Banlieues françaises / L’espace politico-médiatique de la rénovation urbaine

Solène Gaudin

L’article de Solène Gaudin en PDF


« Media is not only a technology of meaning construction but, more importantly, it is a technology of information transfer. Media functions as an act of communication. It is a chain of practices and processes by and through which geographical information is gathered, geographical facts are ordered and our imaginative geographies are constructed »

Jim Craine, 2007.

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En 2003, lorsque le ministre délégué à la ville, J.-L. Borloo, crée l’Agence Nationale de la Rénovation Urbaine (ANRU), il entend mettre sur le devant de la scène et résoudre « le problème des banlieues » (Tissot, 2005). À grands coups d’annonces médiatiques, ce vaste programme de démolition-reconstruction, qualifié de « Plan Marshall des banlieues »1, présente des moyens et des ambitions jusque-là inégalés pour transformer en profondeur des territoires considérés à la dérive. Douze milliards d’euros sont engagés, 200 000 démolitions de logements annoncées et autant de reconstructions. Le programme national de rénovation urbaine (PNRU) a été explicitement conçu pour s’attaquer à des questions sociales lourdes, régulièrement associées aux banlieues sensibles : concentration de populations paupérisées dans des espaces qualifiés d’espaces de relégation, discriminations liées à la nationalité ou à l’origine géographique, insécurité, mais aussi obsolescence du parc de logements des organismes HLM et enclavement géographique. Pour répondre à ces enjeux, les opérations de rénovation urbaine visent en priorité une action forte sur certains quartiers des grandes villes, – 189 secteurs – présentés comme les archétypes des banlieues faisant souvent la une (Authier, 2007), s’attachant à recomposer la morphologie et le peuplement des territoires considérés. Mais l’engagement massif des municipalités dans le PNRU est aussi symptomatique de la diffusion d’un discours sur les banlieues dont les interventions politiques et les relais médiatiques se sont faits les porteurs. Dans un contexte où le territoire devient le lieu de définition des problèmes (Offner, 2006 ; Devisme, 2007), quelle image des banlieues est construite dans la sphère politique et médiatique, de quelle manière s’exprime-t-elle tout au long de cette période, depuis la mise en place de l’Agence jusqu’à l’aboutissement actuel des opérations ?

À partir d’un travail de prospection réalisé dans quatre quotidiens nationaux (Le Monde, Le Figaro, Libération, La Croix) et deux journaux régionaux (Ouest-France, Le Télégramme), ces derniers étant particulièrement engagés dans le suivi médiatique des opérations, nous entendons montrer comment, au sein des discours entourant la rénovation urbaine, la banlieue, après avoir constitué un « mythe politico-stratégique » (Fourcaut, 1986) né dans les années 1920 autour de la banlieue rouge, est devenue aujourd’hui un « argument politico-médiatique » justifiant le recours à des méthodes radicales et qui dépasse les territoires incriminés. Le corpus représente au total 1 170 articles couvrant la période du lancement des projets (2003) jusqu’à leur réalisation (2013). L’analyse des discours et des représentations qui en émanent s’appuie sur des outils de textométrie afin de faire émerger de ce vaste corpus les thèmes dominants, les occurrences, les associations et les recoupements capables de caractériser finement l’image médiatique des banlieues françaises ainsi que ses implicites. S’il existe des différences de traitement et de suivi des opérations entre les quotidiens, l’objectif ici n’est pas tant de les analyser que de faire apparaître les fondements d’un discours global sur les banlieues et leurs transformations durant ces dix dernières années.

La rénovation urbaine, construire et « déconstruire les discours du problème des banlieues »

Depuis la création de l’ANRU, la rénovation urbaine bénéficie d’une couverture médiatique particulièrement intense qui permet de réactiver un discours sur les banlieues. Nourris par diverses polémiques sur les choix réalisés, le subventionnement des opérations et la pérennité des crédits à engager, les débats ont alimenté les articles et tribunes des médias. À l’origine de cette médiatisation, les montants exceptionnels engagés (6 puis 12 milliards pour un total d’investissement de 42 milliards, tous partenaires comptés) et la frénésie qui entoure « la question des banlieues françaises » depuis quelques années régulièrement citées pour des opérations coups de poings ou des faits divers marquants (saisie de drogue, émeutes urbaines, agression, islamisation) auxquels répondent avec la même véhémence des discours politiques clivants à l’image de la tirade du « Kärcher » lancé par N. Sarkozy en juin 2005 et alors Ministre de l’Intérieur lors d’une visite à la Courneuve.

