour de 3 axes : le programme d’actions, qui avait déjà été construit lors des réunions publiques, mais aussi une charte des valeurs qui nous rassemblent, ainsi qu’un nouveau schéma de gouvernance de la commune, avec des indications claires sur comment on allait répartir les responsabilités et impliquer les habitants. On a cherché à donner des garanties aux habitants, sur notre engagement, le fonctionnement futur et les projets qu’on voulait porter ensemble.
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EST-CE QUE C’ÉTAIT LA PREMIÈRE EXPÉRIENCE POLITIQUE COLLECTIVE POUR VOUS ET VOS CO-LISTIERS ? FAISAIT-ELLE ÉCHO À D’AUTRES EXPÉRIENCES AUXQUELLES VOUS AVEZ PARTICIPÉ, EN TANT QUE TÉMOIN OU INSTIGATEURS ?
Parmi nous, personne n’avait jamais été élu. Trois personnes avaient déjà été membres d’un parti ou candidat sur une liste municipale, mais il n’y avait aucun encarté. Gérer la commune a été un apprentissage pour nous tous, il nous a fallu acquérir des compétences. On l’a fait de manière collective, et surtout en binôme. On a défini les choses pendant la campagne, en se renseignant de manière approfondie sur les politiques municipales et la démocratie participative.
La victoire a débouché sur un renouvellement entier des élus et de la secrétaire générale. Cela a permis de se défaire de routines ou de mauvaises habitudes. On a changé beaucoup de choses, mais il n’est pas si facile de se défaire du poids de l’institution : il y a aussi beaucoup de fonctionnements qu’on n’a pas pu infléchir. Si nous avons fini par intégrer des routines au bout de presque quatre ans, nous avons pu au départ faire une place aux innovations, en rupture avec le système classique. Cela concerne notamment le partage des responsabilités et des dossiers entre l’ensemble des élus : le maire ne sait pas tout et ne fait pas tout. Cela concerne aussi la fréquentation des locaux de la mairie et des salles de réunions par les habitants. Il existe une vraie agitation quotidienne dans les locaux qui n’existait pas avant. Globalement on a renouvelé énormément de procédures et de fonctionnements internes.
Comme dans beaucoup de mairies il y avait un.e maire et un.e secrétaire général.e qui faisaient quasiment tout, avec deux ou trois adjoints en appui. Ils étaient très peu à avoir les dossiers en mains ; tout semblait centralisé. Dès notre arrivée on a fait en sorte que tous les élus prennent des compétences. Du jour au lendemain on s’est retrouvé non pas à trois ou quatre mais à treize élus, avec des décisions à prendre. Tous les élus se sont mis à tenir leurs propres dossiers. On a tout de suite installé une salle des élus avec de la place pour mettre les dossiers, on a mis en place un site internet pour partager les ressources, un système de mails collaboratifs pour pouvoir avoir un calendrier et des tâches partagées. D’un seul coup treize personnes se sont mises à gérer leurs propres dossiers, ça a complètement changé la donne.
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DONC CE N’EST PAS SEULEMENT UNE MUNICIPALITÉ COLLECTIVE, NI UN MODE DE GOUVERNEMENT POLITIQUE ACÉPHALE S’OPPOSANT À LA CONCENTRATION DES POUVOIRS, MAIS VOUS PROPOSEZ UNE ACTION MULTICÉPHALE ?
Tout à fait, c’est ce qu’on appelle la collégialité : c’est-à-dire à la fois l’idée qu’on partage les pouvoirs entre plusieurs personnes, mais aussi qu’on n’est pas en responsabilité tout seul. D’où notre logique de travailler en binôme : on a un binôme de tête maire-premier adjoint, qui se soutiennent. S’il arrive que certains villages soient gouvernés par un maire despotique, imbu de pouvoir, dans la plupart des cas, surtout dans les villages et petites villes de campagne, le maire se retrouve à devoir décider seul, car les autres conseillers désertent devant la lourdeur des responsabilités et la quantité de travail ! Nous voulions éviter ça, le découragement devant le poids des responsabilités et du travail. Le message envoyé c’était « vous n’allez pas être tout seul, ni pour faire, ni pour décider ». C’est rassurant de pouvoir discuter avec quelqu’un d’autre, d’abord un collègue élu, et puis aussi de nombreux habitants, comme dans le cadre des Commissions Participatives et des Groupes Actions Projets.
