Lu / Désastres urbains. Les villes meurent aussi, Thierry Paquot

Marie-Noëlle Carré

 Le Lu en PDF

Thierry Paquot consacre son dernier ouvrage à ce qu’il considère comme les ultimes soubresauts de l’urbanisme, « moment occidental » de l’urbanisation planétaire. D’une plume engagée et didactique, il alerte sur la prolifération de dispositifs urbanistiques qui, à son sens, constituent des « désastres » parce qu’ils sont à la source d’un inévitable « malheur » (p.25). Ce dernier grève le quotidien des individus et des sociétés urbaines. Il s’enracine dans l’accroissement de l’enfermement et l’assujettissement, deux facteurs de dissolution du sens de l’urbain qui reviennent comme des motifs insistants dans tout le livre. Comme, dans toute catastrophe « naturelle », il est « impossible d’accuser la tempête ou l’avalanche » (p.7), c’est bien dans ces formes construites qu’il faut rechercher les maux des villes. Aussi, le philosophe se livre à cinq « exercices d’écosophie » sur le mode de la vulgarisation scientifique.

Dans le but de préparer la construction d’une éthique de l’environnement urbain (p.29), il récuse la viabilité à long terme de cinq objets de l’urbanisme contemporain. Les grands ensembles, les centres commerciaux, les gratte-ciel, les gated communities et les « grands projets », cinq « objets urbains » découpés dans le tissu des métropoles, nourrissent trois « idées fortes » (p.171) empruntées au philosophe Günther Anders. L’individu s’est transformé en « dividu »; la consommation est devenue un impératif social; la société est victime d’une « aliénation spatio-temporelle » (p.27).

La dénonciation de ces aberrations issues d’un productivisme à outrance s’appuie sur la solide érudition de l’auteur, ancrée dans sa trajectoire d’enseignant et de chercheur, et sur une pratique quotidienne et subjective de la ville. Il fournit ainsi un ouvrage de vulgarisation scientifique destiné à un public français. Adoptant explicitement le mode de la digression, et s’inscrivant ainsi dans la lignée de Georg Simmel, l’auteur propose un cheminement similaire dans les cinq chapitres thématiques. Chacune des formes urbaines retenues est introduite par un fragment de roman d’anticipation français, anglais et russe, en guise d’entrée en matière. Puis suit une contextualisation historique du dispositif, une présentation de son ou ses créateurs et des motifs de l’invention. Une lecture critique souligne les enjeux de l’adaptation contemporaine de ces projets. Enfin, chaque section propose une digression qui favorise la montée en théorisation.

Le premier chapitre est dédié aux grands ensembles, des « ensembles sans ensemble ». Il se livre à une histoire critique de l’urbanisme fonctionnaliste en relevant les principaux fondements de ce courant, la fascination des architectes et urbanistes pour un progrès et un ordre urbain qui doivent être atteints vite et pour pas cher, l’indexation du bien-être des habitants sur la grille Dupont [grille qui définit des ratios d’équipement par habitant de ZUP : chacun a le droit à tant « d’espace piscine » ou d’espace crèche », ndlr]. Les analyses divergentes et désormais classiques, comme celles de Paul-Henry Chombart de Lauwe sur les « besoins » et les « aspirations », sont passées en revue afin de souligner à quel point le grand ensemble n’est pas « ensemble » mais « identique » (p.33). Après la démonstration de la disjonction entre qualitatif et quantitatif, la digression « est-ce qu’ ‘ensemble’ relève du ‘milieu’ ? » cherche à élucider la relation entre milieu et devenir de l’individu. L’auteur aboutit à la conclusion qu’en empêchant la « trans-médialité » de l’être, les grands ensembles sont facteurs d’enfermement et d’assujettissement.

Après le logement, l’auteur revient sur les lieux de « l’invention du plaisir d’acheter » (p.74), les centres commerciaux (chapitre 2). Retraçant la relation contradictoire entre commerce et ville, il glisse des grands magasins à la tyrannie du shopping pour discourir sur le cauchemar « paléotechnique » des shopping malls. La mise en scène du repentir de l’architecte autrichien Victor Gruen, artisan du premier mall étatsunien, à Détroit, en 1954, constitue un point d’orgue du chapitre. Annonçant les prémisses du new urbanism, cet architecte-urbaniste achève sa carrière en plaidant pour des centres-villes commerciaux piétonniers. Il déplore l’abandon par les promoteurs des valeurs sociales, collectives et urbaines qu’il avait défendues dans ses projets de malls de part et d’autre de l’Atlantique (p.77). La seconde digression propose donc un manifeste contre la société de consommation, balisé par les références à Günther Anders, Bernard Charbonneau et Ivan Illich. L’analyse du « point de basculement dans la contre-productivité qui oppose l’institution ou la technique en question à sa propre finalité » (p.93) s’articule avec la dénonciation des dommages de la division de l’individu en une pluralité de fonctions, un « dividu », selon Anders.