La banlieue, « emblématique […] d’une collection de symptômes sociaux » (Kepel, 2011), redevient ainsi au début des années 2000 un enjeu politique fort, dans un contexte pré-électoral où les différents sondages d’opinion estiment que la sécurité constitue un thème prioritaire pour 42 % des Français interrogés. De plus, la banlieue fait vendre, dans la mesure où on assiste à une hausse des ventes des hebdomadaires tels que l’Express, Le Point ou le Nouvel Obs quand une couverture est réalisée sur les banlieues et cette tendance ne fait qu’augmenter depuis 19972. Par exemple, Libération est particulièrement segmenté dans la publication des articles traitant de la rénovation urbaine, et de manière globale, accorde une moindre place au sujet puisque seulement 65 articles sont recensés entre janvier 1999 et le 31 décembre 2012, alors que Les Echos débutent la production d’articles sur le sujet dès janvier 1998 et poursuivent le traitement de l’information sur toute la période, ce qui correspond à 282 articles.

Sur le fond, on observe également une différence dans le rapprochement qui est fait entre rénovation urbaine et pauvreté. Régulièrement associés dans les articles de la presse nationale (particulièrement par le journal Le Monde), la pauvreté et les allusions faites à la précarité ou aux manques de ressources des populations concernées sont quasiment absentes de la presse régionale.

Le deuxième facteur explicatif du lien étroit entretenu entre les médias et la banlieue en rénovation est le caractère sensationnel et visuel des opérations envisagées et tout particulièrement des démolitions qui y sont programmées. Celles-ci donnent lieu à des images chocs et à des titres accrocheurs. Mais au-delà des images, il existe au niveau politique un souhait évident de communiquer autour de ces opérations dont la presse s’est faite le relais. Les responsables, toutes sensibilités confondues, développent de véritables stratégies de communication médiatique autour de ces opérations, notamment pour « mettre fin au tabou de la démolition », celle-ci étant présentée comme la seule alternative devant les échecs successifs imputés à la politique de la ville. Ainsi, et dès la fin des années 1990, les articles évoquant les banlieues et les quartiers jugés difficiles font systématiquement référence aux opérations de transformation qui y sont conduites ou projetées et sont l’occasion d’affirmer un discours d’autorité et de fermeté de la part de la classe politique.

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1. Ventilation des articles du corpus « presse nationale et locale » (Gaudin, 2014)

Enfin, pour la presse, le thème devient un marronnier dont elle finira d’ailleurs elle-même par se lasser. La couverture médiatique des chantiers et des opérations ne cesse de décroître tout au long de la période et, hormis les premières grandes reconstructions (dans la région parisienne notamment), les nouvelles constructions sortent de terre dans une relative indifférence médiatique. Localement, la presse régionale ne répond d’ailleurs plus aux invitations et aux conférences de presse organisées par les municipalités. Ce n’est pas seulement le volume des articles qui décroît depuis 2009, c’est également leur taille (moins de signes) et leur position au sein des quotidiens (des encarts en bas de pages intérieures). Le sursaut visible en 2011 et 2012 est essentiellement dû à la fin des travaux engagés et aux premières tentatives d’évaluation des opérations et du PNRU.

Globalement, les quotidiens suivent les mêmes tendances et les mêmes rythmes éditoriaux. Les périodes grisées sur la figure 1 soulignent cependant deux bifurcations. En 2008, la presse locale prend l’ascendant sur la presse nationale en développant un intérêt particulier pour le sujet. À l’échelle des villes de l’ouest de la France couvertes par les deux quotidiens régionaux investis, cela s’explique notamment par la seconde vague de signatures des conventions avec l’ANRU ainsi que les premiers avenants aux conventions. La seconde distorsion est plus marquée et concerne la période récente (2010-2011). Les courbes s’inversent entre la presse nationale qui atteint son plus bas niveau avec le même nombre d’articles publiés sur le thème qu’en 2003 (22) et la presse régionale qui, avec 143 articles, enregistre au contraire son niveau le plus élevé. Dans la plupart des villes engagées dans les opérations de rénovation urbaine, les travaux de démolition arrivent à leur terme (exception faite de certains sites comme Saint-Brieuc ou encore Saint-Malo), vient alors le temps de la reconstruction et de la réalisation des projets qui connaissent une couverture médiatique très inégale.

