Lu / L’archipel résidentiel. Logements et dynamiques urbaines, Yankel Fijalkow et Bruno Maresca

Alice Lueder

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Plus qu’une synthèse sur la crise du logement et les dynamiques urbaines, ce livre est conçu comme une invitation au voyage dans l’archipel résidentiel français. Par cette analogie, Y. Fijalkow et B. Maresca entendent montrer que la « crise du logement » n’est pas conjoncturelle mais structurelle. Se dissimulant derrière une périodique refonte de leur appareil rhétorique et théorique, les architectes, géographes, urbanistes et acteurs de la ville, pour résoudre l’épineuse question de la mutation des formes résidentielles, agitent l’épouvantail de la fameuse « crise du logement ».

Ce livre propose une « nouvelle grille de lecture » pour comprendre les dynamiques de normalisation et de massification qui conduisent à l’archipellisation du monde du logement en plusieurs îlots résidentiels. Pour éclatés et différents qu’ils soient, ces amas constituent bel et bien un archipel dans la mesure où la conscience d’une unicité les relie. Partant, les auteurs étudient dans ce « champ labyrinthique non fini » les phénomènes d’emprunt entre les différentes formes d’habitat que sont la normalisation, la distinction et la transgression dans le cadre de ce voyage géographique et sociohistorique à travers l’archipel du logement français.

Normalisations

De l’immeuble haussmannien au logement social

Dans la première moitié du XIXe siècle, le logement parisien est confronté à une crise existentielle : les vieux quartiers populaires de l’Est parisien subissent de plein fouet les épidémies de choléra de 1832 à 1834 ainsi que les barricades des journées révolutionnaires de 1830 et 1848. De plus, le marché immobilier connaît une baisse significative des prix et de la demande de logements. Les travaux du baron Haussmann (1852-1870) répondent alors à un triple objectif d’assainissement, de régulation du marché immobilier et de promotion du mode de vie bourgeois par une ségrégation socio-spatiale à l’échelle de la ville, mais aussi de l’immeuble. Héritier de l’esthétique et de l’organisation de l’hôtel aristocratique, le modèle haussmannien transpose le principe de spécialisation monofonctionnelle des pièces à l’appartement bourgeois. Pourtant aux antipodes du logement populaire au milieu du XIXe siècle, ce modèle s’impose comme une norme, un canon pour la construction des logements, même les plus modestes.

1. La pièce à tout faire du logement ouvrier (Auteur non précisé, début du XXe siècle)

Le logement vertueux, ou lorsque les normes « domestiquent » l’habitant

Partant de la conception lévi-straussienne de la maison comme personnalité morale, ce chapitre distingue les trois voies par lesquelles le logement vertueux porte la volonté de « domestiquer l’habitant » (p. 62). Au XIXe siècle, le milieu de vie est considéré comme un vecteur efficace de vertu et d’exigence morale. En 1858, dans son familistère de Guise, Jean-Baptiste Godin réunit les conditions favorables à une émulation sociale éducatrice. Couplées à un cadre architectural propice, la coopération et la responsabilisation doivent entraîner le développement d’un contrôle social de la part des ouvriers.

Éducatif, le logement social est également doté d’une fonction propédeutique, lorsqu’en 1950, les politiques de résorption des bidonvilles développent des logements transitoires pour éduquer les ménages avant de leur accorder l’accès aux logements des offices HLM.

Cette théorie du bon exemple est ensuite reprise dans les années 1960 par Paul-Henri Chombart de Lauwe sous l’angle de la mixité sociale. Pour ce dernier, cette valeur cardinale de la démocratie urbaine permettrait de contrecarrer le phénomène de ségrégation sociale. Cependant, cette idée peine à s’imposer auprès des classes sociales aisées qui se replient dans les gated communities à la fin du XXe siècle.

Enfin, la réflexion sur l’architecture elle-même est une constante dans la conception de l’habitat vertueux. Dès le XIXe siècle, dans les cités ouvrières de Jean Dollfuss, le jardin potager est associé à la maison de l’ouvrier pour ne pas le déconnecter de la « terre, de l’économie et de l’effort » (p. 70). Puis, dans le sillage de la pensée foucaldienne, l’architecture est conçue comme un « dispositif » (Foucault, 1975) qui oriente les comportements de ses usagers pour les éduquer.

Imposés par le logement lui-même, ces processus de normalisation s’inscrivent dans une triple tension, puisque l’habitat est à la fois un produit de l’économie de marché, un lieu d’insertion dans la société et un espace d’expression de l’identité individuelle qui permet de se distinguer.

