Lu / La vie de bistrot, Pierre Boisard

Ulysse Lassaube

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Pierre Boisard, sociologue du travail et amateur de camembert « pousse souvent la porte des bistrots et ne saurait s’en passer […] comme tout le monde ou presque ». Un jour, à la suite d’une interminable réunion de travail matinale et en quête d’un déjeuner, il pousse par hasard la porte de la devanture rouge vif du Martignac, en plein cœur du 7ème arrondissement de Paris. Il y rencontre Yves, le patron.

Emportés par un heureux mélange de déformation professionnelle et de sociabilité sincère, ils entament un échange à propos du métier d’Yves, patron de bistrot. Et si le Martignac en est bien un, qu’est ce qui le différencie d’un café ou d’un restaurant ? Et qu’en est-il des troquets, bistroquets, mastroquets, cabarets, tavernes, buvettes, estaminets, bouchons, bouillons, gargotes, caboulots, guinguettes, tripots, rades, zincs, bouges, pubs, brasseries et autres lieux de restauration et de débits de boisson ?

Le bistrot : établissement à caractère populaire, « bobo » dans le sens plus bohème que bourgeois du terme qui « incite à l’alcoolisme et à l’abêtissement » ? Ou bien le bistrot comme lieu de convivialité populaire, où la mixité sociale fait ses plus belles preuves dans une atmosphère chaleureuse ?

Voici la question centrale à laquelle répond Pierre Boisard, dans cet ouvrage de 207 pages, grâce à l’exhaustif témoignage d’Yves, le patron du Martignac. Yves, à travers son histoire personnelle et celle de son bistrot, incarne en effet le cœur et l’essence même de ce livre.

Le récit de l’installation d’Yves au Martignac est incontestablement lié à celui de l’arrivée des Auvergnats à Paris et à leur hégémonie progressive dans le secteur de la restauration.

À l’origine livreurs de charbon venus par bateaux depuis les mines du Puy de Dôme jusqu’au quartier de La Bastille1, les bougnats (immigrés auvergnats) ou charbougnats (contraction entre charbonnier et auvergnat) recevaient également vins, fromages et charcuterie du pays. Si, au départ, le partage de ces denrées alimentaires se fait exclusivement entre Auvergnats, ceux-ci vont rapidement vendre du vin bon marché et des produits du pays à l’ensemble des ouvriers du quartier, et ainsi progressivement se professionnaliser pour finalement s’adresser à l’ensemble de la population parisienne.

Dans son récit, Yves, sous la plume de l’auteur, met en avant l’esprit de cohésion et de solidarité entre Auvergnats parisiens. Ces valeurs sont si omniprésentes dans les rapports économiques que tous les patrons de cafés ou de bistrots racontent plus ou moins la même histoire : « Quand je me suis installé, j’ai racheté à un compatriote, en me faisant prêter sur parole à un marchand de vin du pays ». Cette entraide se poursuit toujours, sauf que les parrains sont souvent les trois grandes entreprises auvergnates qui dominent aujourd’hui le marché de l’approvisionnement des cafés-restaurants en boissons (Tafanel), en cafés, thés, tisanes et chocolats (Cafés Richard), ou encore le groupe Olivier Bertrand. C’est au moment de négocier une reprise qu’Yves prend conscience que « le milieu auvergnat contrôle le secteur et y fait la pluie et le beau temps ». Et en effet, même si des populations nouvelles semblent prendre la relève (venues notamment de Kabylie et de Chine), 60 % des Cafés-Hôtels-Restaurants sont encore détenus par des auvergnats.

Outre l’hégémonie totale du milieu auvergnat sur les bistrots parisiens, l’auteur a très bien su accompagner son récit d’anecdotes amusantes et d’éléments didactiques.

Par exemple, entre 1880 et 1900, la consommation annuelle d’alcool pur est passée de 23 à 33 litres par adulte. Cette augmentation peut s’expliquer en partie par le nombre incroyable de débits de boissons, bistrots compris, par habitant : 1 pour 80 habitants en 1913 en France! À titre de comparaison, il y en avait 1 pour 190 à Paris en 20142.

C’est dans cette période de la Belle Époque qu’est lancé l’Auvergnat de Paris, revue incontournable pour les immigrés du centre de la France, qui regroupe les petites annonces professionnelles dans le milieu, tout en relatant des nouvelles du pays d’origine. Acheter l’Auvergnat de Paris fut d’ailleurs le premier geste d’Yves lorsqu’il arrive dans la capitale en 1985 !

