Lu / La Ville vue d’en bas, une lumière sur Roubaix

Sophie Blanchard

Le Lu de Sophie Blanchard au format PDF


Dans le film Roubaix une lumière, sorti en 2019, Arnaud Desplechin retrace une enquête policière autour d’un crime sordide qui a pour cadre les courées roubaisiennes, marquées par la misère, le chômage, la solitude et la délinquance. Les auteurs de La Ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire, rassemblés sous le nom de Collectif Rosa Bonheur, portent un tout autre regard sur ces quartiers mêlant petites maisons ouvrières et espaces industriels. Leur étude porte sur le travail des classes populaires, et plus précisément sur ce qu’ils nomment « travail de subsistance », à partir d’une enquête de terrain menée plusieurs années durant par un groupe de chercheurs. Sous le nom de Collectif Rosa Bonheur se rassemblent une demi-douzaine de chercheurs pour la plupart basés à l’Université de Lille, cinq sociologues (Anne Bory, José-Angel Calderón, Blandine Mortain, Juliette Verdière et Cécile Vignal) et un géographe-urbaniste (Yoann Miot). Ils se fondent sur une définition extensive du travail inspirée des analyses de l’économie populaire de subsistance et du travail informel dans les Suds. Par « travail de subsistance », les auteurs désignent à la fois le travail de reproduction, à savoir le soin aux personnes, les courses, la cuisine et le ménage, la gestion des budgets et des démarches administratives, et un travail productif souvent plus ou moins informel de réparation automobile, réhabilitation de logements, livraison de nourriture ou coiffure. Cette notion leur permet de montrer que les personnes qui se trouvent aux marges ou en dehors de l’emploi ne sont pas « inactives » et qu’il existe des espaces de forte intégration sociale aux marges du salariat. L’objectif de cet ouvrage est donc de montrer comment le travail de subsistance contribue à la production de l’espace urbain des classes populaires. Les auteurs lisent l’espace urbain et les liens qui s’y tissent au prisme du travail des habitants, au rebours d’une vision récurrente des quartiers populaires vus comme des « quartiers d’exil » où dominent le chômage et l’exclusion (Lapeyronnie, 1992). Ils mettent en avant la « centralité populaire », c’est-à-dire la capacité des habitants à valoriser les lieux-ressources permettant l’accès au travail, aux commerces, ethniques notamment, et aux formes de sociabilités locales, plutôt que la relégation des espaces urbains désindustrialisés, à partir d’une enquête ethnographique menée dans les quartiers populaires de Roubaix. Il s’agit de voir la ville « d’en bas », dans le contexte particulier de la ville la plus pauvre de France.

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Une enquête collective dans les quartiers populaires de Roubaix

Les auteurs font le choix d’une approche localisée et monographique : l’introduction présente le contexte économique et social de Roubaix et les grandes inégalités sociales qui caractérisent la ville, et revient sur son histoire ouvrière ainsi que sur la désindustrialisation qui la touche de plein fouet, au point d’en faire un modèle de la ville post-fordiste. Roubaix a été l’objet de nombreuses études (David et al., 2006 ; Cossart et Talpin, 2015) ; la ville est ainsi appréhendée dans ce texte comme un « laboratoire des sciences sociales ». C’est dans ce modèle économique de ville post-industrielle marquée par le déclin économique et démographique, le déclin du salariat, le chômage et l’inactivité, que s’ancrent les analyses du travail de subsistance des classes populaires menées dans cet ouvrage. L’enquête met l’accent sur plusieurs activités, fortement genrées, développées dans les quartiers ouvriers anciens transformés en périphéries : la réparation automobile et le travail de réhabilitation des logements, travaux masculins qui se déroulent dans la rue et dans les logements, et dans la sphère féminine, le travail informel de coiffure ou de cuisine et le travail de reproduction.

