Les villes américaines / La gare d’Union Station à Washington D.C. : une gare au coeur du pouvoir

Charlotte Ruggeri

L’article de Charlotte Ruggeri au format PDF


Le générique de la série House of Cards, qui suit le parcours d’un politicien, prend pour décor les principaux monuments de la capitale fédérale des États-Unis, Washington D.C. Parmi ces monuments, la principale gare de la ville, Union Station. Monument historique classé, la gare est construite par l’architecte Daniel Burnham en 1907, et est aujourd’hui au cœur du quartier politique de la capitale fédérale : dès que l’on sort de l’édifice par le sud, la première vue qui s’offre est celle du Capitole, siège de la Chambre des représentants et du Sénat (cf. photographie de couverture). La façade sud d’Union Station est élégante et s’inscrit aisément dans l’architecture environnante des bâtiments officiels. Accéder à la gare par le nord, ou les entrées Est ou Ouest, s’avère beaucoup plus délicat, voire impossible en passant par la rue. La raison principale de ce manque d’accessibilité, en particulier au nord, est le passage des voies ferrées, qui forment une véritable coupure urbaine entre l’Est et l’Ouest de la ville.

Depuis 2012, la gare d’Union Station est en travaux. Des travaux ambitieux visant à réhabiliter aussi bien l’intérieur que l’extérieur du bâtiment. À l’intérieur, les enjeux de la rénovation visent autant à redonner un certain lustre à la gare, que de de faciliter les déplacements des voyageurs. À l’extérieur, il s’agit de repenser les accès à la gare, ainsi que l’inscription urbaine de l’infrastructure, afin de limiter les effets de coupure (Amtrak, 2012). Si ce projet semble avant tout urbain, il est en fait à lier plus largement au renouveau des politiques ferroviaires impulsé par l’administration Obama depuis 2008-2009. Ces politiques consistent avant tout en la relance ou le soutien de projets de lignes ferroviaires à grande vitesse (Californie, Nord-Est) ou de lignes ferroviaires classiques améliorées, le tout prenant la forme de fonds fédéraux (Ruggeri, 2015a). Cet article entend donc montrer comment la politique de réhabilitation de la gare d’Union Station à Washington D.C. s’inscrit dans un contexte de renouveau ferroviaire aux États-Unis et quels en sont les effets sur les espaces urbains, à savoir l’émergence de quartiers de gare repensés.

Un projet inscrit dans un contexte de renouveau ferroviaire

L’ « Obamarail » : les gares au centre de projets ferroviaires ambitieux

Les projets de réhabilitation ou de construction d’une gare prennent souvent pour appui la mise en œuvre de nouveaux services ferroviaires, voire de nouvelles lignes (Baron et Roseau, 2016). Que ce soit pour des raisons techniques ou pour des raisons fonctionnelles, voire esthétiques, ces projets s’inscrivent généralement dans une actualité ferroviaire plus large. En Europe, et en particulier en France, l’arrivée des premières lignes à grande vitesse dans les années 1980 stimula la création de nouvelles infrastructures, à l’image de la gare de Lyon Part-Dieu lors du lancement du TGV entre Paris et Lyon. Nacima Baron et Nathalie Roseau considèrent même que ces mutations des gares représentent un véritable bouleversement dans les années 1970-1980 (Baron et Roseau, 2016).

Aux États-Unis, le contexte des années 1970 est celui de la création d’Amtrak, la compagnie ferroviaire nationale et publique de transport de voyageurs, mais c’est également une période de luttes autour de la réhabilitation de la gare de Grand Central à New York (Riot, 2016). À cette époque, pas de bouleversement lié à la grande vitesse, même si le projet de Metroliner1 entre en service en 1969. Il faut attendre les années 2000 et la mise en service de l’Acela Express entre Washington D.C., New York et Boston, pour qu’Amtrak se dote d’un train à plus grande vitesse. Avec une vitesse moyenne de 105 kilomètres/heure, l’Acela Express est en effet encore trop lent pour entrer dans les définitions strictes de la grande vitesse ferroviaire2. Malgré cela, l’Acela Express est aujourd’hui le train le plus rapide des États-Unis, le pays semblant favoriser la mise en place de services ferroviaires à vitesse plus élevée plutôt de que de la grande vitesse pure (Ruggeri et Schorung, à paraître).

