Lu / On est bien arrivés. Un tour de France des grands ensembles, Renaud Epstein

Laetitia Overney

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On connaissait Renaud Epstein comme sociologue de la rénovation urbaine. Voilà qu’on le découvre collectionneur passionné de cartes postales sans qu’il ne perde son regard aiguisé sur les politiques de la ville. À travers son dernier ouvrage, On est bien arrivés. Un tour de France des grands ensembles, nous voilà emportés dans un voyage aussi riche que passionnant dans ces cités que l’on découvre autrement.

Depuis près de 30 ans, notre collectionneur « chine » ces images cartonnées de 10 cm par 15 représentant des grands ensembles, jusqu’à former un corpus de 3 000 pièces. Mais pourquoi donc un tel geste d’accumulation ? Pourquoi consigner ces photographies de tours, de barres, de piscines municipales, de pelouses pelées, d’aires de jeux en pied d’immeubles, de petits centres commerciaux et de parkings parfois ornés de bosquets fleuris ? Pour « revisiter l’histoire des grands ensembles » répond l’auteur, une histoire encore largement dominée par les archives des grands : hauts fonctionnaires, hommes politiques, architectes et urbanistes.

Or, la carte postale part d’un autre point de vue, celui des anonymes. Car l’image a été choisie par des habitant·e·s pour écrire quelques mots à des proches, avec un accent de fierté de montrer à quel étage on habite. En somme, la carte élève en dignité. Elle atteste une légitimité. Et elle nous informe sur le regard que les habitant·e·s ont porté sur leur lieu de vie. Au verso, les phrases sont précieuses. Les mots écrits permettent de saisir des fragments d’existences populaires qui, très vite, engagent une histoire à double face.

Une histoire à double face

L’ouvrage s’organise autour d’une solide introduction qui retrace les enjeux du livre et balise les principaux éléments de la politique de construction des Trente Glorieuses. Renaud Epstein rappelle que l’État bâtisseur est « parvenu à mettre fin à une crise du logement endémique » par ses nombreuses constructions – 9 millions entre 1946 et 1975 – (p. 11). Qu’on les trouve laides, dépourvues de qualité architecturale, monstrueusement grandes, ou encore qu’on remette en cause l’empilement des populations, les cités nouvelles ont permis à des millions de Français·e·s des classes moyennes et populaires de se loger dans un certain confort.

Cette donnée à l’esprit, on découvre ensuite une collection de 66 cartes postales, en noir et blanc et couleurs, classées par région et référencées (commune, parfois nom de la cité). Certaines sont mises en vis-à-vis de courtes citations significatives : on peut ainsi lire la sociologue Madeleine Lemaire, Kilian MBappé footballeur et ancien habitant de Bondy, l’anthropologue Monique Selim, Claude Dilain maire emblématique de Clichy ou encore les artistes Suprême NTM, La Rumeur ou Renaud. Au détour des pages, on entre dans l’intimité des correspondances avec quelques reproductions d’écritures.

Dans son propos introductif, Renaud Epstein mobilise l’histoire visuelle de l’État aménageur. Redécouverts depuis une dizaine d’années, les fonds photographiques et filmographiques du Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme ont permis d’étudier les stratégies de l’État pour valoriser les transformations radicales du territoire qu’il entreprend (Guigueno, 2006 ; Mouchel et al., 2012 ; Canteux, 2014 ; Bertho 2014). L’auteur relève que « les photographies reproduites sur les cartes postales ont souvent adopté les codes visuels de la photographie institutionnelle destinés à magnifier une architecture symbolisant la modernité et le progrès » (p. 13).

C’est pourquoi la vue aérienne est couramment utilisée pour souligner l’implantation du grand ensemble dans le site, sa cohérence ou son incohérence (Pousin, 2012). Par exemple, une carte postale montre la proximité directe du grand ensemble d’Uckange avec les hauts-fourneaux tout fumants – une véritable machine à loger la main d’œuvre (p. 106) ; ou encore les cités du pigeonnier à Amiens et de La Paillade à Montpellier apparaissent plantées dans les champs (p. 92, p. 120). Cette vue montre aussi le gigantisme et la géométrie de la composition de ces cités nouvelles, tels l’immense Sillon de Bretagne à Saint-Herblain (p. 117) ou les Hauts du Lièvre à Nancy (p. 104). Parfois, on découvre avec étonnement des cités qui jouxtent des bases nautiques de loisirs comme à Dijon et à Chalon-sur-Saône (pp. 26-27).

