Lu / Du Far West à la ville, l’urbanisme commercial en question de Cristina Garcez et David Mangin
Ulysse Lassaube
Du Far West à la ville se situe directement dans la lignée de La Ville Franchisée qui, écrit en 2004 par David Mangin, dénonçait les conséquences de l’étalement urbain et les effets désastreux des centres commerciaux d’entrée de ville ainsi que, plus globalement, de l’urbanisme de secteur.
Cette fois, cet ouvrage collectif dirigé par Cristina Garcez et David Mangin nous dresse un portrait actuel du centre commercial français et de ses pathologies. Mieux, il interroge sur ses nécessaires mutabilités afin d’éviter le déclin de ces espaces. Aussi, il prescrit quelques pistes de remèdes pour en faire des zones urbaines durables, dans lesquelles les usages seraient multiples, où l’aménagement serait concerté, et le foncier mieux géré.
Il semble intéressant de préciser que l’équipe d’auteurs de cet ouvrage est pluridisciplinaire et regroupe aussi bien des acteurs de l’opérationnel que du monde universitaire. En effet, architectes-urbanistes, économistes, enseignants-chercheurs, consultants en urbanisme commercial et agronomes portent des regards divers et complémentaires sur le rôle du commerce dans la fabrique de la ville.
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L’introduction de l’ouvrage passe en revue dix idées reçues sur l’urbanisme commercial et nous avertit qu’il dépassera la vision esthétique – bien réelle mais réductrice – d’une « France moche » des entrées de ville dans laquelle la voiture est reine, circulant bon gré mal gré entre des « boîtes à chaussures » imposantes et florissantes. Ainsi, l’analyse de ces dix poncifs généraux sur l’approche contemporaine du commerce décortique les mécanismes de son fonctionnement. En plus de remettre en cause les politiques publiques commerciales des années 1970 à 2000, cette introduction générale propose des pistes concrètes pour les dépasser.
En effet, le développement du système automobile issu de politiques publiques du « tout voiture » et l’essor brutal de la grande distribution en France font consensus. Nul ne remet en question ses conséquences directes, incarnées par un étalement urbain résidentiel et commercial rapide et mal maitrisé, par la conception d’hypermarchés et de gigantesques parkings attenants, ainsi que par une pauvreté architecturale des entrées de ville.
Prenons l’exemple de la première idée reçue intitulée « La question du commerce se réduirait à celle des entrées de ville… ». L’auteur déconstruit ce poncif en expliquant l’engouement actuel des grands groupes (Carrefour, Casino, Auchan…) pour les centres villes. Les rues piétonnes franchisées des centres villes français, dont le paysage est marqué par des enseignes commerciales omniprésentes (notamment dans le domaine du prêt-à-porter et de l’équipement de la maison), attirent les grands distributeurs. Pour eux, l’enjeu actuel réside dans le rachat des murs ou des fonds de commerces de proximité, notamment ceux des petites épiceries de quartier qui se retrouvent de plus en plus affiliées à ces grands groupes qui se livrent ainsi une bataille sans merci de conquête du territoire urbain.
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Le corps de l’ouvrage se découpe ensuite en trois chapitres généraux. Le premier, intitulé « Le commerce à la croisée des chemins », met en avant les nouveaux enjeux du paysage commercial contemporain.
Les cinq auteurs de cette première partie sont unanimes : après quarante ans de success story, le commerce de périphérie fonctionnant sur le principe du « tout sous le même toit » semble avoir un avenir incertain, voire limité, s’il ne se renouvelle pas d’urgence. Les principales explications de cette nouvelle donne sont illustrées à travers plusieurs cas concrets d’étude. Tout d’abord, la raréfaction du foncier tend à empêcher le développement de certaines zones commerciales. D’autre part, le commerce contemporain doit faire face à une crise liée au surdimensionnement de ses infrastructures : le parc des surfaces de ventes augmente, tout comme les loyers commerciaux qui en découlent. En effet, les surfaces de vente sont passées de 48 à 70 millions de m² entre 1992 et 2004 (soit 44 %), alors que dans le même temps, la consommation n’a progressé que de 14 %. Cette bulle immobilière peut lui être fatale. De plus, le commerce de périphérie tend à pâtir des effets de la crise économique qui transforme les comportements des consommateurs. Cette évolution des modes de vie vers une paupérisation des (jeunes) ménages tend à un repositionnement de l’offre commerciale vers les plus de 50 ans. Le commerce risque de générer de moins en moins de flux et de devoir se greffer sur des flux de consommateurs qui se déplacent pour d’autres usages de la vie quotidienne.
Cette première partie offre également quelques chiffres généraux sur le commerce de périphérie qui viennent nuancer ce positionnement pessimiste à propos de son évolution :
- En France, les hypermarchés captent à eux seuls 53 % de parts de marché.
- Les grands supermarchés (entre 1 000 et 2 500 m²) réalisent plus de 75 % du chiffre d’affaire du commerce alimentaire.
Incarnant une parfaite antithèse, le commerce de proximité est présenté comme ayant des propriétés bien plus vertueuses, puisqu’il génèrerait 2,6 fois moins d’émissions de CO2/Kg d’achats qu’un hypermarché de périphérie. En effet, l’insertion urbaine du commerce de proximité est facilitée par son petit format. Il génère des déplacements plus courts car il se situe dans un espace urbain multifonctionnel où le consommateur se déplace le plus souvent à pied.