Si la mise en service de l’Acela Express nécessite une adaptation technique des gares3, elle représente surtout un succès indéniable pour Amtrak. L’Acela Express est aujourd’hui la ligne la plus fréquentée de la compagnie, avec plus de 3,5 millions de voyageurs en 2014, ce qui représente 43 % du trafic passagers du Corridor du Nord-Est, corridor ferroviaire qui regroupe 4 lignes et qui est le plus fréquenté du pays avec 11,5 millions de voyageurs par an selon les chiffres d’Amtrak, soit un tiers des passagers d’Amtrak à l’échelle du pays (Puentes, Tomer et Kane, 2013). Un tel succès ne va pas sans problèmes, et le premier obstacle évident est celui de la saturation du corridor. Avec 2 200 trains par jour, dont plus de 2 000 de voyageurs, les différents opérateurs ferroviaires ne peuvent pas envisager d’ajouter des trains (Ruggeri, 2015b). En effet, si Amtrak est l’opérateur le plus connu du corridor, il n’est pas le seul, partageant la ligne avec des opérateurs régionaux et urbains. De plus, Amtrak n’est pas propriétaire de la totalité des voies, mais seulement de 580 kilomètres sur les 731 kilomètres du corridor, les compagnies de fret détenant le reste.

1. Le corridor du Nord-Est (Ruggeri, 2016)

1. Le corridor du Nord-Est (Ruggeri, 2016)

Ce contexte de succès et de saturation est de fait à l’origine d’un projet ambitieux de modernisation du Corridor du Nord-Est, appelé le NEC (Northeast Corridor). Depuis le milieu des années 2000, Amtrak a engagé une réflexion pour accroître les capacités du NEC et pour le transformer à moyen terme en une véritable ligne à grande vitesse, ce qui mène à la publication du rapport A Vision for High-Speed Rail in the Northeast Corridor. Ce rapport présente un projet de nouvelle ligne ferroviaire, cette fois à grande vitesse, entre Washington D.C. et Boston, soit 690 kilomètres qui suivent essentiellement les voies actuelles (Amtrak, 2010b). Le projet est très ambitieux : Amtrak évalue le budget à 117 milliards de dollars pour une ouverture complète en 2040, ce qui permettrait entre autres de décongestionner les voies actuelles4. Parallèlement aux réflexions d’Amtrak, acteur ferroviaire connu sur la scène nationale, un autre acteur s’affirme, la Federal Railroad Administration (FRA), sous la houlette de l’administration fédérale.

Avec l’arrivée de Barack Obama au pouvoir en 2008, le transport ferroviaire redevient un enjeu politique fédéral. Dès sa campagne électorale, Obama affirme vouloir doter les États-Unis de trains à grande vitesse, rappelant que la plupart des pays modernes en sont équipés, notamment en Europe et en Asie. Pour mettre en œuvre ce programme, Obama lance dès avril 2009 un vaste plan appelé Vision for High-Speed Rail in America qui débloque 8 milliards de dollars dans le cadre de la politique de relance de l’économie, complétés dès 2010 par 2,5 milliards du Congrès (Ruggeri, 2015a). La distribution des fonds repose sur un appel à projets, et la FRA en reçoit de nombreux, dont celui d’Amtrak et du NEC. Cette dynamique ferroviaire entraîne plusieurs projets de réhabilitation de gares, à commencer par Union Station à Washington D.C., l’un des terminus de la ligne.

Washington D.C. Union Station, une gare majeure sur la scène nationale et régionale

Dès 2012, Amtrak, qui possède la gare d’Union Station de Washington D.C., propose de la réhabiliter (Amtrak, 2012). C’est la première gare du réseau Acela Express à présenter son projet, ceux de Baltimore, Boston ou Philadelphie étant développés à partir de 20145. Si toutes les gares de l’Acela Express entendent profiter des projets de construction et d’amélioration des voies du corridor, les rénovations sont également nécessaires en raison de leur poids dans la géographie ferroviaire et urbaine des États-Unis.

