Vu / La fête est finie – La face cachée de Marseille « Capitale européenne de la culture » au cinéma
Clara Piolatto
Nicolas Burlaud vit et travaille à Marseille depuis vingt ans. Fondateur et animateur de la télévision de rue Primitivi, il promeut la diffusion de discours alternatifs. Face au déferlement médiatique autour de Marseille « Capitale Européenne de la Culture » et au sentiment d’être piégé par cette grande machine, Nicolas Burlaud réalise La fête est finie, son premier long-métrage documentaire. À la marge d’une démarche officielle et bridée, l’œuvre informe le spectateur des effets collatéraux des grandes opérations qui caractérisent l’aménagement urbain marseillais aujourd’hui. Après une tournée de projection dans des locaux alternatifs, La fête est finie sort en salle le 4 novembre 2015. Deux ans après l’événement, cette sortie nationale nous offre la possibilité de découvrir la face cachée de l’élection de la ville au titre de Capitale Européenne de la Culture.
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« On allait tôt ou tard y passer ! »
Qui s’intéresse aux mouvements de résistance urbains, à la gentrification et aux processus de domination, notamment par la culture, ne peut faire l’impasse sur ce documentaire. J’aimerais commencer par citer deux paroles municipales à travers lesquelles se comprennent le courage et l’effort de Nicolas Burlaud à vouloir mettre à nu les stratégies de mutation urbaine marseillaise contemporaine.
La première citation concerne Gaston Defferre qui rêvait « d’une cité rendue au statut de ville tertiaire » (Peraldi, Duport et Samson, 2015 : 34), désir qu’il a accompagné du chantier alors surnommé le « World Trade Center » marseillais, sans grand succès. Il s’agit pour la seconde citation d’une déclaration du maire en place, Jean-Claude Gaudin, affirmant sans détour dès 1994 son souhait de « rendre le centre-ville aux Marseillais (…) les vrais, ceux qui payent des impôts ». Le lancement de l’opération Euroméditerranée1 en 1995 annonce des travaux de réaménagement urbain de grande envergure. Son programme s’étend au nord avec des prévisions jusqu’en 2025.
La municipalité, avec l’élection au titre de « Capitale Européenne de la Culture » de sa commune, couronne une « rénovation spectaculaire de la ville [qui] ne pouvait se faire sans un événement qui en marque symboliquement, et de préférence aux yeux du monde, la naissance » (Peraldi, Duport et Samson 2015 : 107). Comme le souligne dans le film Alèssi Dell’Umbria, historien et co-fondateur du Carnaval Populaire de la Plaine, « on a réussi à ne pas avoir l’America’s Cup », grande compétition nautique internationale, « Capitale de la Culture, on allait tôt ou tard y passer ! ». Depuis 1995, avec le lancement de l’opération de renouvellement urbain Euroméditerranée, les acteurs culturels sont mobilisés pour réécrire les légendes, ré-enchanter Marseille. Nicolas Burlaud montre un exemple de projet mené dans le cadre des « quartiers créatifs » dans le 14ème arrondissement de Marseille. Si les associations locales touchent une subvention annuelle de 1 500 euros, un « Jardin des possibles » éphémère, lié au but ultime de réserver un terrain pour des aménagements routiers futurs, a été installé pour 30 000 euros. Karima, directrice du centre social L’Agora, à deux cents mètres du terrain s’en offusque. Outre la question des financements, le centre social a en effet par ailleurs déjà un projet de jardin en cours de développement. Comment rendre légitime son mécontentement quand le projet est d’apparence innocent et agréable au quotidien ? En effet, comme le scande Alèssi Dell’Umbria, « seuls des fascistes s’en prendraient à la culture ». Nicolas Burlaud, avec ce documentaire et l’ensemble de Primitivi, crée une tribune pour ceux qui subissent la manipulation parfois violente des institutions, sous couvert de la culture.
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Fabricants de discours
Les discours officiels usent d’un lexique martial, comme l’expression récurrente de « reconquête du centre-ville ». Cette tendance traduit les enjeux de pouvoir et de domination autour de la mutation marseillaise. À la lumière de l’ouvrage très contemporain de Peraldi, Duport et Samson, Sociologie de Marseille, rappelons que la gentrification constitue « tout processus de requalification et de réinvestissement des espaces urbains centraux pour des fonctions et des usages réservés et exclusifs à des groupes sociaux nantis d’un capital culturel ou d’un capital économique » (Peraldi, Duport et Samson, 2015 : 91). Nous pouvons l’illustrer par la séquence suivante du documentaire. Au cours d’une réunion publique, une habitante souligne la persistance de l’Établissement Public d’Aménagement Euroméditerranée à vouloir changer le nom de son quartier. Elle habiterait à l’avenir l’« ÉcoCité », voire l’ « Ecocity » et non plus « Les Crottes ». Elle souligne le mépris auquel sont confrontés les habitants à travers ce remaniement nominatif. Elle déclare : « je ne veux pas entendre ‘les immeubles sont insalubres’, dans ce projet c’est nous qui sommes ‘insalubres’ vis-à-vis de votre projet ». La vidéo, reprise partiellement dans le documentaire et disponible ici dévoile la difficulté du dialogue entre deux camps, grossièrement entre décisionnaires et habitants, dans une salle bien gardée par un service de sécurité en civil.