En revanche, d’autres cartes proposent des cadrages plus serrés, des vues au ras du sol, à hauteur d’homme, plus riches de détails même si les prises de vues se font sans habitant·e la plupart du temps. Les usages se dévoilent davantage. Une mère surveille son enfant faisant du vélo sur un asphalte flambant neuf aux Aouisses à Ligny-en-Barroy dans la Meuse (p. 100). Aux Raguenets dans le Val- d’Oise, le cadrage est centré sur un beau toboggan coloré et une grappe d’enfants (p. 76). Au total par cette sélection d’images, Renaud Epstein souligne la diversité du monde des grands ensembles, une diversité géographique, architecturale et sociale.

Prenons maintenant une loupe. De plus près, on peut entrevoir quelques indices supplémentaires pour saisir la vie quotidienne. Un spécialiste des voitures anciennes reconnaîtrait des marques et des modèles sur les parkings, il pourrait faire des hypothèses sur le niveau de revenu des ménages de l’immeuble. On pourrait aussi décrypter les titres des journaux en devanture du tabac-presse à Savigny-sur-Orge (p. 82) pour s’informer sur les pratiques culturelles. Au miroir grossissant, peut-être que l’on arriverait à saisir la posture des corps dans l’ambiance estivale de la piscine municipale de Tours (p. 28). À Bobigny (p. 34) et à Saint-Gratien (p. 76), je m’interroge : ne devine-t-on pas quelques silhouettes d’hommes surveillant leurs enfants dans l’aire de jeux ? Serait-ce l’ébauche d’une répartition des charges domestiques ?

Retournons le support cartonné. À suivre l’auteur, les « textes manuscrits témoignent surtout de la vie sociale des habitants des grands ensembles, et des liens familiaux et amicaux qui les relient à l’extérieur » (p. 16). Ils et elles ne vivent pas en vase clos. Par l’écriture, ils et elles affermissent et entretiennent le lien social. Ils et elles circulent au dehors pour le travail, les vacances, ou pour rejoindre des proches, dans l’agglomération ou plus loin.

Ces cartes postales qui mettent en valeur leur quartier ont été choisies par leurs expéditeur·ice·s. Bien souvent, les petits mots au verso renforcent cette représentation valorisante des lieux. « Reconnais-tu ce coin, cela te rappelle-t-il quelque chose ? » écrit une maman à sa fille (p. 66). Au recto, une photo de cinq bambins assis autour d’un petit bassin au pied d’une tour à Noisy-le-Sec. À travers ces quelques mots, le grand ensemble se dresse comme un lieu de souvenir familier où se sont scellés des attachements, à rebours de tant de représentations de la « boîte à habiter » impersonnelle. Un ou une locataire de Montereau, probablement du milieu cheminot, décrit la solidarité quotidienne : ceux qui travaillent à la SNCF « sont un peu éparpillés mais les relations n’en sont pas moins resserrés, on s’organise, on se voit pour les loisirs, pour les services (déménagement/au travail on se remplace, on s’entraide (il faut que ça dure)… » La puissance de ces écritures même brèves consiste à introduire un écart « entre l’image sociale, construite de l’extérieur, et l’appréciation de celles et ceux qui y résidaient » (p. 17).

1. Madeleine, habitante de Sarcelles, écrit une carte le 24 août 1960 (Collection personnelle, Laetitia Overney, 2022)

L’urgence du geste conservatoire

Cette fracture entre les représentations sociales, politiques, médiatiques et les expériences vécues de l’intérieur demeure. Depuis les années 1950, les grands ensembles sont saturés de regards qui leur échappent largement. Les politiques de rénovation urbaine inaugurées par Jean-Louis Borloo en 2003 démultiplient les productions visuelles. Des supports graphiques de visualisation des projets de démolition/reconstruction, en passant par les dépliants de promoteurs, jusqu’aux initiatives mémorielles de films et de photos pour « valoriser la mémoire du quartier », que d’images produites !