Tous les auteurs distinguent et opposent ces deux modèles de commerces. Leurs avis sont uniformes quant à la nécessité de favoriser le retour de l’activité commerciale vers les centres villes et de cesser de phagocyter les terres agricoles des périphéries urbaines. Mais quid des centres commerciaux de périphéries existants, qui génèrent encore un chiffre d’affaires colossal et créent de l’emploi ? Dans quels contextes urbains s’insèrent-ils ? Y a-t-il un vrai besoin de les faire évoluer ? Si oui, vers quoi?
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Pour répondre à ces questions, la deuxième partie de l’ouvrage établit un retour d’expérience de l’Atelier National « Territoires Économiques », conçu et piloté par Cristina Garcez, co-auteure et architecte-urbaniste en chef de l’État. Une équipe pluridisciplinaire, fruit d’un partenariat entre l’État et les collectivités locales, tente d’établir, sur chaque centre commercial étudié, une stratégie d’aménagement partagée dans le but de l’améliorer. Cet atelier s’est ainsi consacré à huit sites d’implantations de centre commercial en France : six en province, deux en Ile-de-France. Les six premiers sites étudiés ont connu quelques phénomènes géographiques communs au cours de la dernière décennie : un étalement urbain à l’échelle de l’aire urbaine, une diminution de la population du centre-ville au profit d’une croissance démographique en périphérie. De même, chacun des centres commerciaux étudiés a été bâti puis exploité par des acteurs privés sans implication de la collectivité : ils constituent des zones d’aménagement non concerté dont les gestions ne sont pas unifiées par une réelle gouvernance.
Chacun des sites présente une très forte valeur économique, mais possède une très faible valeur urbaine. Les autorités locales redoutent qu’une décroissance commerciale n’en découle, et qui se traduira, à terme, par un abandon de la zone et la création d’une friche importante.
Si ces caractéristiques sont communes, les centres commerciaux étudiés de Cahors, Chalons, Lons (Jura), Lorient, Wittenheim et Metz, se trouvent tous dans des contextes urbains différents. Chacun des ateliers tente de répondre aux problématiques locales respectives : une zone inondable, un étalement urbain émergent, l’arrivée d’un transport en commun, la saturation des espaces commerciaux… autant de contextes étudiés qui enrichissent les résolutions proposées par l’ouvrage.
L’approche des deux centres commerciaux étudiés en Ile-de-France (sur la RD 113 de Saint-Germain à Orgeval et la RD 14 de Pierrelaye à Franconville) soulève d’autres enjeux, notamment sur le plan réglementaire, et conduit à l’idée d’une « décommercialisation » rendue obligatoire à l’instar des dépollutions. Sur le plan administratif, l’idée apparaît de mettre en place une gouvernance plus adéquate, qui intègrerait obligatoirement les différentes communes dont les territoires sont concernés par le centre commercial.
Les solutions proposées issues de l’étude de l’ensemble de ces cas concrets relèvent aussi bien de questions d’aménagement du territoire, que de questions juridiques et administratives.
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En s’appuyant sur les huit zones étudiées, la dernière partie du livre, savamment intitulée « Comment faire bouger les lignes ? », avance des pistes globales pour accompagner l’évolution de ces centres commerciaux.
Il en ressort clairement qu’améliorer l’accessibilité de la zone est indispensable, que ce soit pour introduire de la mixité fonctionnelle, ou pour créer de la valeur dans les zones existantes notamment par le rachat de terrains mutables. De même, si les pouvoirs publics et privés souhaitent voir perdurer l’attractivité économique des territoires commerciaux de périphérie de ville, l’établissement d’un dialogue entre les deux parties demeure primordial. En effet, l’articulation d’un projet commercial avec un projet de territoire plus global, notamment à travers une action à l’échelle intercommunale, permettrait de créer une gouvernance adéquate, capable de maîtriser l’avenir de ces zones commerciales.
En fin de compte, cet ouvrage, fruit de la collaboration entre l’État et les collectivités locales, représente une véritable boîte à outils capable d’accompagner les opérateurs privés et les pouvoirs publics vers un urbanisme commercial durable.
Ulysse Lassaube
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Ulysse Lassaube est doctorant en géographie au laboratoire Géographie-Cités de l’université de Paris 1. Sa thèse porte sur l’évolution du commerce à Paris par rapport aux différentes mobilités des populations.
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Cristina Garcez est architecte-urbaniste en chef de l’État, responsable du Bureau des stratégies territoriales à la sous-direction de l’Aménagement Durable, direction de l’Habitat, de l’Urbanisme et des Paysages du ministère du Logement, de l’Égalité des Territoires et de la Ruralité.
David Mangin est architecte-urbaniste, professeur à l’École d’architecture de la Ville et des Territoires de Marne-la-Vallée où il dirige le master Métropoles.
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Cristina Garcez et David Mangin (sous la direction de), 2014, Du Far West à la ville, l’urbanisme commercial en questions, Éditions Parenthèses, 256 p.
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Image de couverture : Nicholas Lockhart (photo extraite du livre)