PNRU et médias : comment parler de la banlieue autrement ?

Ce faisant, le corpus permet de dégager un noyau de représentations communes et multiplie les désignations spatiales de tous ordres : « quartier », « zone », « cité », « banlieue », « secteur », « périmètre », « tours », « grands-ensembles », et donne également lieu à une multitude de qualificatifs. La constance des références spatiales dans les écrits journalistiques a ici des fonctions bien précises car, si aucune appellation n’est satisfaisante, aucune d’entre elles n’est neutre (Avenel, De Singly, [2004] 2010 ; Authier, 2007).

Des distinctions apparaissent cependant, autour du terme « banlieue » notamment qui pénètre inégalement la sphère médiatique nationale ou régionale. Au niveau national, la politique de rénovation urbaine est quasiment systématiquement rattachée au territoire désigné comme banlieue. Mais le terme apparaît aussi au niveau local, car les articles évoquant la rénovation urbaine s’inscrivent dans un registre de politique générale et reflètent l’idée que les banlieues vont (re)devenir une cause nationale. Il s’agit alors moins d’évoquer les caractéristiques ou une description des territoires que les politiques conduites en leur direction. D’ailleurs les banlieues « difficiles » sont à peine distinguées parmi la diversité des formes et des réalités qu’elles recouvrent. Le rapprochement entre les sphères politique et médiatique est ici assez spécifique. Car ce qui est porteur sur le plan médiatique, à savoir une mise en avant des difficultés de ces territoires (en semblant circonscrire les lieux de l’insécurité) ne l’est sur le plan politique que si les articles témoignent d’une action ou d’une réaction de leur part qui dépasse donc le stade du constat ou de l’indignation. Ainsi, depuis le début de la période considérée il est davantage question de rénovation urbaine que des caractéristiques et des attentes des populations locales. Car à travers la mise en place de l’ANRU et le retour de la démolition dans le panel d’interventions possibles, cette dernière a occupé le devant de la scène médiatique. En somme, l’outil a fait disparaître le territoire, à savoir « les quartiers », « les banlieues ». Les deux termes étant in fine associés dans un jusqu’à considérer ces « quartiers d’exil » (Dubet et Lapeyronnie, 1992) comme les espaces en marge de la société, que cette situation soit avérée, potentielle ou fantasmée.

Au niveau de la presse locale, le terme est en revanche quasiment absent et occulté au profit d’une diversité terminologique au sein de laquelle « le quartier », dans sa forme plurielle ou singulière, l’emporte très majoritairement. Sur l’ensemble du corpus, la « banlieue » apparait 471 fois et, parmi ces occurrences, seulement 46 fois dans la presse locale. Il n’en va pas de même d’autres formes urbaines (barres, tours) dont la dénomination révèle une très forte présence dans les articles, particulièrement en ce qui concerne « les tours », trois fois plus citées que le terme « barre », et qui constituent ici une véritable cible des opérations. De manière générale cependant, on observe une faible association du « tout » (la ville, l’urbain) et des « parties » (quartiers, zones, secteurs), ces derniers étant alors souvent décrits comme « des quartiers à part », marqués par un déficit d’urbanité. Cet aspect incite également à considérer « la représentation de la ville à travers sa segmentation » (De Lafargues, 2006 : 40), c’est-à-dire considérant les banlieues comme des territoires faiblement intégrés, voire à l’organisation et au fonctionnement totalement déconnectés de l’environnement urbain. En ce qui concerne les échelles de la gouvernance des opérations, deux niveaux sont plus souvent mentionnés : l’échelle nationale et l’échelle locale, soulignant non seulement la part accordée à l’initiative locale mais également que « l’État a désormais un visage dans les quartiers » (Ouest-France, 18/09/09). Ceci souligne le rôle stratégique de la médiatisation de ces opérations dans la mise en visibilité de l’action publique et de l’engagement des élus.

