Lu / Soundspaces : espaces, expériences et politiques du sonore, Claire Guiu et al.

Violaine Jolivet

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Cet ouvrage collectif annonce dès l’introduction sa teneur, il s’agit bien là d’une polyphonie regroupant pas moins de trente-cinq contributions qui interrogent les liens entre « espace » et « son ». Les textes présentés, de longueurs variables, parfois plus proches de la communication que du chapitre d’ouvrage, sont regroupés en trois grandes parties, qui organisent une cohérence thématiques entre des sujets et des disciplines extrêmement divers (arts, histoire, géographie, sciences politiques, ethnologie, architecture, urbanisme, sociologie etc.). Ainsi, cet ouvrage collectif permet aux lecteurs d’explorer différents champs disciplinaires et de nombreuses thématiques actuelles sur les dimensions sonores de l’espace et/ou les dimensions spatiales du sonore.

Soundspace couvertureLa première partie, intitulée « Mises en scènes et écritures sonores des espaces », aborde la question des transmissions et des compositions du son dans et par l’espace. À travers des espaces et des temps parfois clos, comme le spectacle, parfois multi-localisés comme les auditoriums internet ou les grands projets urbains et parfois suspendus comme les silences et interférences, cette partie interroge les différents régimes d’adresses, d’imaginaires et d’écoutes du son « en l’espace » (Guiu, Mervant Roux, p. 19).

La question des dispositifs du sonore, qu’ils soient architecturaux, technologiques, acoustiques ou légaux traverse les différentes contributions. Les enregistrements (mp3, WAV) aujourd’hui largement démocratisés comme la patrimonialisation des ambiances sonores par la mise en scène, la cartographie ou encore l’archivage des relevés sonores figurent comme des thématiques transversales et interrogent les situations d’écoute.

La deuxième partie « L’expérience sonore des lieux. Spécificité, approches, enjeux » cherche à redonner au son toute sa place. Autrement dit, à ramener la dimension sonore au centre des études sur l’espace et l’environnement.

Les sons cohabitent dans et par l’espace ; ils deviennent des liens entre l’homme et la terre, à la fois alertes mais aussi passeurs et transmetteurs sensuels et sensoriels de notre relation aux lieux. Les différentes contributions soulignent le caractère à la fois in situ et diffus du sonore qui participe à son inscription dans le temps et dans l’espace. Aussi présentent-elles des approches quantitatives comme qualitatives qui s’accordent pour dire que la dimension sonore des sociétés et des environnements est un élément constitutif de l’identification commune, de la mémoire collective, et des patrimoines mondiaux. Mais parce qu’elle est ressentie, cette dimension sonore est également très immédiate et quotidienne et révèle les perceptions, les tactiques et les routines de chacun.

La troisième partie, intitulée « les territoires politiques de l’environnement sonore », creuse la question des liens entre savoirs scientifiques, expertises et actions politiques. Elle traite plus spécifiquement des dispositifs réglementaires et des outils techniques, notamment des cartographies du bruit ou des relevés ou mesures d’intensité, qui favorisent une normation de l’environnement sonore et interrogent les pratiques professionnelles et habitantes qui agissent sur la fabrique politique du sonore. À travers plusieurs contributions, la question soulevée ici est : comment concilier la prise en compte d’un phénomène profondément intime et sensible (la question des perceptions sonore propre à chaque individu), sa mesure physique par des indicateurs, sa prise en compte par les aménageurs et son instrumentalisation par le politique ? Le constat fait par les différentes contributions et auteurs est que la rencontre entre l’expérience personnelle, la gestion technique et la prise en charge politique de l’environnement sonore n’est guère aisée, y compris au sein de protocoles de recherche qui cherchent à faire des habitants des acteurs nouveaux de l’articulation entre son et territoire.

La diversité des contributions rend difficile de résumer ici les textes les uns à la suite des autres ou de choisir un exemple plus qu’un autre pour illustrer les éléments des recherches présentées. Il est donc plus aisé de choisir une approche thématique pour aborder certaines pistes de réflexions offertes par cet ouvrage.