Nicolas Burlaud relaye des situations qui offrent alors au spectateur un éclairage nouveau sur la mutation marseillaise. Il filme autant les manifestations culturelles officielles que les réunions et manifestations de résistance. Comme le réalisateur l’affirme, « le cœur de cible [de l’aménagement urbain] n’est pas la population marseillaise mais des investisseurs, des partenaires privés, des promoteurs immobiliers dont la Ville de Marseille et Euromed ont besoin pour faire avancer leur projet. Et donc, on dessine une ville qui ressemble à toutes les autres dans la concurrence acharnée que se livrent les villes moyennes pour devenir des mégapoles, des métropoles… Cette ville fait fi de la population marseillaise ». Il s’attelle alors à diffuser des images qui peuvent déplaire à ce « cœur de cible » en parallèle d’images d’événements officiels. Cette stratégie de montage, en miroir, permet donc d’appréhender les moments marquants du renouvellement urbain, très médiatisés pour le grand public, mais également les conséquences de l’opération, souvent négligées dans un reportage télévisé ordinaire.
Par exemple, il nous donne à voir l’inauguration du centre de vidéo surveillance avec Manuel Valls et dévoile la foule des journalistes pressés contre les politiques. Ce moment de l’entre-soi ne se retrouve évidemment pas dans la scène parallèle, lorsque Nicolas Burlaud filme les quartiers nord et donne la parole à des jeunes qui ne se sentent plus à l’aise dans le centre-ville. La stratégie politique, de la consolidation de l’image criminelle de Marseille à travers les médias d’une part, combattue par la présence accrue des caméras dans l’espace public d’autre part, tend in fine à éloigner des populations indésirables pour laisser la place à ceux qui peuvent relancer l’économie selon les institutions, de nouveaux habitants plus riches ou des touristes. L’image négative de la ville, renforcée, permet de montrer la capacité de la municipalité à mettre en place un système de sécurité. Les investisseurs seraient alors séduits par l’efficacité du dispositif, qui dépasse même sa fonction de surveillance en éloignant la population stigmatisée initialement dans les médias, et de ce fait, mal à l’aise face aux caméras.
De la même manière, Nicolas Burlaud ne se contente pas de s’immiscer à l’inauguration des Terrasses du Port, nouveau centre commercial sur le front de mer, mais il nous embarque également dans une virée au marché aux Puces. Ce lieu traditionnel de commerce à faible coût attire des populations pauvres de toute la commune et il est prévu de le remplacer par une halle aux antiquaires dans le cadre du plan de renouvellement urbain.
Il s’agit dans les deux cas précédents d’une même stratégie d’aménagement et de gentrification, Nicolas Burlaud utilise donc la même méthode de montage « en miroir ». Le documentaire prend sa force dans son montage et dans l’alternance des discours, laissant parfois de côté la qualité de l’image et du cadrage. Cette mise en parallèle des événements et la critique des opérations de grande envergure peuvent paraître faciles, voire spécieuses. Le documentaire doit être approché comme un des éléments de compréhension d’un débat bien plus vaste, largement moins manichéen que ne le présente le réalisateur. Il est une pièce maîtresse pour éveiller les consciences face aux stratégies d’aménagement mais il ne faut surtout pas oublier qu’il diffuse lui aussi, comme les discours officiels, une vision des opérations en cours. De plus, certaines informations sur l’aménagement urbain évoquées dans le film ne sont aujourd’hui plus d’actualité. La tour H99 et l’Euromed Center ne sortiront en effet pas de terre comme prévu. Cela ne nuit pas pour autant à l’actualité du documentaire qui dévoile les conditions de la réception par le grand public d’un projet urbain et non un projet urbain en tant que tel, avec ses édifices et ses voiries. Les enjeux relèvent donc bien plus de l’imaginaire, de la construction symbolique autour de la ville que de la construction à proprement dit.
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Guerre de symboles
« Les enjeux symboliques et imaginaires sont au cœur de l’économie urbaine, la culture est désormais une force productive et la ville imaginée, celle des légendes et des mythes, devient une pièce maîtresse de ce réenchantement » (Peraldi, Duport et Samson, 2015 : 6). Le titre de « Capitale Européenne de la Culture » fait partie de ce système de symboles. Keny Arkana, figure du rap marseillais, a déjà rétorqué en chantant « Marseille, Capitale de la rupture » et avec le documentaire du même nom, signé par le collectif La rabia del pueblo2 Tandis que Keny Arkana détourne le titre, Nicolas Burlaud renchérit en utilisant l’image du cheval de Troie. Il associe en effet les festivités de 2013 à celle dramatique de la mythologie grecque, une fois le cheval introduit dans l’enceinte de la ville. Nicolas Burlaud avertit du danger et de la nécessité de rester sobre et alerte. N’étant pas maudit, comme Cassandre qui s’opposa en vain, le réalisateur invite le spectateur à se fier à sa version de la sentence « attention aux Grecs, porteurs de cadeaux ».
