Lu /L’effacement du graffiti, un regard politique sur les enjeux de création dans la fabrique de la ville contemporaine, Jean-Baptiste Barra et Timothée Engasser

Manon Faucher

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La question de la qualification du graffiti comme art anime depuis plusieurs années les débats aussi bien académiques que ceux entre les pratiquant.es. Parmi cell.eux qui ne qualifient pas le graffiti comme une forme artistique, Jean-Baptiste Barra et Timothée Engasser, chercheurs et eux-mêmes graffeurs, proposent une vision différente de cette pratique. Selon eux, le graffiti :

« (…) n’est pas un objet plastique défini par un style, une forme ou une couleur. C’est un geste qui ne tire pas sa légitimité d’une appréciation esthétique. À nos yeux, le graffiti ne se résume pas à une production visuelle et individuelle. C’est une pratique collective et conflictuelle qui résiste à la réduction en art. » (p. 8)

Paru en janvier 2023, Antigraffitisme. Aseptiser les villes, contrôler les corps est un ouvrage écrit à quatre mains par deux architectes qui ont tous les deux travaillé sur les inscriptions urbaines ainsi que sur leurs effacements dans leurs recherches respectives. L’ouvrage de cent cinquante pages se compose de deux parties. La première se penche sur le « système d’ordre visuel » en abordant notamment les questions d’hygiénisme, les dérives sécuritaires qui entourent la gestion des graffiti, et se conclut sur la censure de cette expression graphique. La seconde partie, « La ville antigraffiti », est consacrée aux techniques de répression du graffiti, les marchés de nettoyage, les techniques d’urbanisme, les objectifs d’embellissement à travers le graffiti. Le dernier chapitre, qui est sûrement le plus pertinent, dans les hypothèses et conclusions que les auteurs proposent, s’intéresse aux traces de la mémoire et aborde la question de la sélection de certaines traces pour la constitution d’une mémoire et d’une histoire du graffiti.

La difficulté à définir le graffiti, son « instabilité », est constitutive de cette pratique qu’il s’agit d’étudier selon les contextes spatiaux et temporels de sa production. C’est peut-être cet aspect labile qui définit au mieux le graffiti et qui justifie une perspective interdisciplinaire pour l’étudier au plus près des acteurs et de saisir au mieux leurs pratiques. C’est justement en tant que chercheurs et graffeurs, que les auteurs se proposent d’analyser le graffiti dans l’ouvrage dont il est question dans cette recension.

Le graffiti, un objet politique

L’idée proposée dans cet ouvrage repose sur une distinction opérée entre les graffitis qui ont le droit de cité et ceux, considérés comme indésirables, qui font l’objet de politiques d’effacement des villes. Le néologisme « Antigraffitisme » a été pensé par les auteurs comme « l’ensemble d’idéologies, d’acteur.ices et de techniques déployé contre les inscriptions urbaines » (p. 10). Dans leur ouvrage, Barra et Engasser relèvent qu’uniquement les graffitis historiques peuvent prétendre au statut de patrimoine culturel et donc intégrer des dispositifs de protection et de valorisation. Il y a donc une distinction opérée entre les graffitis qui peuvent être valorisés et ceux qui demeurent indésirables dans la fabrique de la ville contemporaine. Alors que les traces historiques laissées sur les monuments nationaux sont valorisées – par exemple dans le cadre de l’exposition en 2018 « Sur les murs : histoire(s) de graffitis »1 – les autres écritures sont perçues comme du vandalisme contre le patrimoine national. Les auteurs mentionnent que certaines mesures sont même mises en place pour veiller à une plus grande protection patrimoniale des monuments historiques, comme le fait de labelliser des espaces « centres historiques », ce qui revient à patrimonialiser des quartiers entiers et donc à augmenter la surveillance de ces quartiers.