Nous partons aussi des envies des habitants, dont on discute régulièrement avec eux, afin que tout le monde avance en même temps. C’est d’abord très motivant, parce qu’on a toujours des gens qui nous poussent à continuer. C’est aussi moins déresponsabilisant, puisqu’on partage cette responsabilité avec les habitants. Nous avons des retours en permanence, souvent très positifs, et même s’ils sont négatifs, c’est une bonne nouvelle : cela signifie que les gens sont impliqués. La relation de confiance qu’on tisse avec eux est extrêmement importante pour nous.
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Être un.e élu.e c’est honnêtement une fonction épuisante : il y a toujours de nouvelles choses à faire, de nouvelles idées à avoir, de nouveaux besoins qui se présentent, et en même temps une gestion courante déjà conséquente. Surtout quand on demande leurs avis aux habitants et qu’on prend les décisions et met en œuvre avec eux les projets. Si les habitants sont suffisamment informés, ils voient que les choses ne vont pas se faire s’ils ne sont pas présents. C’est une montée en responsabilité énorme de leur côté, au sens où ils se sentent co-responsables de l’avancée des projets. Au final, on a un noyau restreint d’une cinquantaine de personne, qui se retrouvent au moins une fois par semaine et font quelque chose pour la mairie… c’est énorme ! Cela passe par des actions quotidiennes. Des habitants font des relectures de documents de la mairie, car notre maire est dyslexique et qu’on produit beaucoup d’écrits sans avoir forcément le temps de se relire. L’écrit est important pour nous étant donné que nous voulons être transparents sur nos actions. Des habitants s’occupent du bulletin municipal ou donnent un soutien à l’élu.e à la jeunesse pour la gestion du périscolaire. Certains viennent ranger les archives, préparent la salle des fêtes, aident à faire le pot, distribuent la lettre d’information… D’autres sont animateurs dans des ateliers participatifs. Au sein de notre Observatoire de la Participation, des habitants bénévoles sont présents pour veiller à ce que ça se passe bien. Nous bénéficions d’un appui au niveau des idées, mais aussi très concret et opérationnel, au quotidien. Sans cette présence et cet appui, on ne pourrait pas fonctionner.
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LA NOTION DE « DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE » EST DE PLUS EN PLUS CONVOQUÉE PAR LES INSTITUTIONS TOUT EN ÉTANT DE PLUS EN PLUS CRITIQUÉE, DANS D’AUTRES SPHÈRES, POUR SA DIMENSION D’INJONCTION ET SES DIFFICULTÉS À CONSTITUER UN CONTRE-POUVOIR ET À MOBILISER AU-DELÀ DES HABITUÉS. QUELLE EST VOTRE VISION DE LA DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE ?
La question fondamentale, et en ce sens je rejoins beaucoup Cynthia Fleury, c’est qu’est ce qu’être citoyen ? Comment former un citoyen et donner aux individus la possibilité d’être pleinement citoyen ? Cette citoyenneté prend de multiples formes ‑ associative, municipale ‑, s’inscrit à différentes échelles, s’exprime dans du « faire » comme dans du « penser ». Il y a de multiples facettes possibles et il faut permettre aux gens de s’investir comme ils peuvent. Il faudrait que chacun passe 20 % de son temps à la citoyenneté : à Saillans quand on regarde l’implication dans les associations (plus de 50, pour moins de 1 300 habitants), les fêtes communales, l’entraide au quotidien, on est surement à ces 20 % pour une grande partie de la population.
La frontière s’efface entre la dimension municipale et associative et c’est tant mieux. Nous sommes évidemment prêts à aider tous les citoyens, qu’ils fassent partie d’un projet de la municipalité ou non ! Cela donne de la force à l’échelle du village, et donne le gage qu’on œuvre pour l’intérêt général. Cela constitue un acquis pour le village, même si aux ça n’est pas une liste citoyenne qui est élue aux prochaines élections. Indépendamment de la mairie, l’apprentissage de la citoyenneté et la possibilité de se mettre en mouvement resteront.