Distinctions

Sous-logement et non-logement

A contrario, la rhétorique employée par les politiques publiques pour désigner l’habitat hors-normes conduit à une homogénéisation de ce mal-logement, et in fine à sa dissociation de l’univers des habitations, bien que celui-ci corresponde à des réalités très diverses. Dans les pays occidentaux, la catégorie du sous-logement, procédant directement de l’intention normative, trace la frontière entre ce qui est habitable et ne l’est pas, reléguant le sous-logement aux marges théoriques et urbaines. En conséquence, la réalité du sous-logement n’est pas seulement un effet du marché de l’immobilier, elle est aussi le résultat de stratégies narratives.

En 1850, après la première vague de choléra, une loi hygiéniste sonne le début de la chasse aux « logements insalubres » (p. 84). Sous l’influence de la statistique morale, cette insalubrité est d’abord mesurée au nombre de personnes par pièce. Cependant, cette définition est contestée par les ingénieurs qui y intègrent d’autres critères, notamment ceux de la qualité des constructions et des réseaux à la fin du XIXe siècle. Mais, à partir de 1906, c’est la présence de populations « indésirables » (p. 85) qui tient lieu de définition. Commence alors un processus d’homogénéisation sémantique avec l’apparition de la formule « îlot insalubre », relayée ensuite par celle de « zone » (p. 87), pour désigner les campements qui surgissent tout autour de Paris au tournant du XXe siècle.

Les figures des « taudis », des « îlots insalubres » et de la « zone » illustrent les tentatives de normalisation conduites par les pouvoirs publics à l’égard d’un type d’habitat qu’ils souhaitent voir disparaître et à ce titre, relèguent aux marges de la ville.

2. Vue panoramique de la zone entre la porte de Clignancourt et la porte Montmartre (Conseil général de la Seine, 1943)

La maison individuelle : un rêve occidental

La construction de maisons individuelles se distingue du phénomène historique de densification des centres anciens, villages et bourgs. Étroitement associée à l’étalement périurbain qui intervient dans les années 1950 avec la démocratisation des moyens de locomotion individuels, la périurbanisation résidentielle conduit à une dissociation entre la fonction résidentielle et la fonction productive, participant d’une radicalisation de l’individualisme propre aux sociétés modernes. Dès lors, la séparation géographique entre zone périurbaine pavillonnaire et tissu dense urbain se traduit sur le plan théorique et social par une opposition des défenseurs de la maison individuelle aux urbanistes et intellectuels. Ceux-ci, à l’instar de P. Bourdieu (2016), fustigent l’aliénation pavillonnaire, responsable d’une paupérisation des ménages éloignés de la ville.

Dans le périurbain, la stratification sociale se projetant horizontalement, la distance géographique au centre-urbain devient une distance-coût, mais aussi une distance sociale pour les ménages concernés. En 2019, la crise des gilets jaunes a mis en exergue les conséquences de ce « coût résidentiel » (Maresca, 2015) de l’habitat pavillonnaire et ranimé le clivage entre les classes moyennes et les classes intellectuelles supérieures.

Cependant, il semblerait que la position de certains intellectuels, et notamment celle d’Éric Charmes, dans son essai La revanche des villages, publié en 2019, permettent d’échapper à cette impasse théorique. Ce dernier appelle à sortir d’une « diabolisation du périurbain » (Charmes, 2019). L’attrait pour la maison individuelle est légitime si l’on considère « l’imbrication des récits » (p. 113) qui visent à faire la promotion de ce mode de vie. Retraçant l’histoire de la résidence pavillonnaire, Y. Fijalkow et B. Maresca soulignent qu’il ne faut pas décrier la maison individuelle elle-même, qui dans bien des cas constitue un aboutissement légitime dans le parcours résidentiel des ménages, mais dénoncer sa massification, condamner l’entretien d’un mécanisme social qui conduit les Français à plébisciter ce type de logement.

L’habitat distinctif

La visibilité et la considération constituent les normes implicites de l’habitat de luxe par opposition aux sous-logements qui se dissimulent aux marges des villes. Sous l’Ancien régime, l’architecte s’attache aux signes ostentatoires, suivant le principe de correspondance entre rang social et type d’architecture, exposé par Jacques-François Blondel dans ses cours (1777). Outre l’apparence du logement, la localisation, la quiétude, l’intimité et le confort sont en second lieu nécessaires pour concilier luxe et aspirations individuelles, et passent par une discrète recherche de l’entre-soi, incarnée par les fameuses gated communities.