Dans la critique des dispositifs architecturalo-urbanistiques, le gratte-ciel occupe une position privilégiée. Dans le chapitre 3, l’auteur passe au crible les incohérences de la course à la verticalité, menée dans les centres névralgiques du capitalisme mondialisé. L’ouvrage fustige dès l’introduction la complaisance de l’ONU-Habitat qui, en 2008, récompensait le « modèle chinois », fondé sur la multiplication de ces constructions trop peuplées et peu habitables (p.11). Consommation énergétique, congestion urbaine, exigüité, pollution : tout appelle à l’adoption d’un autre urbanisme contre le « roi du gaspillage », qui déconnecte les habitants de la Terre et du ciel, et, contre Bachelard, les rend orphelins de « cave » et de « grenier »… Cette section de l’ouvrage présente aussi les bénéficiaires et les perdants de l’économie de la construction. Les Partenariats Public-Privé sont soupesés à l’aune des dépassements des devis et des préjudices à la personne publique, aux Petites et Moyennes Entreprises (p.113). Le chapitre s’achève sur un double récit d’anticipation de la plume de l’auteur. Il présente les ramifications des changements urbains cent ans après la charte d’Athènes, pour le meilleur et pour le pire.

Le chapitre 4 choisit de traiter du développement des gated communities dans le monde. Partant d’un roman d’anticipation de J.G. Ballard, l’ouvrage aborde la dissolution du lien social provoquée par la « privatopia » et le développement d’une ville à deux vitesses au nom de la tranquillité et de la sécurité. Prenant des exemples en divers points, du monde, l’auteur insiste sur le développement continu de ces enclaves, que ce soit en Inde ou aux États-Unis. La digression de cette section insiste donc sur les dangers de l’entre-soi et de la séparation. Il plaide pour « le « parmi » et le « avec » qui font de l’humain un être relationnel, situationnel et sensoriel » (p.146).

Enfin, le chapitre 5 traite des grands projets métropolitains, et tout particulièrement du Grand Paris. L’auteur en effectue une critique acerbe. Il le resitue d’abord dans une perspective historique, et dans la lignée des réformes politico-administratives menées plusieurs décennies auparavant par les villes européennes, soucieuses d’adapter leurs cadres spatiaux de gestion aux réalités de l’étalement urbain. Puis il effectue une lecture au vitriol de la faiblesse écologique et du manque d’originalité des aménagements prévus. En dénonçant le caractère « toxique » de cette entreprise démesurée, il met le lecteur en garde contre la fascination de la mégalopolisation, conception creuse et erronée de la ville, avec laquelle les sociétés urbaines ne franchiraient qu’un pas de plus vers la necropolis (p.164) [la ville des morts, ndlr]. La dernière digression revendique le « small is beautiful, encore et toujours », déplore l’abandon du verbe « tempérer » et s’achève en dénonçant, avec les féministes et les éco-féministes, un goût de la démesure propre au masculin.

Après avoir détaillé les notions d’assujettissement et d’enfermement dans la conclusion, l’ouvrage offre une « promenade bibliographique ». Cette dernière commente les références utilisées dans chaque chapitre. Sa richesse rend justice au considérable travail d’élagage auquel a procédé l’auteur pour rendre son propos accessible au grand public. Néanmoins, mis à part certains travaux fondateurs sur lesquels s’appuie Thierry Paquot pour situer son propos dans la littérature sur l’urbain, le corpus bibliographique mobilisé est presque exclusivement francophone. Il s’agit d’une force, qui permettra de susciter l’intérêt d’un lectorat généraliste ou universitaire et néophyte en France. Cependant, la stratégie montre aussi quelques faiblesses. En effet, le propos engagé et la plupart du temps pertinent de l’auteur souffre parfois d’une trop grande généralisation, qui donne envie d’en savoir davantage sur les trajectoires propres aux formes urbaines dans les différentes régions du monde. Si les modèles urbanistiques se sont diffusés largement, souvent par le biais de la compétition inter-urbaine, ils ont aussi été adaptés aux contextes locaux. Ainsi la « gated community » étatsunienne ne ressemble que de loin aux « condominios fechados » brésiliens ou aux « barrios cerrados » argentins. En outre, même si de nombreux travaux récents pointent le risque d’insularisation de la ville et rejoignent ainsi le propos de l’auteur, d’autres se sont attachés à comprendre les sociabilités spécifiques à ces espaces. Or, la méthode du découpage des « objets urbains » retenue par Thierry Paquot limite l’observation des interactions entre ces fragments de ville qui, au demeurant, et en chiffres absolus, ne sont pas tous représentatifs des modes d’habiter de la population urbaine mondiale. Elle permet de comprendre les risques du développement de la ville « par projet » (Pinson, 2009), mais elle entrave la compréhension d’autres manières de « faire ville » et de créer du bien être urbain. Aussi, à la suite d’Alain Badiou (2003), on considère qu’il n’y a pas d’éthique générale mais une « éthique de vérités singulières ». Alors, se diriger vers une éthique de l’environnement urbain, comme le propose Thierry Paquot, suppose de prendre en compte dans la démarche ces particularités locales et ces situations spécifiques, qui, pour peu souhaitables qu’elles soient, existent bel et bien.

MARIE-NOËLLE CARRÉ

 ————-

Marie-Noëlle Carré est géographe, post-doctorante au Centre de Recherche en Éthique et à l’Université de Montréal.

 ————

Thierry Paquot est philosophe, enseignant à l’Institut d’Urbanisme de Paris

Thierry Paquot, Désastres Urbains. Les villes meurent aussi, Éditions la Découverte, Paris, 2015, 222 p.

 ————-

Image de couverture : Un des désastres urbains selon Paquot : la gated community (Getty Images, 2012)

————–

Bibliographie

Badiou, A., 2003. L’éthique : essai sur la conscience du mal, Paris, Seuil, 120 p.

Pinson, G., 2009. Gouverner la ville par projet : urbanisme et gouvernance des villes européennes, Presses de Science Po, Paris, 418 p.

Comments are closed.