Ces cinq gares font en effet partie des gares les plus fréquentées du pays, New York Penn Station et Washington D.C. Union Station occupant même les deux premières places. Avec près de 5 millions de voyageurs par an, Union Station est la deuxième gare du pays et de la Côte Est en termes de fréquentation, ce qui s’explique en partie par le poids démographique de son aire urbaine. Selon le U.S. Census Bureau, l’aire urbaine de Washington D.C. regroupe ainsi 4,5 millions d’habitants, ce qui en fait la 8ème aire urbaine la plus peuplée du pays, derrière entre autres New York (18 millions d’habitants), Philadelphie (5,4 millions d’habitants) et devant Boston (4,1 millions d’habitants) et Baltimore (2,7 millions d’habitants). L’Acela Express est donc une colonne vertébrale ferroviaire majeure pour toute la conurbation du Nord-Est des États-Unis, permettant aux voyageurs de rejoindre les différentes villes assez rapidement. Ainsi, pour un trajet Washington D.C.-New York, l’Acela Express rejoint les deux villes en 2h50, contre 3h30 pour le service classique du Northeast Regional.

2. L’Acela Express, un axe majeur pour le Nord-Est des États-Unis (Ruggeri, 2016)

2. L’Acela Express, un axe majeur pour le Nord-Est des États-Unis (Ruggeri, 2016)

Par ailleurs, au-delà du réseau d’Amtrak, ces gares accueillent de nombreux autres services ferroviaires, des services régionaux et urbains. Union Station est ainsi le hub ferroviaire de trois grands réseaux : Amtrak, réseau d’échelle nationale, les réseaux MARC6 et Virginia Railway Express, d’échelle régionale et permettant des liaisons vers le Maryland, la Pennsylvanie et la Virginie, et enfin le réseau MetroRail, qui est celui du métro de Washington D.C., soit cinq lignes qui desservent l’aire urbaine. La mise en connexion de tous ces réseaux, ainsi que la présence de nombreuses enseignes commerciales dans la gare, engendre une fréquentation du bâtiment de l’ordre de 40 millions de personnes par an.

3. Les réseaux ferroviaires desservant Union Station (Ruggeri, 2015)

3. Les réseaux ferroviaires desservant Union Station (Ruggeri, 2015)

En effet, une gare est aujourd’hui bien plus qu’une infrastructure ferroviaire. L’intermodalité et la multimodalité offertes par les gares en font des lieux attractifs puissants dans les espaces urbains, qui sont bien plus que de simples lieux de passage. On peut estimer que les gares recouvrent désormais trois grandes fonctions : une fonction technique et technologique, à savoir l’accueil de trains ; une fonction commerciale par l’extension des activités extra-ferroviaires dans la gare, comme la restauration et les commerces ; une fonction patrimoniale en lien avec la sauvegarde et la réhabilitation des bâtiments historiques que sont devenues les gares (Baron et Roseau, 2016). La coexistence de ces différentes fonctions n’est pas obligatoirement aisée dans des bâtiments qui doivent réserver des surfaces importantes pour les infrastructures ferroviaires elles-mêmes. On assiste donc à une diversification des usages de la gare, qui est au cœur du projet d’Amtrak, intitulé Union Station Master Plan (Amtrak, 2012).

Repenser le caractère urbain de la gare

Si les gares européennes ont déjà expérimenté une première phase importante de constructions/réhabilitations à partir des années 1970-1980, entrant désormais dans une seconde phase avec la relance de projets ferroviaires à grande vitesse (Baron et Roseau, 2016), les gares états-uniennes n’ont pas cette expérience. Les projets actuels, qui ne sont pas propres à Washington D.C., attestent de deux phénomènes nouveaux mais particulièrement intéressants à étudier. Tout d’abord, si les avancées des projets de grande vitesse ferroviaire peuvent sembler lents, les projets de gare sont eux nombreux et portent leurs fruits, à l’image d’Union Station. De plus, l’importance et la multiplication des projets de réhabilitation ou de constructions de gares aux États-Unis révèlent une prise de conscience du caractère central et polarisateur que les gares peuvent revêtir (Ruggeri, 2015a). Face à ces deux tendances, la question du lien entre ville et gare devient un enjeu primordial pour les acteurs ferroviaires et urbains.