Le bruit. Dans les travaux en sciences sociales et en géographie en particulier, les rapports entre son et espace ont été abordés en premier lieu comme des rapports conflictuels. Le son a d’abord été non pas étudié comme un marqueur identitaire ou un paysage relevant d’une certaine esthétique ou ambiance, mais comme un bruit. Autrement dit, la dimension sonore de l’espace a souvent été étudiée comme une nuisance, un élément de gêne que les politiques publiques et les aménageurs devaient « contrôler » ou « mettre en ordre », grâce à des systèmes de mesures, de cartographies et à la définition de seuils rendant acceptables ou non la dimension sonore de l’extérieur et de l’Autre.

En ce sens, les contributions au sein de cet ouvrage de Colon, Remvikos, Zittoun ou encore Walker qui abordent les processus de politisation du bruit notamment dans les villes, à proximité des infrastructures ou des hyper-centres et de leurs vies nocturnes, demandent au lecteur de penser le son comme un enjeu environnemental et politique. À partir de quand un son devient-il un bruit et donc un phénomène gênant pour les riverains extérieurs à sa production ? Comment enquêter sur les perceptions, les sens et se satisfaire d’outils de mesure quantitatifs qui influencent la définition de l’acceptabilité par des savoirs experts et les législations qui les encadrent ?

En ce sens, la contribution d’A. Timponi intitulée « Au pays des parasites. Bruits, distorsions et imaginaire technique aux débuts de la radiophonie » rappelle que la technique, l’amplification et la diffusion du son par l’homme depuis un siècle ont fait naître des plaintes d’un genre nouveau au sein des voisinages. Le son, quand il est perçu négativement, entre alors en interférence avec les environnements dans lesquels il se diffuse et empiète sur les territoires de l’intime. Mais, comme le souligne l’auteur, le bruit et les plaintes qui lui sont associées « cachent de vieux préjugés, d’anciens clivages sociaux qui font graviter autour du binôme silence-bruit d’autres paires d’opposition, tels que civilisé-barbare ou pauvre-riche. »(p.85).

Le bruit permet d’interroger les territoires et les pratiques du vivre ensemble dans leur dimensions spatiales, politiques et sociales.

L’habiter sonore. Depuis les premiers écrits géo-phénoménologiques, et notamment ceux de E. Dardel en 1952, le sens et le vécu de la condition spatiale de l’homme sont interrogés à travers la notion d’habiter, qui dépasse largement son acception banale – se loger, résider – et renvoie aux relations entre l’homme et les lieux de son existence. Interroger les dimensions sonores de l’habiter renvoie alors à considérer le son comme un marqueur, un traceur de territoire (Deleuze, Guattari, 1980) et comme une dimension intrinsèque à l’appropriation de notre coin du monde. Plusieurs contributions s’accordent ainsi pour redonner aux sons, à la fois projetés et perçus, une place à part dans notre spatialité, à la fois messagers et résultantes de notre être au monde.

Deux contributions plus particulièrement aborde cet habiter sonore dans des cadres spécifiques. D’une part, la recherche de N. Said sur les crieurs publics dans les quartiers populaires du Caire rappelle la dimension identitaire et culturelle de certaines sonorités qui participent du lien que les habitants entretiennent avec leurs territoires du quotidien. D’autre part, la réflexion de H. Marche sur les ambiances sonores d’un service de cancérologie, rappelle comment la re-création d’un chez-soi pour les malades et d’une sociabilité au sein du service et de l’hôpital passe aussi par la dimension sonore de cet espace.

À travers ces exemples et ces questionnements variés, cet ouvrage offre donc la grande qualité de balayer un spectre très large des recherches menées en France et plus largement dans le monde francophone sur les questions du sonore en sciences humaines et sociales. En ce sens, la polyphonie présentée est précieuse car elle concoure à l’ébullition actuelle autour de cet élément encore trop souvent considéré comme simple décor, voire ignoré par de nombreux praticiens et chercheurs sur l’espace.

Le titre soundspaces propose ainsi une alternative à la notion de paysage sonore développée par R.M. Schafer et qu’il définit comme une portion d’un environnement sonore que l’on étudie et qui renseigne sur la relation entre l’homme et son environnement (1979). Le pionnier Schafer et son écologie sonore sont ici jugés comme trop esthétisants alors que l’espace sonore est avant tout expérience et politique comme le souligne le titre. Ainsi, les auteurs-coordinateurs de ce livre se veulent plus inclusifs, transdisciplinaires et cherchent à ouvrir de nouveaux espaces de savoirs.