Parce qu’elle a démoli des pans entiers des grands ensembles, la rénovation urbaine est une politique de « table rase ». Car en restructurant profondément l’offre de logements, les espaces extérieurs et les équipements, et par de subtiles « opérations tiroirs », elle vise à renouveler la population, avec pour effet  d’y déloger les plus pauvres. Bien des quartiers en cartes postales sont aujourd’hui méconnaissables, telle La Sauvegarde à la Duchère à Lyon ou encore la Pierre Collinet à Meaux, entièrement détruite. Et l’on rêverait d’avoir une carte « d’avant », et une carte « d’après ».

Garder mémoire. Il y a alors urgence à collecter ces cartes postales et les écritures des habitant·e·s pour « archiver les traces d’un monde en voie de disparition » nous dit Renaud Epstein (p. 9). Archiver aussi des formes urbaines et architecturales, leur mise en scène sur des supports valorisants, et ces « écritures de peu » qui témoignent des manières d’habiter. Chercheur et collectionneur, ce double geste interroge les mille sources d’archives des quartiers populaires (Overney, 2019). Pour avancer, on se demandera de quoi sont-elles constituées ? Comment les recollecter ? Qu’est-ce que ces cartes postales disent de différent d’autres sources ? Si l’on s’en tient au seul répertoire visuel, ces archives ne se limitent pas aux cartes postales. Il faudra compter sur les albums de famille, les séries des photographes locaux – pour les rares habitant·e·s possédant un appareil photo, ou encore les fonds d’archives des équipements dont les personnels n’ont pas manqué d’immortaliser les fêtes, les parades des majorettes, les sorties de plein air, etc. Cet ouvrage est une invitation à poursuivre les fouilles.

2. Des dates et des lieux pour « chiner » avec l’association Les cartophiles du Finistère, (collection personnelle, Laetitia Overney, 2012)

Penser par l’image

Malgré toutes les questions stimulantes ouvertes par l’ouvrage, on peut regretter que Renaud Epstein ne s’avance pas davantage dans l’écriture de l’histoire revisitée des grands ensembles. Le sociologue s’en tient à inviter, quoique de manière implicite, les chercheur·s·e·s à diversifier leurs sources et à se tourner vers les cartes postales qui restent « un point aveugle » des travaux d’histoire, de sociologie et d’urbanisme (p. 13)1. Il dévoile ainsi un pan de sa collection sans vraiment proposer d’analyse de ce corpus visuel et textuel. Sans mettre en perspective ces archives avec d’autres documents (plans, discours officiels, notes administratives, presse, littérature jeunesse, etc.). Sans ouvrir un questionnement méthodologique sur la démarche indiciaire, ses faiblesses, la construction de corpus de cartes postales et les difficultés qu’ils posent.

Sans doute que la performance du livre ne se tient pas là. On est bien arrivés propose avant tout aux lecteur·ice·s une plongée visuelle dans ces cités nouvelles racontées par les images et les mots griffonnés au dos des cartes. C’est à une perception sensible du monde des grands ensembles que nous sommes invité·e·s. On peut en effet lire l’ouvrage comme une tentative de penser et de faire penser par l’image, soit une manière de reconnaître l’autonomie réflexive de l’image : « l’image ne dit rien, elle suspend le temps ; elle arrête le flux de la pensée pour questionner, interroger ou encore demander des comptes » écrivent Cécile Cuny, Alexa Färber, et Anne Jarrigeon (2022 : 12).