Les auteurs mettent en œuvre une démarche inductive, fondée sur une approche ethnographique nourrie d’observations et d’entretiens auprès de plus de deux cents personnes. L’annexe méthodologique placée en fin d’ouvrage apporte un éclairage sur les conditions de ce travail collectif de longue haleine, mené de 2010 à 2019, autour d’une enquête de terrain qui s’est déroulée entre 2011 et 2015. Dans le déroulement même de l’étude, le travail a été mené collectivement, au moyen d’enquêtes localisées et thématisées faites souvent en binôme, partagées avec le reste du groupe sur un blog et lors de réunions régulières. Le choix d’un nom collectif, à l’instar du Collectif Onze, groupe de onze sociologues qui a publié une étude sur le traitement judiciaire des séparations conjugales (2013), est une pratique peu répandue et militante : les auteurs affirment leur volonté de résister à l’individualisation des modes de recherche et d’évaluation.

Le propos s’appuie très largement sur des récits extraits du journal de terrain, qu’il s’agisse de comptes rendus de moments de l’enquête, comme l’analyse d’un couscous collectif organisé dans un centre social pour financer un projet de voyage (p. 161-163), d’observations de situations et de lieux d’enquête, ou de portraits. Les différentes parties de l’ouvrage s’ouvrent en effet sur des portraits qui sont l’occasion de retracer des trajectoires familiales et professionnelles de personnes des classes populaires, des parcours de vie. L’introduction commence ainsi par le portrait de Youssef, mécanicien auto. Ces portraits sont complétés par des descriptions très fines de paysages urbains qui sont autant de portraits de quartiers, dans lesquels transparaît une grande attention aux lieux, à l’échelle du quartier comme à l’échelle du domicile des personnes enquêtées.

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Une analyse des quartiers populaires centrée sur le travail de subsistance

L’ouvrage est structuré en quatre chapitres, consacrés successivement à la caractérisation des personnes enquêtées comme des travailleurs pauvres et à la définition du travail de subsistance (chapitre 1), à la production d’une centralité populaire (chapitre 2), à la morale et aux liens de réciprocité dans le travail de subsistance (chapitre 3), et aux liens entre l’encadrement du travail des classes populaires et le contrôle voire la captation de leurs espaces (chapitre 4).

Ce livre s’inscrit dans une longue tradition d’enquêtes sociologiques sur des quartiers populaires, mêlant sociologie urbaine, sociologie du travail et sociologie de la famille. Cette dernière apparaît au fil de l’ouvrage comme un élément fondamental des relations sociales et des relations de travail à l’échelle du quartier : l’importance des réseaux familiaux et la grande proximité résidentielle avec la parenté permettent ainsi d’identifier une logique de « maisonnée » (Weber, 2013). La centralité de la famille est récurrente dans les analyses sociologiques des quartiers populaires ; elle se retrouve notamment dès les travaux menés par M. Young et P. Wilmott (2010) dans un quartier ouvrier de l’est de Londres au début des années 1950. Ce texte, paru en Grande-Bretagne en 1953, met en lumière l’importance des réseaux de parenté, et singulièrement le rôle des mères, dans l’organisation sociale du quartier. En faisant ressortir le rôle de la famille et du travail et en valorisant la centralité, La Ville vue d’en bas prend à rebours la figure du ghetto et valorise au contraire la notion de « capital d’autochtonie » (Renahy, 2010), notion qui désigne les ressources matérielles et symboliques, fondées sur la notoriété, issues de l’appartenance à un groupe social localisé, et qui découle d’un ancrage résidentiel et intergénérationnel fort. Le propos se démarque résolument d’une analyse des quartiers populaires focalisée sur la misère que les enquêtes sur les classes populaires mettent parfois au premier plan. La misère du monde, vaste enquête sur les habitants des grands ensembles dirigée par P. Bourdieu (1993) au début des années 1990, fait ainsi apparaître au fil de multiples récits de vie la « misère de position » des habitants des quartiers populaires. Sans nier la pauvreté et la relégation spatiale et sociale que subissent les habitants des quartiers populaires de Roubaix, les auteurs choisissent de se focaliser sur les centralités populaires ; ils analysent ainsi le quotidien des habitants et la production de l’espace urbain au prisme du travail.