Repenser l’expérience de la gare

En s’associant avec les différents opérateurs ferroviaires et politiques qui gravitent autour de l’infrastructure et à des acteurs privés comme Akridge, un promoteur immobilier, Amtrak a développé un projet de 8,5 millions de dollars afin de réinscrire la gare dans l’espace urbain (Meyer, 2015). Deux grands axes sont développés : repenser l’intérieur et l’extérieur de l’infrastructure.

À l’intérieur de la gare, l’enjeu est double. Dans un premier temps, il s’agit de reconnecter les deux pôles de la gare, le sud, centré sur les activités extra-ferroviaires, et le nord, où se concentrent les quais et autres infrastructures de transport (parkings, terminal des autocars). Le projet du Master Plan se décline donc en quatre actions : le développement de nouvelles surfaces commerciales, de nouveaux halls pour accueillir les passagers et le public, de nouvelles voies et quais, le tout permettant l’augmentation des capacités d’accueil (Amtrak, 2012).

4. La transformation de la gare d’Union Station, galerie commerciale actuelle à gauche, projet du Master Plan à droite (Ruggeri, 2015 ; Amtrak, 2012)

4. La transformation de la gare d’Union Station, galerie commerciale actuelle à gauche, projet du Master Plan à droite (Ruggeri, 2015 ; Amtrak, 2012)

Les principaux objectifs de ces transformations sont de supprimer la coupure qui existe actuellement entre le hall nord et le hall sud, tous deux tournés vers deux fonctions très différentes. Le hall sud, qui correspond à l’entrée par la façade historique, est avant tout occupé par les restaurants et commerces donc s’inscrit dans l’architecture originale de Burnham. Le hall nord, aujourd’hui fortement dégradé, permet l’accès aux quais et aux trains, mais la coupure esthétique entre les deux halls est forte. Les nouveaux projets de halls visent donc à repenser l’intégration des différentes fonctions de la gare, tout en rendant l’expérience des usagers plus agréable.

Repenser le lien ville-gare

Les transformations les plus ambitieuses sont imaginées aux abords extérieurs de la gare et permettent d’émettre l’hypothèse d’une gare qui s’ouvre plus largement sur l’espace urbain, voire qui renoue avec l’espace urbain. La situation actuelle est en effet marquée par une coupure urbaine et ferroviaire forte. Au nord de la gare, les voies ferrées forment une véritable frontière, voire une barrière, entre l’Est et l’Ouest de la ville, les deux espaces étant connectés par des ponts. Cette coupure urbaine très forte se double d’une accessibilité au bâtiment de la gare très réduite, voire impossible, par le nord, l’est ou l’ouest. La gare fonctionne de fait comme un véritable îlot isolé de son environnement urbain.

5. Les voies et ponts au nord de la gare ; F Street à l’est de la gare (Ruggeri, 2014)

5. Les voies et ponts au nord de la gare ; F Street à l’est de la gare (Ruggeri, 2014)

Pour reconnecter la gare à son environnement urbain direct, Amtrak envisage donc des aménagements importants. Au sud, il s’agirait tout d’abord de recouvrir les voies afin de créer un parvis d’accès à la gare renommé Burnham Place. La couverture des voies permettrait plus largement de construire des immeubles en hauteur, en jouant sur les air rights. Les air rights désignent le potentiel espace vacant au-dessus d’une infrastructure ou d’un immeuble. Si les villes ont fixé des limites maximales de taille des immeubles, tous les immeubles n’atteignent pas cette hauteur. Lorsque cette limite maximale n’est pas atteinte, il existe alors les air rights, c’est-à-dire du potentiel immobilier qu’un acteur public ou privé peut acquérir afin de construire un immeuble7. Dans le cas d’Union Station, Amtrak entend profiter de ce potentiel non utilisé pour construire 140 000 m2 de bureaux, 9 000 m2 de surfaces commerciales, 1 300 unités résidentielles et 500 chambres d’hôtel (Meyer, 2015). La construction de ce complexe immobilier permettrait alors de penser des accès à la gare par First Street et Second Street, donc par l’Est et l’Ouest, rompant l’actuelle coupure d’accessibilité.