Dans l’ensemble des articles analysés, il apparaît assez nettement que la référence majoritaire est celle du « quartier » et, paradoxalement, que la presse nationale est plus précise en citant, à l’intérieur des quartiers, le nom des immeubles concernés : « sur Ravel et Presov, deux autres bâtiments situés à La Courneuve et promis à la démolition » (Le Monde, 19/06/2003). Les nuages de mots reliés à la banlieue reflètent par ailleurs des adjectifs souvent péjoratifs qui y sont associés, ainsi les quartiers – en rénovation – peuvent être désignés comme « en difficulté », « sensibles », « difficiles », « défavorisés », « emblématiques », « prioritaires », « populaires » ou dans une moindre mesure « oubliés », « relégués », « déshérités », « repliés ». Ces désignations se retrouvent majoritairement dans la presse nationale entre 2003 et 2004, qui présente des quartiers emblématiques de la rénovation urbaine, parmi « les quartiers les plus dégradés de France » (Le Figaro, 08/06/2004) et dont les difficultés sont décrites de manière brute, par exemple à travers la situation du quartier des « Tarterêts, une ville dans la ville de 10 000 habitants, une poche de misère accrochée aux coteaux de la Seine, coincée entre la Francilienne et le vieux centre de Corbeil » (Libération, 23/09/2006) ou de La Courneuve, « cette ville de Seine-Saint-Denis, connue pour ses tours et ses faits divers » (Libération, 22/04/20011). Les descriptions emploient un vocabulaire relevant de la pathologie urbaine : « Subsiste une verrue dans ce quartier : Balzac […], l’une des deux dernières barres des 4 000, ultime cul-de-sac résidentiel pour les familles les plus en difficulté » (Le Monde, 25/06/2004). Elles associent directement et sans ménagement la morphologie urbaine aux problématiques sociales pour lesquelles la démolition constitue un remède pour des « quartiers moribonds » (Libération, 05/07/2007), celui « pass[ant] par la destruction d’un grand nombre de ces barres “maléfiques” » (Le Monde, 06/12/2003). On retrouve également ces termes employés dans la presse régionale : « Angers au chevet de cinq quartiers » (Ouest-France, 20/12/2004).

Mais s’en tenir à souligner les métaphores misérabilistes de situations décrites avant tout comme exceptionnelles conduirait à occulter une part importante des représentations attachées aux territoires de la rénovation urbaine dans les médias. Si ces articles ont eu comme fonction d’attirer l’attention sur des situations critiques en démontrant l’urgence d’intervenir, ils demeurent minoritaires dans l’ensemble du corpus ainsi qu’au niveau de la presse nationale. D’autres formes, plus répandues mais moins ostensibles, sont révélatrices non pas d’une amplification mais de multiples formes d’euphémisation des situations des quartiers concernés. Cela se comprend dans la mesure où la rénovation urbaine a contribué à une véritable catéchèse nationale à la fois sur les maux et les mots des banlieues difficiles. Cette médiatisation a également contribué à la diffusion du discours et des modes d’intervention qui l’accompagnent y compris dans des territoires qui n’avaient jusque-là pas ou peu intégré les dispositifs de la politique de la ville et qui, pour certains, sont bien éloignés des configurations des banlieues des grandes villes.

Une diffusion des mots/maux dans des territoires sans banlieues

Avec plus de 526 opérations conventionnées, il apparaît aujourd’hui que le succès (politique) du PNRU est largement imputable à sa diffusion en direction de villes petites et moyennes et dans des quartiers dont les caractéristiques sociales et urbaines sont bien éloignées des territoires-cibles annoncés (faible immigration, faible tension sur le marché local, vieillissement, etc.), et reflètent des configurations locales souvent contrastées. Il n’est ainsi pas surprenant que les quotidiens de la presse régionale soient très largement représentés dans le corpus constitué3 . Au niveau des discours politique et médiatique, cette diffusion à l’ensemble de l’armature urbaine française se traduit par différents procédés visant ainsi à atténuer l’image négative renvoyée par ces territoires.

