Lu / Lille bling-bling / Lille indigne : les (pro)positions sociologiques du collectif Degeyter

Nicolas Canova et Claire Tollis

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Très à propos dans la lignée des travaux présentés dans la revue Urbanités, Sociologie de Lille1, parue en 2017 aux éditions La Découverte, propose une analyse approfondie et critique du territoire métropolitain nordiste. Le collectif nommé Degeyter, en référence au compositeur éponyme de L’Internationale, rassemble neuf enseignants-chercheurs sociologues, politistes et géographes principalement lillois. L’ouvrage de 114 pages met en tension le discours officiel, qui promeut la « bifurcation tertiaire » de l’agglomération lilloise, avec des réalités territoriales très contrastées. En effet, le collectif interroge « cette métamorphose aux accents consensuels, en la plaçant dans l’histoire récente du territoire » (p.4). Pour cela, les chercheurs reviennent sur les processus qui ont conduit l’une des régions européennes les plus dynamiques à une phase de désindustrialisation massive induite par la transition postfordiste et néolibérale. La spécificité de cet ouvrage est d’éclairer cet espace-temps si particulier d’un regard éminemment critique. De cette façon, l’identité du collectif de recherche se révèle, adoptant une problématique axée sur le hiatus persistant entre d’une part ce qu’il se pense, ce qu’il se dit et ce qu’il se fait d’un territoire et d’autre part ce qu’il se vit dans les différents espaces qui se superposent : « affirmer que tout a changé n’est-il pas une manière d’occulter des inégalités réactualisées par la reconversion tertiaire, qui se manifeste par la persistance du chômage et de la pauvreté, mais aussi par les formidables accumulations de richesse propres à cet espace ? » (p.4)

L’ouvrage se compose de six chapitres : d’abord, le passé industriel de l’agglomération est mis au jour via l’empreinte qu’il laisse jusque dans la tertiarisation du territoire ; ensuite, le processus de métropolisation est analysé, notamment le rôle qu’il joue dans cette reconversion ; puis le lien entre le marché du travail et la ségrégation socio-spatiale est abordé ; suit une étude du rôle des services éducatifs et scolaires dans la production des inégalités ; puis se pose la question politique du devenir de ce « bastion socialiste » ; pour finir, l’ouvrage examine le potentiel du levier culturel sur lequel se fonde l’un des paris lillois en matière de développement territorial.

Un ouvrage engagé et efficace

« Parmi les agglomérations françaises de plus de 250 000 habitants, hors région parisienne, celle de Lille est aujourd’hui la plus ségrégée » (p. 4-5)

Fortunes et infortunes de la tertiarisation

L’ouvrage plonge directement le lecteur dans le bain (froid) des données collectées sur le terrain lillois, ce qui permet de comprendre explicitement la spécificité de cette métropole : elle est composée tout à la fois de grandes villes-usines (comme Roubaix) et de villes résidentielles bourgeoises (telle Marcq-en-Barœul). On apprend que six quartiers sur dix de la commune de Lille font partie des « quartiers prioritaires » des politiques de la ville ou encore que Roubaix est la « grande ville la plus pauvre du pays » alors qu’elle « jouxte les communes de Croix, Marcq-en-Barœul et Bondues, où le nombre des contribuables concernés par l’impôt sur la fortune [ou sa disparition] atteint des records » (p.5). Lille est « la deuxième ville de province la plus chère de France pour les loyers dans le parc privé » (p.5). Comment en est-on arrivé là ?

Immédiatement, le rappel de l’histoire industrielle et de l’origine des inégalités permet aux auteurs de poser les jalons de leur sociologie. Comprendre cette genèse est crucial pour saisir les inégalités actuelles. À la fin du XIXème, la classe ouvrière représente 60% de la population mais ne possède que 0.26% des richesses (p.11). Cela conforte les propos d’Engels lorsqu’il disait que « la filature fabrique du fil et des pauvres ». Mais c’est surtout le processus de désindustrialisation, quand « d’une industrie de main-d’œuvre, le textile devient une industrie de capitaux », (p.22) qui sert de levier à l’argumentaire. Ce tournant montre les capacités des élites locales à investir le champ de l’économie capitaliste. De la spécification industrielle de quelques familles du Nord naissent La Redoute, Les Trois Suisses, le groupe hôtelier Accor, Castorama, Bonduelle, Cofidis, Axa, Auchan… L’exemple de ce dernier, propriété du groupe Mulliez (du nom d’une grande famille locale) montre le potentiel concentrationnaire des actifs financiers issus de l’industrie dans la diversification des activités tertiaires, puisque le groupe contrôle également « Flunch, Leroy-Merlin, Kiabi, Pimkie, Decathlon, Kiloutou, Norauto ou encore Picwic » (p.25). Il apparait donc, selon les auteurs, « abusif de parler uniformément de crise du textile » alors que « les maîtres du Nord ont su particulièrement bien tirer leur épingle du jeu » (p.25).