À partir des années 1970, alors que HLM, lotissements et autres grands ensembles voient le jour partout en France, une jeunesse intellectuelle et artiste, bohème et cosmopolite investit les vieux quartiers réputés insalubres de Paris, bousculant les codes conformistes et bourgeois hérités du modèle haussmannien. À la société de consommation capitaliste s’oppose alors un ars vivendi qui sacralise la rencontre, la spontanéité, l’urbanité et la sobriété. En 1968, le sociologue Henri Lefebvre théorise dans son livre Le Droit à la ville, cette urbanité audacieuse et soucieuse d’échapper à l’aliénation de la vie moderne. C’est ainsi que les quartiers centraux et vétustes connaissent une gentrification (Ruth Glass, 1963), qui se traduit par une patrimonialisation et une réhabilitation du bâti existant. Pour cette nouvelle classe sociale des « bourgeois-bohèmes » (David Brooks, 2000), c’est un moyen de faire valoir son identité socio-politique. L’habitat distinctif se forge alors par une politique de labellisation, qui le dote d’un caractère rare, authentique et enviable. Se voulant rebelle aux canons de son époque, l’habitat distinctif et distingué est paradoxalement producteur de nouvelles normes d’habiter, qui participent à leur tour, en lieu et place de leurs successeurs, à une homogénéisation de l’archipel résidentiel.

Alternatives

Copropriété, colocation : des collectifs sans projet

Ces dernières années, de nouveaux modes de vie – et par conséquent de nouvelles formes d’habitat « co- » émergent, qui participent à l’avènement de communautés d’individus. L’histoire de la co-habitation commence avec celle de la copropriété, fondée en droit français par le Code civil de 1804, puis réglementée par la loi du 10 juillet 1965.

Face à ces collectifs de propriétaires d’étages, la colocation, c’est-à-dire « la location d’un même logement par plusieurs locataires », est apparue avec la loi de 1989. Pour ouvrir la porte du parc privé aux locataires en difficulté, les parlementaires ont souhaité créer « un statut adapté sécurisant aussi bien les colocataires que les bailleurs » (p. 167).

En réalité, l’histoire de la colocation commence bien avant. Au Moyen-Âge, les maisons d’artisans, puis dans les années 1960, les communautés d’étudiants et d’artistes du Quartier latin ouvrent le bal. Mais, c’est véritablement dans les années 1970 que la colocation s’est démocratisée dans les villes universitaires pour répondre à la faiblesse de l’offre des résidences étudiantes, tendance qui s’est confirmée dans les années 2000.

Cette forme de co-habitation, qui n’est pas sans rappeler l’appartement collectif soviétique, renvoie à l’économie du partage. Communautaire, voire communautariste, la colocation véhicule des valeurs politiques et sociales. Résultat d’une sociabilité hors-ménage, ce modus vivendi correspond souvent à un moment de transition pour ses habitants. Étudiants quittant le berceau familial ou autres jeunes actifs constituent le gros du contingent. Cet « antiménage » repose bien souvent sur une certaine narration de l’individu contemporain à la fois autonome, intégré à une sociabilité de réseau, mobile et flexible. Seuls dans leur trajectoire de vie, d’aucuns colocataires conçoivent ce « logement discount » (p. 173) comme une « boîte à habiter » (p. 172) où il convient de passer le moins de temps possible, si bien que la coloc’, entre communautarisme et consécration de l’individualisme moderne, peine à affirmer sa voie. Plus récemment, l’émergence des colocations de salariés outre-Manche pose également la question du « retour des cités ouvrières transposées dans l’univers des jeunes cadres et techniciens contemporains » (p. 179).

Alternatives d’habitat : les voies de l’innovation et de la transgression

L’expression d’habitat alternatif désigne les expériences dont la vocation est de dépasser les normes en vigueur en matière d’écologie, de sobriété ou de mobilité. Que ce soient les écoquartiers, les écohameaux, ou même les ZAD (Zones à défendre), cette catégorie constitue un tiers-secteur dans le domaine de l’habitat. Héritiers des coopératives de logement qui voient le jour dès la fin du XIXe siècle en Norvège, les habitants de ces projets se constituent souvent en collectifs de codécideurs. Outre cette dimension collective, ces formes d’habitat novatrices s’affranchissent des standards techniques et économiques encadrés par le marché de la construction et interrogent les modes de mobilisation du foncier, à l’instar des Castors, qui inaugurent en 1945 l’auto-construction solidaire.