6. La place Burnham et First Street selon le Master Plan (Amtrak, 2012)

6. La place Burnham et First Street selon le Master Plan (Amtrak, 2012)

Ces aménagements ont deux conséquences urbaines majeures qui peuvent sembler contradictoires. La future place Burnham entre dans l’idée d’une monumentalisation des gares, tendance architecturale qui entend faire des gares des monuments urbains iconiques et qui se développe aujourd’hui dans le monde entier (Ménerault, 2009). La construction ou réhabilitation des gares est en effet devenue l’occasion de penser les gares comme des vitrines métropolitaines, à l’aide d’architectes comme Santiago Calatrava, spécialisés dans ce type de projets8. En Europe, ces réhabilitations sont liées à la géographie urbaine héritée du 19ème siècle autour des gares. En effet, les gares offraient une devanture élégante et un quartier plutôt animé, tandis que derrière les gares, les infrastructures et les friches liées au déclin des activités de fret et de l’industrie, laissaient la place à des quartiers en déshérence (Woessner, 2014). C’est bien sur ces espaces que se développent aujourd’hui les projets de réhabilitation et de rénovation et l’exemple d’Union Station rejoint finalement cette dualité de l’infrastructure et de son inscription urbaine. À Washington D.C., le bâtiment historique peut déjà remplir cette fonction patrimoniale, donc il s’agit de renforcer cela par une architecture plus moderne, où les espaces vitrés dominent. Cela entre alors en résonance avec l’une des dimensions historiques des gares, qui ont toujours été des projections urbaines de la modernité (Joseph, 1999).

La seconde conséquence est de rendre la fonction première de la gare, à savoir le transport ferroviaire, invisible. Par ce biais, le transport ferroviaire reprend l’une des caractéristiques classiques des autres réseaux techniques urbains (Star, 1999). La couverture des voies et l’érection de bâtiments de bureaux et commerces pensés sur un modèle que l’on retrouve couramment dans les grandes métropoles a en effet pour conséquence de faire disparaître les voies et les trains. La gare deviendrait alors immatérielle (Riot, 2016), les usages non ferroviaires ou extra-ferroviaires dominant. De fait, alors que l’architecture de l’entrée nord ambitionne d’inscrire ce bâtiment dans le paysage urbain, sa relation à l’architecture technique de la gare, qu’il tend à effacer, pourrait le faire passer pour n’importe quel autre bâtiment. Et c’est bien là l’une des limites des projets spectaculaires de construction/réhabilitation des gares : l’uniformisation architecturale ferroviaire.

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Les limites du projet : le risque d’une uniformisation architecturale et urbaine

L’uniformisation architecturale de la gare n’est pas la seule limite possible. Cette uniformisation peut aussi transparaître dans les espaces commerciaux dans et autour de la gare. Les activités et la valorisation commerciales des gares sont devenues des enjeux économiques majeurs, mais la location d’espaces commerciaux ne semble être accessible qu’aux plus grandes enseignes de restauration ou de vente. Ainsi, dans la gare on trouve actuellement des chaînes telles que H&M ou Starbucks, qui ont les moyens financiers d’une telle localisation. De fait, au-delà du risque d’uniformisation architecturale, le risque d’uniformisation des paysages commerciaux et urbains est réel.