Quand la ville servicielle crée des villes servantes

Dans la métropole lilloise, la tertiarisation n’a pas eu les mêmes effets qu’à Toulouse ou à Lyon. Elle a participé à reproduire les inégalités car la plupart des emplois créés sont très peu qualifiés. Les emplois sont précaires et ne sont pas encadrés comme ont pu l’être ceux de l’industrie, avec notamment le grand rôle joué par les syndicats d’alors, très puissants. La sécurité de l’emploi mais aussi dans l’emploi s’est fragilisée. Beaucoup de droits se sont perdus. Enfin, les emplois « haut de gamme » créés ne sont pas occupés par la population locale en demande d’emploi, mais par des cadres qui migrent dans l’agglomération. 

Une critique des politiques publiques

Nous retrouvons dans le texte les marques d’un engagement social caractéristique de la sociologie contemporaine : les auteurs mettent en cause les politiques volontaristes d’exclusion. Sont notamment illustrés le contrôle policier abusif, la prolifération des arrêtés municipaux inégalitaires, l’exclusion de populations ciblées telles que les Roms ou encore la faible représentation de certaines populations dans les conseils municipaux. Ces cas participent à dénoncer la marginalisation et l’iniquité des conditions de vie à Lille. En montrant, parallèlement, le poids de l’économie alternative familiale et locale, celui du travail de subsistance et des ressources socioculturelles que représentent les quartiers et lieux de vie, les auteurs engagent le dialogue avec les différentes facettes « productives » d’un seul et même espace considéré comme territorial.

On voit assez bien que le socialisme lillois n’est pas à l’image du « bastion » (p.82) que l’on pouvait en avoir. Bien que Martine Aubry semble être « installée », l’effritement de son électorat et le constat que font les auteurs des échecs relatifs de sa politique socialiste témoignent d’une fragilité certaine. D’ailleurs, faisant écho à l’actualité politique, l’exemple lillois montre en quoi le socialisme lui-même a pu s’éloigner aujourd’hui de ces principes d’origine : les auteurs montrent comment le clientélisme et les arrangements partisans ont, entre autres problèmes de la gestion socialiste, freiné la politique de la ville en ce qu’elle aurait pu être plus égalitaire.

La fête est finie

L’ouvrage examine plus particulièrement le développement culturel, perspective nouvelle qui est ramenée ici à un « storytelling » ou à une « réecriture de la ville » ; voire carrément dénoncée comme un « cheval de Troie de la gentrification » (p.108).

Sous l’égide du Comité Grand Lille, présidé alors par Bruno Bonduelle (dirigeant de l’entreprise éponyme), un groupe de travail dirigé par le PDG des Trois Suisses obtient l’attribution de Lille Capitale Européenne de la Culture. L’oubli de la question territoriale, notamment la mise à l’ombre des cultures populaires – en dépit du « vivre-ensemble » alors défendu par Aubry – sont soulignés par les auteurs. En s’appuyant sur le travail d’un collectif (anonyme) qui a publié La fête est finie pour dénoncer ce déni de démocratie, les auteurs illustrent pleinement leur propos, toujours limpide.

Le collectif livre tout au long des pages une analyse acerbe, engagée et engageante. Les arguments sont convaincants, les exemples parlants. L’ouvrage se lit facilement et aiguise le regard sur la juxtaposition des réussites et des luttes au sein de la métropole lilloise.

La critique comme leitmotiv

Il convient de signaler que les appels répétés à considérer la volonté politique comme négligeant, voire reproduisant la vivacité des inégalités présentes sur le territoire résonnent beaucoup comme un mantra. On ne saisit pas toujours le cynisme affiché de la relation élites-élus. On notera aussi, en parlant de répétition, que l’écriture collective montre quelques écueils. Par exemple, dans cet ouvrage de petite taille, les chapitres, arguments et exemples illustratifs reviennent, se recoupent parfois un peu trop, donnant, plus qu’un effet de tuilage, celui d’une redondance parfois peu utile. Les impacts négatifs de la métropolisation et de la tertiarisation sont notamment redondants. Cela ne gâche cependant pas la lecture et doit être considéré comme la limite d’un exercice de compilation des recherches propres à chacun dont on ne peut que saluer la qualité et la fluidité. Apparaît, peut-être, une légère contradiction : la description de la concentration spatiale des classes populaires (p. 52-55) va à l’encontre, il nous semble, des arguments premiers (chapitres 1 et 2) qui ont donné à voir l’image d’une agglomération hétérogène où les espaces pauvres et riches sont multiples et mosaïqués, en contact parfois direct. Mais cet oxymore est sans doute imputable au territoire. La grande quantité d’informations issues des recherches présentées montre justement la complexité de l’espace considéré, lequel impose de penser sa description et son analyse sous différents angles, parfois contradictoires.