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VOUS AVEZ ENTAMÉ UN PROCESSUS COLLECTIF DE RÉVISION DU PLU (PLAN LOCAL D’URBANISME) QUI ENGAGE LES HABITANTS DE SAILLANS. QUELS DISPOSITIFS AVEZ-VOUS MIS EN PLACE POUR ORGANISER CETTE PARTICIPATION ?
Nous avons d’abord été confrontés à l’obligation règlementaire de réviser le PLU. Dans notre première commission participative sur Mobilité-Environnement-Energie, le PLU est apparu comme un élément décisif pour les questions environnementales. Des habitants avaient compris qu’à travers l’urbanisme on pouvait réfléchir aux projets stratégiques pour le village. À l’échelle d’une commune, c’est un outil formidable pour penser ensemble un projet transversal de moyen et long terme. Les premières années, on s’est lancés dans beaucoup de projets ponctuels, désorganisés, sans cohérence. Au bout de deux ans, on a voulu un projet plus global, qui donnait un sens politique, qui disait là où on souhaitait aller : c’est pour cela qu’on a utilisé le PLU.
On s’est aussi rendu compte qu’il y avait un groupe très actif autour de la mairie, mais aussi des personnes plus éloignées qui se sentaient moins concernées, qui ne nous connaissaient pas ou qui se disaient que la participation ça n’était pas pour eux. Il fallait ouvrir des formes de participation plus individuelles et à distance, proposer des formes moins formatées de réunions et organiser des réunions de quartier plus informelles. On est allés les chercher sur des enjeux qui potentiellement concernent chacun d’entre nous : la propriété privée, la façon d’habiter, de se déplacer.
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On a donc voulu toucher le plus de gens possible, tous ceux qui sont concernés et pas seulement un groupe de militants. C’est comme ça qu’est venue l’idée du tirage au sort. On a monté un dispositif très ambitieux : le groupe de pilotage du PLU va être constitué de deux tiers d’habitants tirés au sort et d’un tiers d’élus. Ce groupe va effectuer 23 réunions en 24 mois pour élaborer le PLU, avec la mission de prendre en compte toute la matière récoltée dans les ateliers participatifs associant toute la population qui le souhaite (soit une dizaine d’ateliers organisés sur 2 ans). Le groupe de pilotage est mis en grande responsabilité, mais on lui donne les moyens de monter en compétences et de prendre ses décisions en connaissance de cause, grâce à des discussions avec des experts.
On a eu un long processus de recrutement du panel. La première réussite c’est les excellents chiffres de recrutement : sur 141 tirés au sort, il y a eu 53 retours positifs, ce qui est énorme. En général, en matière de participation, les taux de retours positifs sont beaucoup plus faibles. Au final, 26 se sont finalement portés candidats, dont les trois-quarts n’avaient jamais participé à une réunion de la mairie auparavant. On a donc réussi à mobiliser toute une partie de la population qui ne se sentait pas concernée, ou en tout cas qui ne s’était pas encore impliquée. Certains sont venus pour le PLU, d’autres pour porter une voix, qu’il s’agisse de défendre l’environnement ou ses intérêts propriétaires. Il y a aussi des personnes qui sont venues pour le processus participatif en nous disant : « Je trouve ça tellement génial d’être associée à la vie publique que je viens. J’ai été choisi, je ne peux pas refuser un truc pareil ! C’est la chance de ma vie. »
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EN QUELQUE SORTE, ÇA RETOURNE LE PRINCIPE DU TIRAGE AU SORT, LORSQUE LA CONTRAINTE NOUS TOMBE DESSUS, À UNE CHANCE POUR DES HABITANTS QUI LE CONÇOIVENT COMME UNE OPPORTUNITÉ.
Oui, ça les met en responsabilité. Les gens arrivaient avec leur courrier officiel en disant : « j’ai été choisi ». C’est important de les rassurer sur le fait qu’ils peuvent le faire. Dans le groupe, on a des gens très différents, avec des connaissances et des capacités qui n’en sont pas aux mêmes niveaux.