Au-delà de l’abord direct de la gare, la question des effets structurants que la gare peut représenter pour l’espace urbain est à évaluer également (L’espace géographique, 2014). Les acteurs locaux accordent beaucoup d’importance aux gares, qu’ils considèrent comme des faisceaux d’opportunités urbaines (Facchinetti-Manonne et Richer, 2011). Ces opportunités sont appelées les effets structurants des infrastructures de transport et désignent tous les espoirs de développement que les élus locaux attendent d’elles. Ces effets structurants sont les potentiels impacts économiques, sociaux, environnementaux et territoriaux que les infrastructures de transport pourraient générer. L’étude des effets structurants apparaît dans les années 1960 aux États-Unis et 1970 en France, autour des projets autoroutiers (Ruggeri, 2015a). Pour les projets ferroviaires, ces effets structurants attendus sont assez diversifiés : dynamisme économique de la ville grâce à l’arrivée de nouvelles entreprises et nouveaux résidents, développement du tourisme, réhabilitation de quartiers et développement de projets immobiliers. Nous ne nions pas ici l’existence d’effets lors de la mise en service d’infrastructures de transport, mais la recherche a tout de même démontré qu’ils n’apparaissaient pas de façon spontanée et qu’ils étaient souvent conditionnés par l’implication des acteurs locaux (Offner, 1993 ; L’espace géographique, 2014). Si les acteurs locaux s’investissent pour mettre en place des projets urbains qui accompagnent l’arrivée de la nouvelle infrastructure, des bénéfices peuvent alors apparaître, bien que la temporalité de ces effets soit généralement longue, alors que les acteurs locaux politiques, calés sur une temporalité électorale, aimerait que ces effets interviennent à court terme.

Qu’en est-il à Washington D.C. ? L’enjeu et l’espoir des effets structurants sont une réalité, comme dans la plupart des villes concernées par des projets de gare. Cette question se focalise notamment sur le quartier de NoMa (North of Massachusetts Avenue), au nord de la gare. Cet ancien quartier industriel est en pleine réhabilitation depuis une dizaine d’années, entre autres depuis l’ouverture de la station de métro NoMa-Gallaudet U Station, située à une station de métro d’Union Station. Les projets immobiliers ont alors fleuri sur ces anciennes friches industrielles, et le quartier est aujourd’hui l’un de ceux qui affichent la plus forte croissance démographique de la ville, mais ceci s’explique par la quasi absence de résidents dans le quartier jusque dans les années 2000. Le quartier ne comptait en effet qu’un millier d’habitants en 2007, contre 7 000 en 2015. L’essentiel de la requalification du quartier passe par le BID, NoMa Business Improvement District, qui estime que près de 11 000 unités de logements devraient à terme voir le jour dans le quartier (Russell, 2016). Le fait que le redéveloppement de la gare soit avant tout centré sur l’ouverture nord, permettant de reconnecter la gare avec le nord de Washington D.C., pourrait évidemment aider au développement de ce quartier, longtemps réputé comme dangereux.

7. Union Station et NoMa : une réhabilitation urbaine possible ? (Ruggeri, 2016)

7. Union Station et NoMa : une réhabilitation urbaine possible ? (Ruggeri, 2016)

Si les espoirs du BID et des promoteurs immobiliers sont nombreux, la réalité de la vitalité du quartier pose encore question. Tout d’abord, les projets immobiliers sont loin d’être achevés, donnant tout de même l’impression de se promener dans un chantier à ciel ouvert. De plus, si des appartements se sont vendus ou sont loués, le quartier donne encore une impression de quartier fantôme, ressemblant plutôt à un espace urbain désincarné. Les espaces commerciaux ne sont pas encore tous occupés et les résidents avouent que le quartier manque encore de vie et de vitalité (Yates, 2013). Penser et construire un nouveau quartier, même s’il est très bien desservi et accessible, ne crée pas automatiquement de l’urbanité, le quartier manquant encore probablement d’une véritable identité urbaine.