Le graffiti est un objet politique aussi bien du côté des graffeurs, qui expriment des discours contestataires et des paroles politiques (Ibid.), que du côté de la gestion publique de ces écritures que cela soit sous la forme de répression ou d’effacement (Vaslin 2017), qu’en les patrimonialisant. Les auteurs mobilisent les écrits de Julie Vaslin qui, dans sa thèse de doctorat a exploré les politiques publiques de la gestion des graffitis dans les espaces publics à Paris et Berlin, nomme ce processus « l’esthétique du propre ». En effet, comme le soulignent également Jean-Baptiste Barra et Timothée Engasser, les graffitis et les tags sont perçus comme des saletés dont il faut se débarrasser au plus vite pour qu’elles ne « contaminent » pas le reste de la ville (p. 22), selon une vision hygiéniste de l’urbanisme. Les grandes villes depuis New-York jusqu’à Paris ont suivi le principe de la « Broken Window theory »2, qui stipule que de laisser apparaître du vandalisme dans les rues ou dans les espaces publics inciterait à plus d’infractions. Le graffiti et le tag sont ainsi vus comme des formes visuelles de terrorisme ou de vandalisme qu’il faut éradiquer au plus vite : « (…) le graffiti devient lui-même un acte criminel et peut être instrumentalisé dans des stratégies de communications sécuritaires » (p. 55). Une panoplie de techniques et de produits ont été développés et testés par la RATP ou la ville de Paris pour se débarrasser de ces inscriptions séditieuses : surfaces anti-graffitis, jets à haute pression, produits plus ou moins toxiques, … Les auteurs s’interrogent d’ailleurs sur les avantages que pourraient représenter cette répression pour les municipalités :

« La guerre contre le graffiti est inclue dans un processus de gestion économique des espaces (réseaux de transports, centres commerciaux, patrimoines touristiques, etc.). Les investissements dans la répression permettent d’accroître la fréquentation des lieux, le sentiment de bien-être et donc la consommation. » (p. 89).

Une valorisation ciblée

Ce sont donc des zones particulières qui concentrent les efforts de déttagage, les centres économiques des villes : les espaces marchands et les espaces touristiques. D’autres stratégies sont mises en place pour éviter les graffitis : les aménagements anti-graffitis (pellicules sur les murs des transports en commun, murs rugueux, etc.) mais également la délimitation d’espaces privés, le « zoning », qui établit le contrôle automatique de ces lieux (Ibid.)

Cette lutte contre les mauvais graffitis s’accompagne également d’une valorisation des bons graffitis et surtout du street-art institutionnel commandités par les services culturels des municipalités. Cependant, ce sont dans des espaces particuliers que les graffitis sont acceptés et même utilisés pour augmenter l’attractivité touristique, Vaslin écrit :

« (…) le développement d’une politique de valorisation du graffiti dans les années 2010 contribue, on le verra, à construire des conditions favorables à des stratégies de développement économique des quartiers populaires par la valorisation symbolique des espaces et l’augmentation de leur attractivité, notamment touristique. » (Vaslin 2017 : 27).

Barra et Engasser s’appuient sur les recherches de Vaslin pour noter que la commande publique de street-art sert également à « visibiliser, rapidement et à moindre coût, un simulacre d’intervention politique dans les quartiers les plus pauvres » (p. 120 ). Nombre de projets nous viennent en exemple : depuis la rue Denoyez (20ème arrondissement de Paris) pris en cas d’étude par Vaslin, aux commandes sur le canal Saint Denis (dans le cadre de la Street Art Avenue), en passant par les fresques du XIIIème arrondissement. De même, alors que les graffitis sont effacés dans les rues, certains murs pignons sont érigés comme lieux où créer par des associations artistiques sous l’égide de la mairie, c’est le cas du M.U.R à Oberkampf ou sur les murs extérieurs du pavillon Carré Baudouin gérés par l’association Art Azoï (rue de Ménilmontant, XXème arrondissement).