Ce documentaire offre la possibilité au spectateur de sortir du « cheptel docile incité à participer de manière grégaire aux jeux organisés par les autorités, dans l’ignorance totale de ce qui est en train de se jouer à Marseille », comme le dit Jean-Pierre Garnier, sociologue et urbaniste, après la grande transhumance en pleine ville, ouverture des événements culturels de 2013. Plus d’excuse face aux habituelles difficultés d’accès à l’information alternative, la sortie nationale permet à tous de s’informer en multipliant les sources.
Si La fête est finie ne traite pas de l’ensemble de la question marseillaise aujourd’hui, il apporte un éclairage rare et indispensable. La voix-off grave et posée du réalisateur fait l’unité du documentaire et donne le sentiment qu’on a le temps, qu’il faut prendre le temps de visionner ces séquences. La quiétude de cette voix sans élan, qui sied à l’atmosphère de la salle de cinéma, n’atténue cependant aucunement le caractère militant du documentaire.
N’oublions pas que les mutations urbaines s’inscrivent dans un temps long, celui des générations et de multiples opérations, avec des délais parfois décennaux. L’élection au titre de « Capitale Européenne de la Culture » n’est qu’un des éléments du processus marseillais. Le regard de Nicolas Burlaud s’appuie sur un événement dans l’histoire de la mutation urbaine pour éveiller nos consciences. Le combat ne se mène pas uniquement autour du titre de « Capitale Européenne de la Culture. Contrairement à cette citation du Livre II de l’Énéide de Virgile : « Et nous, malheureux, qui vivons notre dernier jour dans la ville, nous ornons les temples des dieux de feuillages de fête », le réalisateur commente : « le film a des accents tragiques et prophétiques mais il n’est pas trop tard ». Les politiques utilisent les légendes de la cité phocéenne, son image de terre d’accueil, chaleureuse ville du sud pour attirer les touristes, dont les croisiéristes, et érigent un Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée. Cependant, ce nouveau haut-lieu de visite qu’est le MuCEM, « n’est-il pas plutôt le tombeau des civilisations méditerranéennes ? » interroge Bruno Le Dantec. À force de vouloir lisser la ville pour la faire rentrer dans la compétition des grandes métropoles, on « va nous transformer Marseille en Paris »3 affirme le groupe Raspigaous. Le « sursaut Burlaud » donc, est à l’image de ces jeunes qui reprennent possession de la mer, au bout du J4, au pied du MuCEM, là où la baignade est interdite mais où l’usage d’un espace et l’appartenance à un lieu priment sur le règlement.
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CLARA PIOLATTO
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Volontaire chez Unis-cité et Habitat et Humanisme à Lyon puis diplômée d’architecture à Paris-Val de Seine, Clara Piolatto s’intéresse au lien entre territoire, discours et citoyenneté. Ses recherches portent essentiellement sur l’hébergement d’urgence. Elle a étudié le cas marseillais de l’Unité d’Hébergement d’Urgence de La Madrague confrontée aux opérations d’Euroméditerranée dans le cadre de son Projet de Fin d’Études avec Apolline Despins.
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La fête est finie, N. Burlaud, 72 minutes, sortie le 4 novembre 2015.
Illustration de couverture (1) : Affiche du film (K. Pairemaure)
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Projection en présence d’Anne Clerval (auteure de Paris sans le peuple, gentrification de la capitale, Éd. La Découverte, 2013) et de Nicolas Burlaud, en partenariat avec Les Amis du Monde Diplomatique, le 4 novembre au cinéma Les 3 Luxembourg à Paris, à 19h30.
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Bibliographie
Borja S., Derain M., Manry V., 2010, Attention à la fermeture des portes. Citoyens et habitants au cœur des transformations urbaines, l’expérience marseillaise de la rue de la République, Marseille, Les Éditions communes, 288 p.
Dell’Umbria A., 2006, Histoire universelle de Marseille. De l’an mil à l’an deux mille, Agone, Marseille, 756 p.
Grésillon B., 2011, Un enjeu « capitale » : Marseille-Provence 2013, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 171 p.
Harvey D., 2011, Le capitalisme contre le droit à la ville – Néolibéralisme, urbanisation, résistances, Éditions Amsterdam, 93 p.
Le Dantec B., 2007, La ville-sans-nom. Marseille dans la bouche de ceux qui l’assassinent, Le Chien Rouge, 105 p.
Peraldi M., Duport C. et Samson M., 2015, Sociologie de Marseille, La Découverte, 128 p.
- L’annonce du lancement au JT du 04 mai 1994 est disponible ici. [↩]
- Une initiative relayée par Mediapart, avec le texte de la chanson et le documentaire de 20 minutes, à voir ici. [↩]
- Extrait de Raspigaous, 2002, « Le Panier », Chiens des quais. [↩]