Si les termes et le vocabulaire employés demeurent globalement identiques, l’euphémisation a été une condition de la diffusion des discours médiatique et politique sur les banlieues. Par exemple, le recours administratif qui, bien que faisant l’objet parfois de divers qualificatifs, comme la désignation de « quartier sensible », contient une forme de distanciation vis-à-vis de l’espace cité en usant de la terminologie employée dans le cadre de la politique de la ville ; l’usage des termes « périmètres » ou « secteurs » se rapportent également à cette technique, tout comme l’emploi d’acronymes (ZUS, ZRU, ZFU, GPV, ORU, ZEP etc.). La désignation des lieux au sein des opérations de rénovation urbaine est donc instructive du glissement perceptif et métaphorique qui se joue dans les représentations de l’espace et pouvant conduire à un détournement des problématiques qui s’y posent, justifiant le recours aux opérations de rénovation. Tout comme le recours à ce que les linguistes qualifient de mot absolu (Quarta, 2009). Il s’agit alors de désigner le « quartier » ou bien la « banlieue » sans autre précision. L’apparition seule du mot laissant aussi bien ouvert une interprétation sous-jacente qu’une forme d’impartialité, ce que reflète la figure 2, montrant la faible nodalité du mot « banlieue » avec d’autres formes nominales du corpus – les marqueurs de cofréquences4 étant, exception faite du déterminant, très peu marqués. Il constitue par ailleurs un élément récurrent dans les discours des responsables politiques de l’époque, notamment pour le Premier ministre et la secrétaire d’État à la Ville, ce qui tend à montrer l’association quasiment systématique entre les difficultés – essentiellement de nature sociale – que les opérations de rénovation entendent résoudre et les territoires incriminés, désignés de manière générique comme des banlieues ou assimilées comme telles.

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2. Nuages de mots associés à la « banlieue » dans le corpus presse (Gaudin, 2014)

2. Nuages de mots associés à la « banlieue » dans le corpus presse (Gaudin, 2014)

Sans adjectivisation, le procédé fonctionne également comme une atténuation puisque celui-ci n’est alors pas qualifié de « pauvre » ni de « dégradé ». Par exemple, dans cet extrait, « vingt ans de politique de la ville n’ont pourtant pas résolu la situation des quartiers… » (Libération, 17/12/2005), nul besoin de précision : le lecteur saisit les implicites de cette désignation identifiant les territoires de la géographie prioritaire.

À l’inverse, on retrouve de manière assez fréquente un renvoi elliptique au territoire d’intervention. Soit par un jeu d’échelles permettant de cibler un espace précisément au sein du quartier soit que celui-ci soit intégré à l’ensemble du territoire urbain ou puisse encore évoquer globalement « les territoires de la politique de la ville », « les quartiers rénovés » (Libération, 17/10/2006), ou bien aussi d’englober le projet de rénovation dans le projet urbain : « La rénovation urbaine de la ville se poursuit » (Le Télégramme, 14/10/2010), « À terme, c’est l’image de toute la ville qui va changer » (Le Télégramme, 06/10/2010). Ce faisant, « le quartier » est désigné dans sa globalité et dans une apparente homogénéité qui est bien éloignée de la réalité. Les quartiers, étant le plus souvent composés de complexes mosaïques sociales et spatiales (Kokoreff, 2003), sont bien différents les uns des autres (Vieillard-Baron, 2001). La diversité est ainsi occultée en élargissant et en anonymant les lieux pour parler du « projet d’ensemble de rénovation du quartier HLM » (Le Télégramme, 09/02/2008).