Cet ouvrage insiste donc sur la relation étroite qu’entretiennent le graffiti et l’aménagement urbain. Que cela soit en créant des dispositifs de plus en plus performants pour protéger les espaces publics de la prolifération des graffitis qu’en autorisant et valorisant certaines formes, esthétiques et espaces de monstration, les politiques publiques dessinent les contours d’une ville artistique. Il est important de voir que ce ne sont que certaines formes d’art qui sont valorisées et à des fins bien particulières. Le street art avec des thèmes floraux, animaux ou abstraits remplacent souvent la typographie classique du mouvement issu du graffiti, ce que Barra et Engasser appellent le « street art institutionnel ». En voulant maîtriser les créations dans les espaces publics, les politiques agissent également sur les esthétiques du graffiti. De plus, seules les œuvres publiques servant à pouvoir promouvoir l’attractivité des espaces sont valorisées et commanditées par les municipalités. Le graffiti et le street art servent donc des enjeux importants dans le développement des espaces urbains par les municipalités : gentrification, attractivité économique, tourisme, etc., et en cela le graffiti est un outil privilégié des politiques publiques et du développement urbain.

Conclusion

Cet ouvrage propose donc une analyse fine de l’influence du graffiti dans les processus de construction de la ville, sur les liens avec les politiques urbaines mais aussi sur les objectifs hygiénistes qui animent ces politiques. En abordant à travers une analyse chronologiques les thèmes de l’hygiène, de l’effacement et des politiques sécuritaires qui sous-tendent les politiques actuelles, les auteurs nous offrent un panorama précieux pour se saisir des idéologies de la fabrique de la ville. Cependant, l’ouvrage bien qu’écrit par des chercheurs eux-mêmes ancrés dans la pratique, manque d’une explicitation sur les méthodologies mises en place pour mener à bien cette analyse. En effet, des références à leurs propres recherches sur le terrain, un croisement entre les travaux académiques et des données empiriques, auraient eu le bénéfice de donner une matière plus concrète aux argument avancés et de comprendre l’impact de ces théories sur le terrain. De plus, un regard sur les questionnements méthodologiques qui proposerait une réflexion croisée sur le positionnement de chercheur et sur celui de graffeur et qui offrirait ainsi un regard situé aurait eu une résonnance particulièrement intéressante pour cette analyse du graffiti.

MANON FAUCHER

 

Manon Faucher est doctorante en anthropologie à l’Université Paris 8 (UMR LAVUE, équipe Alter). Sa thèse porte sur les pratiques du graffiti et sa patrimonialisation dans les espaces vacants et les friches en Île-de-France.

manon.faucher04@etud.univ-paris8.fr

Bibliographie

Gzeley N., Laugero Lasserre N., Lemoine S. et Pujas S., 2019, L’art urbain, Paris, Que sais-je ?, 127 p.

Heinich N. et Shapiro R., 2012, De l’artification : enquêtes sur le passage à l’art, Paris, Ed. de l’École des Hautes études en sciences sociales, 334 p.

Liebaut M., 2012, « L’artification du graffiti et ses dispositifs » in Heinich N. et Shapiro R. (dir.), De l’artification : enquêtes sur le passage à l’art, Paris, Ed. de l’École des Hautes études en sciences sociales, 151-169.  

Vaslin J., 2017, Esthétique propre : la mise en administration des graffitis à Paris : 1977-2017, Thèse de doctorat, Lyon, Université de Lumière, 665 p., en ligne

 

Référence de l’ouvrage : Barra Jean-Baptiste et Engasser Timothée, 2023, Antigraffitisme: aseptiser les villes, contrôler les corps, Lorient, France, Le passager clandestin, 160 p.

 

Illustration de couverture : Tags sur la station de métro Notre-Dame-du-Mont, Marseille (Manon Faucher, janvier 2023)

 

Pour citer cet article : Faucher M., 2024, « L’effacement du graffiti, un regard politique sur les enjeux de création dans la fabrique de la ville contemporaine », Urbanités, Lu, décembre 2024, en ligne.

  1. https://criminocorpus.hypotheses.org/56157 consulté le 21/07/2024 []
  2. Cette théorie développée par Kelling et Wilson a depuis été invalidée par de nombreux·ses chercheur·euses, comme le notent les auteurs : prise d’intérêts personnels de la sécurité privée, manque de rigueur, … (Ibid. : 52). []

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