Si le pari est tenu par une telle publication, notamment grâce à plusieurs contributions qui rapportent des enjeux méthodologiques très stimulants, on peut cependant regretter un manque de positionnement théorique commun qui justifierait la création de la notion de « soundspace » et en donnerait une définition claire. En effet, si les textes d’introduction de chaque partie posent quelques jalons, l’introduction générale se présente plutôt comme un manifeste pour l’appréhension et l’étude du sonore dans les sciences humaines et sociales que comme une réflexion théorique.

Alors que le livre est publié dans une collection de géographie sociale, force est de constater que les notions de lieu, de territoire et d’espace semblent être utilisées sans différenciation réelle pour bon nombre d’auteur-es. Ainsi, si toutes les contributions traitent bien de la dimension spatiale du sonore et/ou de la dimension sonore de l’espace, l’ouvrage en tant que manifeste ne pose pas réellement les bases d’une nouvelle approche conceptuelle et spatiale du sonore. On aurait aimé par exemple que les réflexions présentées ici entrent en résonance avec des travaux récents en géographie notamment sur les liens entre musique et territoire (Canova et al.2014) ainsi que des réflexions fécondes émanant des arts sonores (Labelle, 2010 ; Vogel, 2013) pour étayer le fondement théorique de l’approche sonore des espaces et asseoir le soundspace comme nouveau champ d’étude.

VIOLAINE JOLIVET

Violaine Jolivet est professeure en géographie à l’Université de Montréal. Elle travaille sur les liens entre les mobilités et la fabrique des espaces urbains dans les Amériques. Au sein de ses travaux, les ambiances sonores deviennent des révélatrices des processus d’appropriation et d’exclusion mais aussi de créolisation au sein des territoires urbains cf. carte sonore de Miami réalisée entre 2010 et 2012.

Guiu, C., Faburel, G., Mervant-Roux, M. M., Torgue, H., & Woloszyn, P., 2014, Soundspaces: espaces, expériences et politiques du sonore, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 417p.

Claire Guiu explore les expressions sonores des lieux et de la ville. MCF en géographie à l’Université de Nantes et chercheuse du laboratoire ESO, ses recherches de terrain analysent les articulations entre son/espace et musique/territoire en géographie.

Guillaume Faburel s’intéresse aux politiques environnementales du sonore. Il est professeur à l’Université Lyon 2 en études urbaines et chercheur à l’UMR Triangle et au LabeX Intelligences des mondes urbains. Il s’intéresse aux dispositifs de la participation comme de la résistance pour interroger ce qu’il nomme une « cosmopolitique de l’habiter ».

Marie-Madeleine Mervant-Roux cherche à interroger la part effective de l’acoustique et de la dimension auditive dans la représentation théâtrale. Elle est directrice de recherche au CNRS au sein de l’UMR THALIM et s’intéresse entre autres à l’histoire de l’esthétique et aux conditions d’écoute au théâtre.

Henry Torgue s’intéresse au domaine sonore comme musicien et ingénieur de recherche au CNRS au sein des laboratoires CERMA et CRESSON. Ses recherches traitent notamment des ambiances urbaines et des enjeux socio-spatiaux dont elles sont l’expression.

Philippe Woloszyn se place au niveau des auditeurs pour interroger les ambiances architecturales et urbaines. Il est chargé de recherche au CNRS au sein de l’UMR ESO, où ses recherches traitent du sonore à travers les éléments de design, de réverbération et d’acoustique du bâti.

Quelques références bibliographiques pour aller plus loin

Canova N., Bourdeau P. et Soubeyran O., 2014, La petite musique des territoires : art, espace et sociétés, Paris, CNRS-Éditions, collection « Alpha », 242p.

Deleuze G., Guattari F., 1980, Mille plateaux : Capitalisme et schizophrénie II, Paris, Edition de Minuit, 645p.

LaBelle B., 2010, Acoustic territories: sound culture and everyday life, New York, A&C Black, 276p.

Murray Schafer, R., 1979, Le paysage sonore, Paris, J.-C. Lattès, 388p.

Vogel C., 2013, « Un art sonore situé : le sens et l’espace », Etnográfica, vol. 17 (3) , 605-616.

Photo de couverture: La Havane, Cayo Hueso, Jolivet 2009.

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