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VOUS FAITES FACE AUX DIFFÉRENTES COMPÉTENCES DES INDIVIDUS QUI PARTICIPENT MAIS AUSSI AUX SENSIBILITÉS DIVERGENTES, NOTAMMENT ENTRE LES FAMILLES ANCIENNEMENT INSTALLÉES, LES PAYSANS, LES NÉO-RURAUX. COMMENT GÉREZ-VOUS CET ENJEU ?
Justement, pendant un moment nous avions du mal à capter des personnes suffisamment différentes, et à sortir de l’entre-soi. La chance c’est qu’au sein de l’équipe municipale, il y a de fortes divergences. C’est primordial. On a dans l’équipe à la fois un chasseur ancien du village, et un néo-rural plutôt écologiste. Systématiquement sur les questions environnementales, sur des questions de traditions et de modernité, sur ce qu’on change ou ne change pas dans le village, il y a du débat, des avis contraires et c’est bien. On a eu aussi plusieurs pétitions d’habitants. Loin de voir ça comme un problème, je trouve au contraire que c’est très bon signe, le fait que les gens qui ne viennent pas aux réunions se sentent autorisés d’intervenir autrement. Pour le PLU, nous faisons intervenir un bureau d’étude extérieur. Les habitants entendent ainsi d’autres gens, ce qui fait venir des personnes qui n’ont pas forcement confiance en la Mairie.
Les gens se mobilisent pour des enjeux qui leur paraissent importants. C’est une évidence de le rappeler, mais on fait participer les gens sur des enjeux qui comptent, sinon ça n’a pas de sens. Or c’est souvent le cas ailleurs : on confine les espaces de la participation à des enjeux mineurs. Ici, on essaie de leur offrir des espaces où on traite des enjeux décisifs.
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SUR QUELLES PROPOSITIONS ÉTAIT FONDÉE VOTRE CAMPAGNE ÉLECTORALE ? Y’A-T-IL DES ENJEUX QUI VOUS PARAISSENT FONDAMENTAUX POUR L’AVENIR DE SAILLANS, PAR EXEMPLE EN TERMES DE TRANSITION ÉNERGÉTIQUE OU D’AUTONOMIE ALIMENTAIRE ?
Ce qui était très marquant dans le programme de campagne de la liste collégiale et participative c’était la mise en avant du respect du cadre de vie et de l’environnement comme préservation d’un milieu naturel, d’une rivière, de paysages, de forêts, auxquels les gens sont profondément attachés, les chasseurs comme les naturalistes et les écologistes. Tout le monde a envie d’agir là-dessus. Ces valeurs sont fortes mais contradictoires. L’autre valeur fondamentale c’est le respect de l’autre, la fraternité, la solidarité. Les gens sont là par choix de vie, au détriment parfois de leur niveau de vie, avec des revenus très bas. Il y a donc beaucoup d’entraide et de troc. Ce qu’on avait aussi défendu, c’est l’intergénérationnalité, le fait d’arriver à cohabiter entre générations. On avait remarqué que le syndicalisme était l’affaire d’une autre époque et que les gens ne s’impliquaient plus de la même manière. Pour autant on avait le sentiment que les nouvelles générations n’étaient pas au rendez-vous, pleines d’autres préoccupations. Elles sont plus individualistes, plus pessimistes, plus repliées sur elles-mêmes. On a voulu travailler sur la transmission des modes d’engagement.
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COMMENT SE PASSENT VOS RELATIONS AVEC LES MUNICIPALITÉS AVOISINANTES, NOTAMMENT DANS LE CADRE DE L’INTERCOMMUNALITÉ ? VOTRE SINGULARITÉ TRANSFORME-T-ELLE LES DYNAMIQUES POLITIQUES À CETTE ÉCHELLE AUSSI ?