Les procédés d’euphémisation sont encore plus fréquents dans la presse locale. Les quartiers en rénovation sont présentés avec nuance et souvent en ajoutant des éléments positifs : on évoque par exemple « l’image écornée de Kérédern, qui a pâti de quelques faits de délinquance qui éclipsent souvent les nombreuses initiatives positives » (Le Télégramme, 28/06/2003) ; « le quartier de Quéliverzan, avec ses tours rénovées et colorées de belle manière, bénéficie d’une bonne image de marque qui va aller en s’améliorant » (Le Télégramme, 31/10/2003) ; « le quartier souffrait d’une mauvaise image, née dans les années 1990, mais […] la délinquance avait, depuis, quasiment disparue et […] une très grande convivialité régnait sur place » (Le Télégramme, 03/02/2007). Ces descriptions sont donc d’un tout autre registre que les quelques quartiers cités en exemples dans les articles de la presse nationale. Tout au plus évoque-t-on ici « un quartier qui n’a pas la cote » (Le Télégramme, 10/03/2004) et les comparaisons semblent d’ailleurs, aux yeux des journalistes, hasardeuses : « les besoins de Guingamp peuvent en effet faire bien pâle figure face à « l’état d’urgence » proclamé dans les banlieues des grandes agglomérations de l’hexagone. Repli sur soi, fracture urbaine et sociale : les difficultés sont pourtant les mêmes, à moindre échelle […] après l’incendie d’un local à poubelle » (Le Télégramme, 15/11/2005). La presse souligne par ailleurs que ces « quartiers ne sont pas criminogènes » (Le Télégramme, 08/09/2005). La part accordée à ces procédés plus ou moins explicites d’euphémisation des données et des descriptions spatiales relève de ce que l’on peut identifier comme l’apparition d’un « complexe urbain » – particulièrement observable à l’échelle de petites et moyennes villes qui sont entrées relativement récemment dans les dispositifs de la politique de la ville. Celui-ci apparait particulièrement dans la disproportion manifeste entre la manière dont les situations sont décrites et les méthodes radicales employées dans le cadre des opérations de rénovation. Or, pour s’inscrire dans un dispositif dérogatoire et donc exceptionnel de cette envergure, ces villes devaient à la fois s’identifier aux enjeux clairement et fortement affirmés au niveau national tout en faisant davantage valoir au niveau local les capacités d’anticipation des acteurs locaux face à la dégradation réelle ou supposée des secteurs concernés.

Ainsi, même les démolitions ont un caractère atténué. En racontant la démolition de deux tours de 80 logements, un article exprime une « rénovation d’ampleur en douceur » (Le Télégramme, 10/03/2004), y compris lorsqu’il s’agit de parler des habitants « [qui] continuent à être heureux et fiers de vivre dans leur quartier » (Ibidem). Une telle disproportion entre la manière dont les situations sont décrites et les méthodes radicales employées peut surprendre quant aux justifications des choix relayés dans la presse. Celle-ci fait état, dans la majorité des cas, d’un quartier « qui a assez mal vieilli » (Le Télégramme, 20/10/2004), auquel répondent des « démolitions en chaîne, toujours dans l’idée d’améliorer le cadre de vie dans le quartier » (Le Télégramme, 24/08/2006) ou encore, « Le quartier de Kervénanec poursuit sa mue […] dans le souci d’apporter une touche verte dans un quartier très urbanisé » (Le Télégramme, 15/05/2008). L’écart manifeste entre les diagnostics, les difficultés et les solutions apportées sur le terrain – tout comme leur médiatisation – se reflète particulièrement concernant l’aspect sécuritaire qui constituait un des enjeux principaux de l’intervention sur les banlieues et du lancement du PNRU.

Sécurité, insécurité : les mots d’un malentendu

Le registre sécuritaire au sein du corpus – presse nationale et locale – n’est en effet pas directement influencé par les « émeutes de 2005 » et les termes sécurité/insécurité et leurs dérivés restent peu employés jusqu’en 2008. Cette année marque précisément une forte divergence entre les deux corpus. La presse nationale se démarque avec une mise en avant de l’ensemble des termes relevant du registre sécuritaire ainsi que des formes attachées, liée à la mise en place d’une disposition de la loi de la prévention de la délinquance du 5 mars 20075 en amont des projets de constructions et d’aménagement. Celle-ci vise la mise en œuvre d’un urbanisme de prévention rendant obligatoire la conduite d’études de sécurité publiques pour les projets les plus sensibles. Une convention a été signée liant l’ANRU au bureau du conseil en sécurité urbaine et au ministère de l’intérieur pour intégrer ces mesures. La presse locale ne relaie pas cette information dans le cadre du suivi des opérations engagées, par exemple les deux seules occurrences des termes dans Le Télégramme cette année-là sont attachées aux conditions de circulations routière et piétonnière.