Une proposition géographique

De nombreux passages de l’ouvrage sont empreints d’une approche sociogéographique de Lille, dans le sens où le propos est clairement spatialisé. En outre, un bon nombre de thématiques abordées permet de mieux saisir les dynamiques territoriales, en particulier les migrations transfrontalières belges, puis polonaises ou encore depuis l’Italie, l’Espagne, le Portugal, l’Algérie et le Maroc.

 Un territoire de l’expérimentation aménagiste

D’abord, la question de l’aménagement urbain est abordée à propos de l’ère haussmannienne, particulièrement mal employée à Lille parce que guidée par une volonté de contrôle politique de l’espace plus que par les préceptes hygiénistes et fonctionnalistes de l’époque (cf. p.18-19). L’espace est comme asservi aux usines et à leurs populations. À la différence du Bassin Minier du Nord, l’aménagement des espaces de vie n’est pas pris en charge par les grands patrons. Les courées n’ont qu’un impératif : loger le maximum de personnes dans le minimum de place. Les auteurs nous font part également de l’histoire du Comité Interprofessionnel du Logement (CIL), initiative patronale en faveur de l’habitat ouvrier qui « favorisera le développement des ‘sociétés anonymes HLM’ » (p.21).

La politique des métropoles d’équilibre, dont Lille a connu le sort, et l’émergence corollaire de la ville nouvelle de Villeneuve d’Ascq, mais aussi la délimitation des communautés urbaines de France (dont Lille est l’une des premières) montre l’image d’une aire qui étend sans cesse ses frontières et repense de fait aussi souvent sa gouvernance. Enfin, les grands aménagements infrastructurels sont mis à l’honneur. Le TGV, le complexe Euralille, le Grand Stade, le Grand-Palais illustrent la « course aux ‘pôles d’excellence métropolitaine’ » (p.34).

Gentrification à la lilloise

Parallèlement à cette trajectoire « pionnière », la politique de la ville en matière de logement est étouffée. Les efforts entrepris pour attirer les classes moyennes et supérieures ont empêché d’innover concernant les logements sociaux et mixtes, obligeant les plus pauvres à se reloger en dehors des espaces gentrifiés « à la lilloise » (p. 56), c’est-à-dire investis par la population étudiante et les jeunes actifs dans une logique locative et non par des classes moyennes qui accèderaient à la propriété.

Simultanément, les politiques privées et publiques d’implantation des logements sociaux ont créé une certaine ghettoïsation des populations marginales. Bien sûr, il suffit d’évoluer dans les espaces publics de l’agglomération, notamment ceux de l’hyper-centre de Lille (à l’exception peut-être du Vieux-Lille), pour trouver une importante mixité, mais cette mixité est peu concrète, plutôt « accidentelle ». Elle est liée par exemple à la proximité immédiate entre les logements à faibles loyers et les nouveaux lofts, figures résidentielles emblématiques des territoires post-industriels investis par les jeunes couples bobos ou hipsters et très présents dans l’agglomération lilloise (en particulier à Roubaix et à Tourcoing où les « bobos » dorment mais « ne vivent pas »).

Espaces bling-bling (tout) contre espaces indignes

Les auteurs insistent sur la forte politisation des processus de recomposition territoriale. Au fil des pages, on suit le revirement des élus (majoritairement socialistes) : d’abord « vent debout » contre les réformes imposées par le gouvernement national puis par les maires des plus grandes communes qui modifient les compétences, et avec elles le rapport de force entre les communes et les collectivités territoriales qui verront respectivement le jour autour de Lille ; puis rapidement organisés pour « prendre le contrôle de ce territoire recomposé, censé devenir plus rayonnant et attractif, selon les termes en vigueur. C’est ainsi que naissent des « coalitions de croissance » qui, bien qu’affichant le rassemblement de la métropole et de ses élus, rend « inaudible toute lecture politique des inégalités territoriales et des profits bien mal partagés de la ‘reconversion’ » (p.33.). Et pour cause, les auteurs y voient des arrangements à peine cachés.