C’est très compliqué et ça a été très tendu, bien que ce soit maintenant plus apaisé. Nous appartenons à une intercommunalité très récente, qui ne fonctionne pas encore bien. C’est aussi le choc des cultures, car on se trouve avec des élus qui n’ont jamais vraiment pensé la question de l’implication citoyenne et en ont peur. De plus, le conseil communautaire n’est pas un véritable espace de débat de fond, mais plutôt un chambre d’enregistrement de décisions qui semblent prises en amont, au sein de l’exécutif, et jamais transparentes. Les habitants de Saillans qui assistent à ces conseils nous font souvent des retours atterrés sur la façon dont se déroulent ces conseils. C’est en décalage avec ce qu’ils vivent à Saillans, au sein des Comités de pilotage des élus, qui sont de réelles réunions de travail sur les dossiers, ouvertes aux habitants. Au tout départ, nous avons été ostracisés. Mais, cela s’est calmé, le contact de personne à personne fait qu’aujourd’hui, nos représentants à l’intercommunalité sont respectés par les autres élus.
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VOTRE ACTION A-T-ELLE VOCATION À ÊTRE UNE EXPÉRIENCE REPRODUCTIBLE, VOIRE À CONSTITUER UN MODÈLE MALLÉABLE ET ADAPTABLE POUR D’AUTRES COMMUNES ? QUELS ENSEIGNEMENTS PEUT-ON TIRER DE VOTRE EXPÉRIENCE ?
Au niveau de la commune nous sommes dans la logique de « faire la démonstration que ça marche », qui est la meilleure façon de crédibiliser ce qu’on fait et de donner envie aux territoires voisins. C’est inopérant de donner des leçons aux autres sur les bonnes manières de faire, en termes de participation notamment. Nous avons pris le parti de se dire qu’on avait les rennes pendant six ans et qu’on allait faire la démonstration sous les yeux des voisins, communes et staff technique intercommunal, de la région et de l’État, que nous n’agissons pas hors cadre règlementaire et que les actions fonctionnent. Nous invitons régulièrement ces personnes-là aux réunions concernant le PLU pour qu’elles décident par elles-mêmes si ça a un intérêt ou non. Nous voulons faire la démonstration par l’action. Nous ne voulons pas non plus occulter ce qui ne fonctionne pas. Je ne dis pas que la participation citoyenne est la solution partout et tout le temps. C’est bien cela qu’on veut expérimenter : la manière et les sujets sur-lesquels ça vaut le coup, et dans quelles conditions ; mais aussi là où c’est peut-être moins important.
Il y a aussi certaines personnes, des habitants notamment, qui sont dans une position militante de la démocratie participative et qui défendent un discours idéologique. Nous-mêmes élus y avons participé mais nous nous détachons de plus en plus de ces positions-là : c’est idéologiquement inopérant. Nous sommes extrêmement pragmatique. C’est comme vouloir manger du bio labellisé alors qu’il vient de l’autre bout du monde, au lieu de manger les pommes du voisin, dont on sait qu’elles sont cultivées sans pesticides. Or le discours idéologique est celui qu’affectionnent les gens de l’extérieur, les médias et les associations. Cela donne une image de Saillans complétement en décalage avec la réalité vécue par les habitants et les élus du village. C’est très violent pour nous ! Notre message est alors : inspirez-vous si vous voulez, mais nous n’avons pas de leçons à donner, nous sommes en train d’essayer et nous ne savons pas encore ce qui fonctionne bien et moins bien. Nous verrons en bout de parcours, si le PLU participatif est mieux qu’un PLU classique, en quoi, pourquoi et dans quelles conditions, mais pour l’instant nous n’avons pas la réponse.
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EST-IL POSSIBLE DE PENSER UNE MONTÉE EN GÉNÉRALITÉ ET LA RÉPLICABILITÉ À DES MÉTROPOLES ? Y’A-T-IL UN EFFET DE SEUIL OU DE TAILLE QUI REND VOTRE PROJET FÉCOND ICI ET IMPOSSIBLE À UNE AUTRE ÉCHELLE ?
Je pense qu’il y a des principes généraux qui valent le coup d’être énoncés et diffusés pour inspirer d’autres personnes, comme la collégialité, le fait de travailler en binôme, la responsabilité des participants, le tirage au sort, la transparence, la qualité de l’information… Par contre évidemment, notre modèle de gouvernance (outils, instances…) est lié à notre taille et n’est pas reproductible. On ne s’est par exemple jamais posé la question de limiter la participation à une réunion alors que c’est la préoccupation première d’autres municipalités, comme Grenoble.