L’année 2010 est marquée par une progression importante du registre sécuritaire dans l’ensemble du corpus, avec notamment les violences intervenues à Grenoble en juillet qui ont entraîné le décès d’un jeune homme dans une fusillade avec la police, suivies de l’annonce par le président de la République de l’époque, Nicolas Sarkozy, « d’un tour de vis sécuritaire contre les « voyous » » (Le Monde, 27/10/2010), et également les débordements à Lyon en marge des manifestations contre la réforme des retraites au mois d’octobre. Mais, malgré ces épisodes, on remarque que l’emploi des termes s’y rapportant dans la presse nationale vise a contrario à souligner « l’embellie sécuritaire » (La Croix, 11/02/2010) que connaissent les quartiers en rénovation. Les articles notent le renforcement prévu des forces de police au sein des quartiers, bien que les habitants rappellent, dans la presse locale notamment, « qu’il n’y a pas de sentiment d’insécurité » (Ouest-France, 27/05/2010) à leur niveau. Il existe donc un réel décalage entre d’une part l’idée communément admise de rapprocher les discours sécuritaires des quartiers d’habitat social et, sui generis, le traitement médiatique de ces quartiers (Bichot, 2010 ; Anache et Volkwein, 2006; Landauer et Delhome, 2000), les uns justifiant la mise en place des autres, et, d’autre part, la réalité du rapprochement des thèmes opéré dans les discours médiatiques.

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3. Ventilation du thème de l’insécurité à partir des termes et du registre sécuritaire dans le corpus presse (Gaudin, 2014)

3. Ventilation du thème de l’insécurité à partir des termes et du registre sécuritaire dans le corpus presse (Gaudin, 2014)

Ceci est particulièrement visible sur la figure 3 représentant la thématisation sécuritaire élargie6 et qui reflète plus fidèlement les événements ayant donné lieu à un regain sécuritaire et à une plus vaste couverture médiatique (émeutes, violences, déclarations, CLS, faits divers, etc). On remarque ainsi, dans la seconde partie de la figure 3, que l’emploi des termes varie assez nettement selon les titres de la presse nationale et par rapport à la presse régionale, cette dernière étant à l’échelle du corpus relativement peu inscrite dans la thématique.

La plupart des travaux conduits sur les discours attachés aux « quartiers » sensibles ou difficiles à partir de la presse (Sedel, 2009 ; Authier, 2007 ; Garcin-Marrou, 2007) soulignent le rôle d’amplificateur des événements – notamment sociaux – qui s’y déroulent. L’analyse de ce corpus montre a contrario que le relais médiatique du suivi des quartiers en rénovation n’a pas suscité une forme de radicalisation ou de stigmatisation comme cela peut être le cas sur certains sujets d’actualité (Awan, Hoskins et O’Loughlin, 2011). Le traitement de l’information s’est focalisé sur les dimensions opérationnelles et techniques et a conduit à normaliser le discours sur l’intervention dans les quartiers de la politique de la ville ainsi que le recours à la démolition. Le filtre médiatique a contribué à forger un discours de légitimation et de « bonnes raisons » (Boudon, 1969) à intervenir sur ces territoires, reposant moins sur leurs caractéristiques intrinsèques et leurs évolutions que sur les formes de l’action – voire de la force – publique qui s’y déploient. En présentant l’ampleur des opérations et leur caractère globalisant mais aussi mélioratif voire novateur, les médias ont participé également à la diffusion du PNRU dans des contextes parfois assez éloignés des territoires-cibles initiaux. En évoquant dans des termes proches et peu polémiques l’ensemble des situations et des opérations, les médias ont facilité une forme de lissage et d’homogénéisation de la question de la rénovation urbaine et de ses territoires, rendant le mode opératoire légitime et global.