Le bilan des auteurs est sans appel en ce qui concerne les inégalités socio-spatiales engendrées par ces mutations : « coexistent dès lors au sein de l’agglomération des espaces en crise profonde, dont les populations semblent abandonnées, et des territoires supports et vitrine du projet de métropolisation, sans que soit le plus souvent interrogées les relations entre les deux » (p.41).

Il est vrai que cette « reconversion tertiaire en trompe-l’œil » (p.44) est visible lorsque l’on explore finement la métropole lilloise. La « face cachée » (p.46) est d’ailleurs visible à partir du centre de l’agglomération : à quelques pas des immeubles imposants et clinquants d’Eurallille et de la gare TGV, des enfants à peine en âge d’être scolarisés errent en pleine après-midi, livrés à eux-mêmes à la recherche de quelques sous pour manger. Le parc accueille parfois des tentes. À quelques pas, après la Porte de Gand, on trouve des bidonvilles, sous l’échangeur de l’autoroute, des camps. À Moulins ou ailleurs dans le centre-ville, les quartiers de courée – symboles d’une extrême pauvreté, certains restés dans un état proche de ce que Victor Hugo a pu décrire comme insalubre – jouxtent les villas les plus riches du territoire.

La question scolaire et la carte qui lui est attachée témoignent également du syndrome ségrégationniste de l’agglomération lilloise. Le détournement est sérieux : la place de l’enseignement privé « de la maternelle à l’enseignement supérieur » (p.68) est questionnée par les auteurs puisque 44% des élèves du secondaire sont dans le privé, 92% dans la commune de Bondues (p.68). Le stratagème n’est pas anecdotique, il est quasi prescrit. Les parents lillois aiment à raconter des trajectoires d’enfants « brisés par l’école publique et sa mixité », invitant de façon assez moralisante à « protéger son enfant » (= le mettre dans le privé).

Y’a pu qu’à ?

La méthode, quelle méthode ?

Le lecteur de Sociologie de Lille pourra s’étonner de la « démarche propre aux sciences sociales » (p.2) mise en œuvre par le collectif mais dont les méthodes sont tues. Peut-être cela est-il lié au parti pris de vulgarisation propre à la collection dans laquelle est publié l’ouvrage : on appréhende avec facilité un espace très complexe.

Un tour de force collectif

Les réflexions, telles qu’elles sont compilées et mises en cohérence sont pertinentes dans le contexte de creusement des inégalités et de course au nouveau progrès qu’est la smart & connected city. L’ouvrage permet d’apprendre ou de revoir l’histoire d’une grande métropole tout en demi-teintes. Les disciplines se fondent les unes dans les autres, témoignant d’un effort probant de mise en commun des « dadas » de chacun des auteurs. Toutefois, aucune référence n’est faite aux grands textes de la sociologie, comme si l’on partait de zéro pour se frotter à ce terrain si particulier…

 Et maintenant ?

Plus frustrant peut-être pour certains lecteurs engagés, l’absence de toute proposition pragmatique, laisse quelque peu sur sa faim. Finissons alors, comme l’ouvrage le fait, sur une note d’espoir. Lille pourrait perdre rapidement ce statut de grande agglomération la plus inégalitaire de l’Hexagone (p.111) ; on attend volontiers l’opus II sur le « comment ? » !

NICOLAS CANOVA et CLAIRE TOLLIS

Nicolas Canova est chercheur en géographie au LAboratoire Conception, Territoire, Histoire (LACTH) et enseignant en ville et territoire à l’École Nationale Supérieure d’Architecture et Paysage de Lille.

Claire Tollis est chercheuse post-doctorante en géographie de l’environnement au sein de l’Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux (IFSTTAR), Université Lille Nord de France, à Villeneuve d’Ascq. Son BLOG : https://clairetollis.wordpress.com/

Le collectif Degeyter est composé de neuf enseignants-chercheurs sociologues, politistes et géographes des universités Lille 1, Lille 2, Lille 3 et Paris-Est-MLV : Antonio Delfini, Fabien Desage, Fabien Eloire, Remi Lefebvre, Yoan Miot, Frédéric Poulard, Stéphanie Pryen, Juliette Verdière et Cécile Vignal.

Collectif Degeyter, 2017, Sociologie de Lille, La Découverte, Paris, 125 p.

Photo de couverture : Tollis (2017)

 

  1. La recension s’appuie sur la lecture de l’ouvrage ainsi que sur les échanges permis par une rencontre avec deux des auteurs à la Médiathèque de Lille, en octobre 2017. []

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