La montée en échelles, ça pose une autre question, liée aux technologies numériques. Je pense que le numérique ne remplacera jamais la sociabilité qui passe par la présence physique, étant donné que nous sommes des êtres profondément sociaux. C’est une évidence à Saillans. La démocratie participative dans les grandes villes aurait besoin de s’appuyer sur des réseaux de proximité, sur des petits échelons. C’est le principe de la réunion de quartier, qui a certes ses limites mais je vois mal un modèle fonctionner sans cela.
Si ça fonctionne à Saillans, c’est surtout parce que ça rend les gens plus heureux ! C’est une évidence, on oublie souvent de le dire, mais c’est l’essentiel. Parce qu’ils partagent des choses avec d’autres, pas seulement des idées, mais des actions, des moments, des sentiments. Cela passe beaucoup par les émotions, ce qui est plus difficile hors présentiel.
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DE VOTRE CÔTÉ, ÊTES VOUS INSPIRÉS PAR DES MODÈLES THÉORIQUES OU PRATIQUES QUI CIRCULENT ET QUI GUIDENT VOTRE ACTION ?
En fait les modèles ne circulent pas tant que cela parce qu’on a très peu de temps pour s’y consacrer. L’essentiel de la circulation se fait par les gens qui nous invitent ou qui viennent nous voir. D’un côté la sollicitation par les médias est très pénible, mais d’un autre côté les gens, via des revues, des associations, des équipes de recherche, nous alimentent à travers leurs retours et leurs questions. C’est dans l’échange que cela circule, plus que dans des lectures. On a invité Jo Spiegel (maire de Kingersheim) et c’était intéressant de se rendre compte que c’est un élu socialiste, issu d’un parti, qui a eu une réflexion personnelle sur la démocratie participative et eu envie de faire les choses autrement, mais avec un leadership très affirmé. En plusieurs décennies, il a mis en place des dispositifs finalement assez proches des nôtres, sur les manières d’impliquer, de monter en compétence, sur la transparence.
C’est difficile de citer un modèle unique d’inspiration. J’ai eu des lectures après coup, comme les travaux de Pierre Rosanvallon, Loic Blondiaux, Cynthia Fleury, et bien d’autres. Ces références, qu’on a lues après la première année d’exercice du mandat, nous ont plutôt servies à mettre des mots ou des idées sur des choses qu’on avait essayées. Aujourd’hui, on est monté en généralité, mais à Saillans c’est d’abord une expérience vécue et pragmatique, qui part de ce qu’on ressent, de ce qu’on sent qu’il faut faire.
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QUE SE PASSERA-T-IL À SAILLANS D’ICI CINQ ANS ? ENVISAGEZ-VOUS DE VOUS REPRÉSENTER OU NON, ET SI NON, COMMENT TRANSMETTRE VOTRE EXPÉRIENCE ?
Malgré tout l’intérêt que ça a, une partie d’entre nous ne se représenteront surement pas car ils sont épuisés, moi la première. Nous donnons beaucoup mais recevons aussi énormément. C’est une expérience intense et très riche, que je conseille à tous de vivre. Au-delà de ça, c’est le projet qui importe et non pas les gens qui sont dedans. L’important c’est que le projet perdure sans les mêmes personnes, même si de fait il y a eu à un moment une bonne conjonction de personnes. Si certains restent, ce serait intéressant que les rôles tournent, que le maire ne soit plus maire, qu’un élu passe à l’Observatoire de la participation. Quand on innove il y a un surcroît d’énergie nécessaire mais une fois que les choses sont posées, la nouvelle mandature devrait pouvoir être plus tranquille.
L’autre grand défi est technologique : comment transmettre la quantité phénoménale de dossiers qu’on a ouvert et que chaque élu possède en propre ? Car on n’a pas de chargé de mission ! On a des défis importants, en termes de partage, de transparence et d’archivage des documents. Ce serait génial d’avoir des communs informationnels, partageables entre nous, élus et techniciens de la mairie.
ENTRETIEN RÉALISÉ EN NOVEMBRE 2017 ET MIS À JOUR EN FÉVRIER 2018 PAR FLAMINIA PADDEU
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Couverture : Tables thématiques organisées à la Mairie de Saillans (Source : Sabine Girard et al.)