Forte des aspirations de la jeunesse à la frugalité, à la sobriété énergétique et au nomadisme, l’auto-construction revient en vogue sous la forme d’écoquartiers ou de yourtes, et donne place bien souvent à un rêve d’évasion hors d’une urbanité oppressante.

3. Vue aérienne du lotissement des Castors Landais « Barbe d’Or » à Mont-de-Marsan (Archives des Castors Landais, fin des années 1960)

Hors-normes, l’habitat alternatif peut également donner voix à la revendication, à la transgression et relever de « l’action directe » (Cleyre, 1912), comme c’est le cas des squats, mais aussi des occupations transitoires. Si la question sociale a pu se traduire par l’occupation de bâtiments, les revendications écologistes et environnementales sont promptes à défendre et a fortiori à habiter des territoires, des ZAD.

Partant, l’habitat alternatif questionne aussi bien la structure de l’habitation que la manière de se loger, à l’exemple des tiny houses qui, tout en subvertissant la fixité normative de l’habitat, s’inscrivent dans une revendication de sobriété et de minimalisme. La reconnaissance récente de ces dernières par la loi ALUR de 2014, témoigne de la résistance normative à l’œuvre dans l’archipel résidentiel, le Code de l’urbanisme rejetant dans un hors champ toutes les formes d’habitation qui ne répondent pas à ses critères : d’un côté les habitats dégradés, et de l’autre les innovations trans-normes.

Conclusion

L’émergence d’un îlot dans le champ normé de l’habitat indique la naissance d’un nouveau processus de normalisation. « Regarder le champ de l’habitat et la question du logement comme un archipel de formes conduit à ouvrir le jeu pour proposer des alternatives à la massification uniformisatrice, qu’il est utile de dénoncer en tant que processus non intégrateur » (p. 230).

L’ambition analogique de ce livre est à la fois théorique et pratique. L’invitation au voyage dans l’archipel résidentiel fonctionne comme une prise de conscience de la diversité des formes d’habitat qui se dissimule derrière les discours politiques, sociaux, économiques et idéologiques.

Ainsi, L’Archipel du logement résidentiel est un texte qui se veut puissant, puisqu’il nous incite à faire preuve de lucidité face à l’expression uniformisatrice, normalisatrice et massificatrice qu’est la crise du logement. S’inscrivant dans une perspective de communication entre les disciplines, le recours à une terminologie relevant du champ de la géographie physique pour produire une analyse qui s’inscrit dans le champ de la géographie sociale et de l’urbanisme paraît particulièrement pertinente, mais peu novatrice si l’on songe à l’emploi de plus en plus courant de ce terme en sciences humaines (Arrault, 2005) pour concilier deux dimensions structurantes de l’espace géographique : la délimitation et la polarisation.

ALICE LUEDER

Alice Lueder est étudiante.

alueder@hotmail.fr

Référence de l’ouvrage : Fijalkow Y., Maresca B., 2022, L’Archipel résidentiel. Logements et dynamiques urbaines, Paris, Armand Colin, 249 p.

Bibliographie

Arrault J.-B., 2005, « Du toponyme au concept ? Usages et significations du terme archipel en géographie et dans les sciences sociales », L’Espace géographique, vol. 34, no. 4, 315-328.

Blondel J.-F., 1777, Cours d’architecture, ou Traité de la décoration, distribution et construction des bâtiments, contenant des leçons données en 1750, les années suivantes, vol. 5, Paris, Desaint, 6 vol. ; in-8, en ligne.

Bourdieu P., 2016, Les structures sociales de l’économie, Paris, Éditions du Seuil, 289 p.

Brooks D., 2000, Bobos in Paradise: The new upper class and how they got there., New-York, Simon & Schuster, 284 p.

Charmes É., 2019, La Revanche des villages. Essai sur la France périurbaine, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La république des idées », 105 p.

De Cleyre V., 1912, De l’action directe, Etats-Unis, Mother Earth, traduit de l’anglais, 2010, Éditions du Sextant, 57 p.

Foucault M., 1975, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 352 p.

Glass R., 1964, London: Aspects of change, Londres, Macgibbon & Kee, 343 p.

Maresca B., Mercuio G., Capon G. et Brice L., décembre 2014, « Le coût résidentiel : coût privé, coût public de l’étalement urbain », Cahier de recherche du Crédoc, n° C321.

Couverture : Image satellite de la France de nuit vue par le satellite Suomi NPP (NASA, 2012)

Pour citer cet article : Lueder A., 2023, « L’archipel résidentiel. Logement et dynamiques urbaines, Yankel Fijalkow et Bruno Maresca », Urbanités, Lu, juillet 2023, en ligne.

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