Mais ouvrir son propre établissement n’était pas la vocation première d’Yves. Né à Paris en 1956, il y passe les huit premières années de sa vie, fils d’une ouvrière de l’usine Ferodo et d’un footballeur professionnel du Red Star, dont il suivra un temps les chemins. Ainsi, de promotions footballistiques en évolutions professionnelles, Yves se retrouve jusqu’en Angleterre (Chester puis Cheltenham), pour finalement revenir dans la région de Clermont-Ferrand pour entamer son service militaire.

Il enchaîne alors les diverses expériences dans la restauration dans le Centre puis en région parisienne, où il finit par acquérir une charcuterie, puis deux. Le reste du livre poursuit le récit de la vie d’Yves. Mais, dans le souci de ne pas gâcher la découverte du parcours passionnant d’Yves, l’ellipse suivante est volontaire.

Aujourd’hui, Yves affirme ne se reposer que le dimanche après-midi. Il faut dire qu’avec un bistrot ouvert six jours sur sept et une visite hebdomadaire le dimanche matin chez le marchand de légumes, le métier ne laisse que peu de place aux loisirs.

En passant six jours sur sept dans son commerce, Yves a fini par acquérir une position idéale de témoin sur la rue3, le quartier et ses changements. Situé dans un quartier bourgeois qui déborde de bureaux de l’administration, le Martignac accueille toutes les catégories sociales, qui se croisent en fonction des heures de la journée. De 5h du matin jusqu’à 20h30, ouvriers, petits employés, cadres de direction et retraités fortunés se mélangent : « La République du bistrot, c’est l’égalité au comptoir » (p.53). Le bistrot, à travers sa clientèle, ses nouveaux commerçants voisins, ses discussions semi-publiques, est un véritable recueil des mémoires du quartier au fil des transformations urbaines.

Yves, derrière tous ses comptoirs conquis  au fil du temps, a eu une expérience du commerce qui illustre parfaitement l’ensemble des problématiques contemporaines que rencontre ce qu’on appelle communément le « petit commerce ».

À vingt-cinq ans, Yves rachète une charcuterie de Saint-Fons (69). L’affaire marche tellement bien que, deux ans plus tard, il en ouvre une deuxième dans la rue principale. C’était sans compter l’ouverture d’un Auchan à trois kilomètres et, sous pression de cette nouvelle concurrence, de l’agrandissement du Carrefour du quartier. « Une bonne partie de [sa] clientèle cédant aux sirènes des hyper », Yves fait faillite.

Enfin, en reprenant le Martignac, Yves a dû s’adapter à la clientèle de son prédécesseur. Il en raconte les difficultés, notamment l’intégration de son bistrot populaire dans un quartier bourgeois. Tout d’abord, il a su anticiper les éventuelles critiques du voisinage huppé en fermant tôt le soir afin d’éviter le brouhaha des fins de soirées. Ensuite, il a savamment ajusté ses prix et harmonisé son offre pour faire face à la concurrence des cantines des nombreux ministères qui proposent à leurs employés des repas à moins de dix euros. Ces compromis ont été essentiels pour se démarquer de l’ancien propriétaire relativement impopulaire et pour se faire accepter par la clientèle et les résidents.

Si l’on prête attention à la forme du récit, Pierre Boisard a su faire correspondre l’histoire du personnage d’Yves et ses expériences, à des scènes rapportées de son bistrot. Ce procédé rend la lecture de l’ouvrage aussi bien captivante que fluide et rythmée.

De plus, dans le souci d’enrichir la définition de son sujet d’étude, l’auteur dresse un panorama très riche de références aussi bien journalistiques que littéraires donnant des images très variées du « bistrot ».

« Le bistrot souille, endort, assassine, putréfie aussi sûrement la race française que l’opium a pourri, liquidé complètement la race chinoise… le haschich les Perses, la coca les Aztèques »4Louis-Ferdinand Céline, Bagatelles pour un massacre, 1938.