Ce regard sur la ville post-fordiste s’attache notamment à la production de l’espace des classes populaires par elles-mêmes, et accorde une grande attention aux lieux du travail de subsistance. Les quartiers populaires enquêtés se caractérisent par l’imbrication entre un espace industriel souvent réduit à l’état de friche et un espace résidentiel, le long de rues d’immeubles-ateliers où alternent ateliers, entrepôts, et petites maisons individuelles dans les courées. L’imbrication entre espaces de travail et espaces résidentiels transforme la rue et le voisinage en supports de relations de travail et d’échanges économiques, notamment dans le cadre de la réparation automobile dans les garages clandestins, mais aussi dans la coiffure pratiquée à domicile, ou encore dans le cadre du travail de réhabilitation des logements. L’habitat et la production du logement sont des fils conducteurs de l’étude, dans un contexte où l’offre de biens immobiliers peu chers et accessibles est très abondante, et où une bonne partie des logements du parc privé est considérée comme potentiellement indigne, tout particulièrement dans les anciennes maisons ouvrières divisées en petits appartements. Les auteurs soulignent également l’importance du petit commerce, ethnique notamment, des marchés alimentaires et des marchés aux puces dans ces quartiers ouvriers. L’espace urbain roubaisien, marqué par une forte ségrégation socio-résidentielle, est l’objet de politiques de rénovation urbaine dont les effets sur les centralités populaires sont largement négatifs, tant ils mettent en question l’occupation populaire et immigrée de l’espace local dans les quartiers ouvriers.

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Ancrages, mobilités et trajectoires dans les quartiers populaires d’immigration

Tout au long de l’ouvrage transparaissent les effets des rapports sociaux de genre, de race et de classe sur le travail de subsistance et les mobilités dans les quartiers populaires. Les rapports de genre établis au sein des classes populaires enquêtées reposent sur une répartition genrée des tâches, avec des travaux et activités féminins et masculins clairement identifiés, répartition qui semble largement acceptée par les enquêtés. Les rapports sociaux de race sont aussi un paramètre important pour comprendre les positions sur le marché du travail et la nécessité du travail de subsistance. Les deux tiers des personnes enquêtées sont racisées, les neuf dixièmes d’entre elles étant d’origine maghrébine, dans une ville qui a connu une importante immigration algérienne. Or les discriminations raciales à l’embauche sont très importantes ; cela produit une racialisation de la question sociale et des formes de division ethno-raciale du travail, que les auteurs lisent dans le contexte d’une histoire migratoire postcoloniale. Ils avancent donc l’idée que « la pauvreté a une « couleur » à Roubaix » (p.130). L’enquête met aussi au jour un contexte de répression des usages populaires de la rue et d’invisibilisation des pratiques des classes populaires immigrées d’Afrique du Nord, qui se traduit par exemple par l’interdiction des manifestations de rue lors des matchs de football de l’équipe d’Algérie ou les jours de fête du Ramadan.

Si le quartier est un nœud des mobilités quotidiennes et résidentielles pour les classes populaires, immigrées notamment, c’est aussi un lieu de mobilités à d’autres échelles. Outre l’expérience familiale des migrations, les mobilités vers les pays d’origine, pour passer l’été « au bled » en famille par exemple, et des mobilités de loisir, vers Bruxelles et le bord de mer notamment, renforcent l’idée que ces quartiers populaires, qui créent des centralités pour des populations dont l’ancrage local est fort, ne sont pas des espaces d’enfermement ni de ghettoïsation. Comme le mettent en évidence les travaux de S. Fol (2009), si les ressources de proximité jouent un rôle essentiel dans les mobilités quotidiennes des ménages pauvres, les classes populaires ne sont pas pour autant immobiles. On retrouve aussi dans cet ouvrage l’importance cruciale de la voiture et de son entretien pour les ménages pauvres, analysée lors d’une enquête sur le travail des précaires par Y. Jouffe (2014), ici dans le cadre de tactiques liées notamment aux achats du quotidien, pour lesquels les femmes jonglent entre différents magasins parfois très éloignés et des distributions d’aide alimentaire. Au-delà des mobilités, l’enquête laisse aussi entrevoir des trajectoires professionnelles complexes et hachées, aux marges du salariat. Nombre de femmes interrogées au cours de l’enquête ont ainsi travaillé dans le secteur des soins à la personne avant de se consacrer à leur famille. Les trajectoires familiales, de déclassement ou d’ascension sociale, sont également largement évoquées, en particulier la mobilisation des familles pour le devenir scolaire des enfants, qui engendre des stratégies scolaires diversifiées, souvent fondées sur des formes d’évitement. Un élément majeur enfin, est mis en avant tout au long de cet ouvrage : l’importance de la dignité et de la respectabilité (Skeggs, 2015) aux yeux de ces habitants des quartiers populaires qui mettent au premier plan le travail bien fait, auquel ils accordent des qualités morales, renvoyant ainsi à une culture du travail très ancrée dans les milieux populaires.