 

L’analyse de ce double corpus (presse nationale et presse locale) permet de faire émerger un socle commun et de souligner que, derrière les mots employés et les pré-discours (Paveau, 2006) identifiables et globalement convergents sur les banlieues et leurs difficultés, les représentations sont complexes et parfois même contradictoires. Ces résultats montrent également une « forme de malentendu bien entendu » (La Cecla, 2002), dans le recours à la banlieue et à la rénovation urbaine comme argument politique apte à légitimer les actions et les opérations mises en œuvre. La force de conviction du discours politico-médiatique l’emporte ainsi souvent sur les caractéristiques et les enjeux locaux des villes et des quartiers justiciables de ces interventions. Le changement attendu et auto-proclamé à l’issu du PNRU permet également d’asseoir la réussite (elle-même annoncée) des opérations dont l’ensemble des organismes ayant en charge leur évaluation reconnaît par ailleurs la difficulté voire l’impossibilité à mesurer réellement ses effets. Cette forte médiatisation du PNRU et de la transformation réelle ou supposée des territoires concernés marque le développement – et la performativité – d’un urbanisme fictionnel dans lequel la mise en mots et la mise en récit des opérations interagissent avec comme objectif une accentuation des régimes de visibilité de l’action urbaine et que « le problème des banlieues » a contribué à forger.

SOLÈNE GAUDIN

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Solène Gaudin, Maître de conférences en Géographie à l’Université Rennes 2 – UMR CNRS ESO 6590. Elle travaille principalement dans le cadre de ses recherches sur les politiques de renouvellement urbain dans les villes européennes, le développement local et les dynamiques socio-urbaines dans les villes moyennes en questionnant les formes, les échelles et les instruments de l’action publique territoriale. Elle a notamment publié récemment : Gaudin S. & Harismendy P. (dir..), 2013, Vivre la rénovation urbaine, les nouvelles pratiques d’habiter, Saint-Brieuc, Actes des Rencontres urbaines de Mazier, Corlet éditions, 221p ; Houllier-Guibert C-E & Gaudin S., 2014, « Le renouvellement urbain d’espaces populaires dans les villes bretonnes : entre acceptabilité, normalisation et contradictions », In Hubert M., Raynaud M.M., Lewis P., 2014, Les grands projets urbains. Territoires, acteurs et stratégies, Montréal, Les Presses universitaires de Montréal & Observatoire Ivanhoé Cambridge, 115-136 ; Gaudin S., 2014, « Concerter et décider : cherche habitants désespérément. Vers une politique de rénovation urbaine « post-discursive » ? », In Desponds D., 2014, Les habitants, acteurs de la rénovation urbaine, Rennes, PUR, 112-131

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Image de couverture : Saint-Brieuc (22), quartier Croix Lambert, (Gaudin, avril 2012)

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Bibliographie

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  1. Initialement formulée par J. Chirac en 1995, l’expression a ensuite été employée par N. Sarkozy lors de sa campagne électorale en 2007 avant d’être très largement repris dans les médias lors des opérations de lancement du PNRU. []
  2. Selon l’INA Stat (n°13/2009) les faits divers les concernant, de préférence catastrophiques, sont ainsi davantage couverts, dans un ratio allant de 1 à 3 par rapport à une information de nature politique []
  3. Y compris au niveau de la région Bretagne qui, bien que ne représentant que 2 % du budget du PNRU, comporte autant d’articles sur le sujet que la Région Rhône-Alpes. []
  4. C’est-à-dire de termes qui sont fréquemment associés dans une même phrase avec une fonction de liaison ou d’association. Le calcul des poly-cooccurences reprend ces associations en recherchant la présence de ces formes au niveau de l’ensemble des articles composant le corpus. []
  5. Cette loi, centrée sur le traitement de la délinquance des mineurs, intègre également des mesures concernant les violences conjugales, les infractions sexuelles et la consommation de drogues. Le maire devient l’animateur essentiel de cette politique. Dans les communes de plus de 10 000 habitants, il devient obligatoire de constituer un Conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance. []
  6. Pour réaliser cette courbe, nous avons élargi la prospection dans l’ensemble du corpus en constituant un lexique à partir des mots et termes relatifs à l’insécurité et au discours sécuritaire par exemple : peur, sécurité/sécuritaire, violence, insécurité, police, CRS, délinquant/ance, etc. []

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