8. Le quartier de NoMa : appartements à louer à gauche, vue depuis la station de NoMa-Gallaudet U à droite (Ruggeri, 2015)

8. Le quartier de NoMa : appartements à louer à gauche, vue depuis la station de NoMa-Gallaudet U à droite (Ruggeri, 2015)

Cet exemple de NoMa illustre finalement peut-être la confusion courante entre attractivité et accessibilité (Bérion, Joignaux et Langumier, 2007). Le développement de projets de transport ambitieux, à l’image d’Union Station ou de la nouvelle gare du métro – les deux étant liés – permet indéniablement aux espaces urbains du nord de Washington D.C. d’être plus accessibles. Toutefois, cette accessibilité n’entraîne pas automatiquement un phénomène d’attractivité, les espaces résidentiels et commerciaux pensés autour des infrastructures ne devenant pas systématiquement attractifs grâce à la présence d’une gare.

Les projets de réhabilitation de la gare d’Union Station sont au croisement d’enjeux urbains et ferroviaires importants aux États-Unis. La question d’une meilleure accessibilité des centres urbains, ainsi que l’amélioration des dessertes ferroviaires du pays sont des facteurs pour comprendre les questions de ségrégation et d’équité territoriale, les quartiers Est de Washington D.C., à majorité afro-américaine, voyant leur composition socio-ethnique évoluer9. Si ces enjeux peuvent sembler majeurs, ils ont étonnement été peu débattus ou abordés pendant la campagne présidentielle de 2016. Alors que l’arrivée d’un nouveau président en 2008 a permis de relancer une politique ferroviaire et a redynamisé les quartiers de gare, la campagne de 2016 ignore le plus souvent les enjeux des transports, tout comme ceux des espaces urbains10. Le renouveau des gares et des enjeux ferroviaires pourrait alors devenir un héritage de la mandature Obama. Un héritage dont Hillary Clinton pourrait se saisir en cas d’élection, la candidate démocrate prévoyant tout de même un budget important pour la modernisation des infrastructures de transport du pays, tandis que la position du candidat républicain Donald Trump sur ce sujet est plus floue, bien qu’elle vise avant tout la réhabilitation et la modernisation des autoroutes, des routes et des aéroports, le transport ferroviaire n’étant presque jamais évoqué11.

CHARLOTTE RUGGERI

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Charlotte Ruggeri est docteure en géographie, associée au laboratoire LVMT de l’Université Paris-Est-Marne-la-Vallée et travaille sur le projet de ligne à grande vitesse en Californie et sur les quartiers de gares aux États-Unis.

charlotte.ruggeri AT gmail DOT com

Illustration de couverture : L’entrée principale de la gare d’Union Station à Washington D.C. (Ruggeri, 2015)

Bibliographie

Amtrak, 2010a, The Northeast Corridor Infrastructure Master Plan, Mai 2010, 178 p.

Amtrak, 2010b, A Vision for High-Speed Rail in the Northeast Corridor, Septembre 2010, 32 p.

Amtrak, 2012, Union Station Master Plan Washington D.C., 28 p.

Baron N. et Roseau N., 2016, « Les gares au miroir de l’urbain », Flux, 2016/1, n°103-104, 1-8.

Bérion, Joignaux et Langumier, 2007, « L’évaluation socio-économique des infrastructures de transport : enrichir les approches du développement territorial », Revue d’Économie Régionale et Urbaine, 2007/4, 651-676.

Facchinetti-Manonne et Richer, 2011, « L’intégration territoriale des gares sur lignes à grande vitesse en France : une approche typologique », Recherche Transports Sécurité, volume 27, n°3, 200-214.

Joseph I., 1999, Villes en gares, La Tour d’Aigues : Éditions de l’Aube, 309 p.

L’espace géographique, 2014, « Les effets structurants des infrastructures de transport », 2014/1, tome 43, 51-67.

Ménerault P., 2009, « Gares ferroviaires et projets métropolitains : une ville en mutation » in PARIS D. & MONS D., Lille métropole, Laboratoire du renouveau urbain, Paris, Parenthèses, coll. La ville en train de se faire, 100-122.

Meyer E.L., 2015, « Union Station in Washington has a grand development plan », The New York Times, 15 avril 2015.

Offner J.-M., 1993, « Les “effets structurants” du transport : mythe politique, mystification scientifique », L’Espace géographique, tome 22, n°3, 233-242.