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La Ville vue d’en bas est donc un ouvrage essentiel sur les quartiers populaires, appuyé sur un travail de terrain très riche. Ce portrait des classes populaires de Roubaix centré sur le travail met en valeur les capacités d’organisation, de débrouille et d’innovation de populations qui sont souvent présentées comme les victimes de la crise et de la relégation. Les quartiers populaires apparaissent alors comme des espaces de travail et d’inventivité, caractérisés par des formes de solidarité, notamment familiales, sans occulter les difficultés que peuvent rencontrer leurs habitants ; les auteurs montrent en quoi il est intéressant de les voir comme des espaces de travail plutôt que comme des espaces « à rénover ». On peut néanmoins regretter l’absence d’illustrations, singulièrement de cartes qui auraient pu donner la mesure de la ségrégation résidentielle roubaisienne. La caractérisation souvent vague des quartiers enquêtés, en dépit d’analyses de paysages précises et documentées, pose la question des limites de l’anonymisation des lieux, tout spécialement dans l’exercice de la monographie localisée. Le relatif effacement des enquêteurs, qui saisissent des portraits très vivants mais se mettent peu en scène, s’il ne donne pas lieu à un regard réflexif sur les conditions de l’enquête et les effets produits par la présence des enquêteurs, permet enfin de donner la parole à ces « inactifs » qui travaillent sans relâche, qu’ils ou elles réhabilitent des logements, tiennent des garages clandestins ou assument le travail reproductif au sein de leurs foyers.

SOPHIE BLANCHARD

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Sophie Blanchard est maîtresse de conférences en Géographie à l’Université Paris-Est Créteil et membre du Lab’Urba. Elle travaille sur les inégalités sociales, les mobilités et les rapports de genre en banlieue parisienne.

sophie.blanchard@u-pec.fr

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Références de l’ouvrage : Collectif Rosa Bonheur, 2019, La ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire, Paris, Éditions Amsterdam, 227 p.

Couverture : Une rue de Roubaix dont la rénovation est programmée, illustration de l’article de C.-O. Bourgeot, « Roubaix : Pourquoi 2018 va rendre la rénovation du Pile un peu plus visible », La Voix du Nord, 16/01/2018.

Bibliographie

Bourdieu P., 1993, La misère du monde, Paris, Seuil, 954 p.

Collectif Onze, 2013, Au tribunal des couples, enquête sur des affaires familiales, Paris, Odile Jacob, 309 p.

Cossart P. et Talpin J., 2015, Lutte urbaine. Participation et démocratie d’interpellation à l’Alma-Gare, Paris, Éditions du Croquant, 346 p.

David M., Duriez B., Lefebvre R.et Voix G. (dir.), 2006, Roubaix, 50 ans de transformations urbaines et de mutations sociales, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 296 p.

Fol S., 2009, La mobilité des pauvres. Pratiques d’habitants et politiques publiques, Paris, Belin, 262 p.

Jouffe Y., 2014, « La mobilité des pauvres. Contraintes et tactiques », Informations sociales, vol. 182 n°2, 90-99.

Lapeyronnie D., 1992, Les quartiers d’exil, Paris, Seuil, 258 p.

Renahy N., 2010, « Classes populaires et capital d’autochtonie. Genèse et usage d’une notion », Regards sociologiques, n°40, 9-26.

Skeggs B., 2015, Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire, Marseille, Agone, 422 p.

Weber F., 2013, Penser la parenté aujourd’hui. La force du quotidien, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 264 p.

Young M. et Wilmott P., 2010, Le village dans la ville. Famille et parenté dans l’Est londonien, Paris, PUF, 188 p.

Filmographie

Desplechin A., 2019, Roubaix, une lumière, Le Pacte, 119 minutes.

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Pour citer cet article : Blanchard S., 2020, « Lu / « La Ville vue d’en bas, une lumière sur Roubaix », Urbanités, en ligne.

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