Si une citation de cet ignoble pamphlet antisémite peut surprendre, elle n’en est pas moins représentative d’une opinion largement répandue sur les effets décadents de tels lieux de débauche, notamment sur la classe ouvrière. Juste après cette citation de Céline, Boisard n’hésite pas à relayer les propos d’Émile Courrière, un dirigeant de la CGT, dans un billet hebdomadaire de la revue Syndicats en 1937 :

« [Le bistrot] est pour beaucoup dans le peuplement des sanatoria et des asiles d’aliénés, dans la misère des enfants et la détresse des femmes, dans l’abêtissement populaire »5, Émile Courrière dans la revue Syndicats, 9 décembre 1937.

Mais le camp adverse, celui des défenseurs du bistrot, ne manque pas non plus d’exemples et ne tarit pas d’éloges à l’égard de ces lieux. Dans À la chaleur des hommes, Roger Rabiniaux chante les louanges du bistrot :

« Heureux bistrots ! Où les hommes se retrouveraient-ils mieux que dans ces salles communes où la satisfaction de manger et de boire crée des complicités que ne permettent par la rue ? […] Heureux bistros! Petites églises de la fraternité populaire »6, Roger Rabiniaux, A la chaleur des hommes, 1966.

Mais au-delà de ce combat entre références conférant des images idéalisées ou accusatoires des bistrots, l’auteur s’est largement prêté au jeu de l’observation des usages à l’intérieur du Martignac. Ces lieux-là, les bistrots, sont-ils autre chose que des refuges où les touristes se réchauffent l’hiver, une annexe de bureau pour réfléchir sans être dérangé par les collègues, un cadre pour lire en rompant la monotonie du quotidien, ou encore un lieu neutre où se retrouver entre amis ?

Peut-être que la meilleure définition du terme est finalement donnée par Yves lui-même :

« Si je devais résumer, je dirais que le bistrot est l’un des derniers lieux où tout le monde peut se parler sans considération d’appartenance sociale, religieuse, politique ou autre. Un seul critère est obligatoire : le respect mutuel, et c’est mon rôle d’y veiller et même de l’imposer », p. 153-154.

Cette ultime définition est complétée par un étudiant du quartier, venu se détendre au Martignac

« On ne vient pas seulement au Martignac pour boire quelque chose. Tous les bars du quartier servent du vin, de la bière ou du café ! Ce qu’on trouve ici et pas ailleurs, c’est quelque chose de plus, la détente joyeuse, des relations d’amitié. Quand on a du vague à l’âme ou le cafard, Yves console, il nous redonne le moral et nous fait rire », un étudiant du quartier, habitué du Martignac, p 180.

Si l’ensemble de l’œuvre démontre l’attachement particulier de Pierre Boisard à ses deux sujets d’étude, le bistrot et Yves, l’épilogue est incontournable pour s’en rendre compte. En deux pages, l’auteur rapporte un rêve qu’il fait, délicieux cauchemar d’anticipation dans lequel les bistrots disparaissent au profit de distributeurs de cafés, les « Cafélib ». Et si c’était vrai ?

ULYSSE LASSAUBE

Ulysse Lassaube est doctorant en géographie au laboratoire Géographie-Cités de l’université de Paris 1. Sa thèse porte sur l’évolution du commerce de proximité à Paris par rapport aux différentes mobilités des populations.

Sociologue, Pierre Boisard est un observateur attentif du monde du travail (dans Le Nouvel Âge du travail, 2009) et des choses de la table (dans Le Camembert, mythe français, 2007). Il est chargé de recherche à l’UMR 8533 Institutions et dynamiques historiques de l’économie IDHES (ENS Cachan/CNRS).

Pierre Boisard, 2016, La vie de bistrot, PUF, Paris, 207p.

  1. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, le transport fluvial de charbon entre le Puy-de-Dôme et Paris se faisait par l’Allier puis la Seine via le canal de Briare, ouvert en 1644. []
  2. Source APUR-BDCOM2014 : Base de données recensant les activités de rez-de-chaussée parisiens []
  3. On pense ici à la « rue » au sens que Jane Jacobs lui confère dans The Death and Life of Great American Cities (1961). La rue est à la fois support de transformations fonctionnelles urbaines, et motrice de sociabilités, dont Yves est témoin. []
  4. L.-F. Céline, Bagatelles pour un massacre, Paris, Denoël, 1938, p.145 []
  5. E.Courrière, Syndicats. Hebdomadaire du monde du travail, n°56, 9 décembre 1937, p. 2. []
  6. R. Rabiniaux, A la chaleur des hommes, Paris, Buchet-Chastel, 1966, p.79 []

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