Puentes R., Tomer A. et Kane J., 2013, A New Alignment : Strenghtening America’s Commitment to Passenger Rail, Washington D.C., Metropolitan Policy Program, Brookings, 30 p.

Riot E., 2016, « Un tournant patrimonial : New York Grand Central (1903-1978) », Flux, 2016/1, n°103-104, 21-31.

Ruggeri C., 2015a, Le projet de grande vitesse ferroviaire en Californie : entre appropriation culturelle, ancrage territorial et restructuration urbain, Thèse de doctorat en géographie, Université de Cergy-Pontoise, 521 p.

Ruggeri C., 2015b, « Repenser la politique ferroviaire aux États-Unis : des projets à plus ou moins grande vitesse », Géoconfluences, accessible en ligne.

Ruggeri C. et Schorung M., à paraître, « L’Obamarail : l’émergence d’une nouvelle géographie ferroviaire aux États-Unis ? », Territoires en mouvement, à paraître.

Russell E., 2016, « NoMa is one of DC’s fastest growing neighborhoods », Greater Greater Washington, 21 janvier 2016.

Star, S. L., 1999, « The ethnography of infrastructure », American Behavioral Scientist, vol.43 (3), 377-391.

Woessner R., 2014, « L’Europe de la grande vitesse ferroviaire, diversités nationaes et logiques métropolitaines », Géoconfluences, accessible en ligne.

Yates C., 2013, « NPR Moves to NoMa, D.C.’s SimCity of Gentrification », The Washington Post, 5 juin 2013.

  1. Le Metroliner est un train qui circule entre Washington D.C. et New York à une vitesse moyenne maximale de 176 kilomètres/heure, mais le manque d’investissement d’Amtrak dans les années 1980 – en raison des coupes budgétaires de l’administration Reagan – empêche toute amélioration du service jusqu’à la mise en place de l’Acela Express. []
  2. Soit des trains circulant à des vitesses moyennes de 250 kilomètres/heure sur une ligne ferroviaire à grande vitesse ou de 200 kilomètres/heure sur une ligne ferroviaire classique (UIC, 2013). []
  3. Cette adaptation peut prendre plusieurs formes : modernisation et adaptation de la taille ou de la hauteur des quais, construction de nouvelles voies souterraines pour que la gare soit traversante et que cela évite aux TGV de rebrousser chemin, adaptation des réseaux électriques, les TGV requérant des courants plus importants (Woessner, 2014). []
  4. De plus, Amtrak publie la même année un autre rapport, le Northeast Corridor Infrastructure Master Plan, qui vise lui à améliorer les infrastructures ferroviaires existantes afin d’augmenter leurs capacités (Amtrak, 2010a). []
  5. Voir Amtrak, 2014, Baltimore Penn Station Station Improvement Program, 4 p. ; Amtrak, 2016, Philadelphia 30th Street Station District Plan, Juin 2016, 190 p. et le site du département des transports du Massachusetts pour Boston. Pour New York, se référer au Master Plan du NEC d’Amtrak (2010a). []
  6. Maryland Transit Administration. []
  7. L’enjeu des air rights est particulièrement important à New York, voir l’article : Finn R., 2013, « The Great Air Race », The New York Times, 22 février 2013. []
  8. Il est à l’origine des gares de Lyon-Saint-Exupéry, de Liège ou plus récemment de la nouvelle station de métro du World Trade Center à New York. []
  9. À l’échelle de la ville, la population afro-américaine a décliné de 11 % depuis le début des années 2000, pour plus de détails : Tavernise S., 2011, « A Population Changes, Uneasily », The New York Times, 17 juillet 2011. []
  10. À propos des enjeux urbains, voir Gay Stolberg C., 2016, « Sparkling and Blighted, Convention Cities Spotlight Ignored Urban Issues », The New York Times, 17 juillet 2016. []
  11. Voir les sites de campagne des deux candidats : https://www.hillaryclinton.com/issues/fixing-americas-infrastructure/ et https://www.donaldjtrump.com/positions/economic-vision []

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