Parce que sa collection a été dévoilée en amont dans un fil twitter « Un jour, une Zup, une carte postale »,  pas de doute que Renaud Epstein s’inscrit dans une « histoire publique » par l’image. Ainsi des jeunes générations, des anciens locataires, des élus locaux, des responsables HLM, des fonctionnaires territoriaux ont posté des réactions et des commentaires qui viennent « informer » la collection. C’est principalement dans le témoignage qui clôt le livre que se manifeste la puissance de la carte postale.  Xavier Capodano, libraire, ancien habitant de cité HLM, réactive sa mémoire : ses voisins, l’appartement familial, les plats oranais de la voisine du 1er étage, l’ambiance sonore des parties de foot, les encouragements de sa mère. Face à ces images de cartes postales, c’est le « plus profond qui commence à émerger » écrit-il. (p. 133).

De ce voyage très réussi, on en sort avec une envie, celle d’un tome 2 qui nous plongerait cette fois devant et derrière la photographie, pour explorer toute une masse documentaire anonyme détenue par les habitant·e·s.

LAETITIA OVERNEY


Laetitia Overney est sociologue, Maîtresse de conférences à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris Belleville, chercheuse à l’UMR AUSser-Ipraus. Ses recherches portent sur la rénovation urbaine, les archives du logement social, les précarités et le genre.

laetitia.overney@paris-belleville.archi.fr

Référence de l’ouvrage : Epstein R., 2022, On est bien arrivés. Un tour de France des grands ensembles, Le Nouvel Attila, Paris, 140 p.

Couverture : Les grands ensembles en cartes postales (collection personnelle, Laetitia Overney, 2022)

Bibliographie

Bertho R., 2014. « Les grands ensembles. 50 ans d’une politique fiction française », Etudes photographiques, 31, 4-29.

Canteux C., 2014. Filmer les grands ensembles, Paris, Créaphis (Lieux habités), 375 p.

Cuny C., Färber A. et Jarrigeon A., 2022, « L’urbain par l’image. Penser par l’image. Les promesses des collaborations entre arts visuels et études urbaines », Revue française des méthodes visuelles, en ligne, 6.

Guigueno V., 2006, « La France vue du sol », Études photographiques, 18, 96-119.

Leitner P., 2022, « Texte, image, imaginaire. L’hypothèse de la carte postale », Séminaire « Imaginaires bâtisseurs », Umr AUSser, 23 mai 2022.

Meunier C., 2018, « Nicole et les grands ensembles : Sous les toits gris, la plage », Strenae, 13, en ligne.

Monin E. et Simonnot N. (dir.), 2018, « L’architecture au quotidien : regards sur des représentations ordinaires », Profils. Revue de l’Association des historiens de l’architecture, n°1.

Mouchel D., Benassayag D. et Coutelier D., 2011. Photographies à l’œuvre : enquêtes et chantiers de la reconstruction, 1945-1958, Jeu de paume (Gallery : France), Cherbourg : Paris, Point du jour ; Jeu de paume.

Overney L., 2019, « Agrandir la parole des habitants. La Duchère, années 2000 », EspacesTemps.net, Travaux, en ligne.

Pousin F., 2012, « La vue aérienne au service des grands ensembles », in Dorrian M. et Pousin F., Vues aériennes : seize études pour une histoire culturelle, Paris, Metispresses, 197-216.

Sitographie

« Le balnéaire en cartes postales : autour de la collection de David Liaudet », Cité de l’architecture, 9 novembre 2016, consulté le 27 juin 2022.

Architectures de cartes postales, consulté le 27 juin 2022.

Pour citer cet article : Overney L., 2022, « On est bien arrivés. Un tour de France des grands ensembles, Renaud Epstein », Urbanités, Lu, juillet 2022, en ligne.

  1. Notons que depuis quelques années, des chercheurs et des chercheuses s’engagent à écrire une histoire de l’architecture par les supports ordinaires. Nathalie Simonot et Eric Monin ont ainsi dirigé un numéro de la revue Profils qui embrasse des corpus variés : billets de banque, cartes postales, emballages alimentaires, souvenirs des boutiques touristiques, timbres, etc. (Simonot et Monin, 2018). Patrick Leitner étudie quant à lui l’histoire de l’imaginaire des métropoles à travers des cartes postales échangées entre New-York et Paris au début du XXe siècle (Leitner, 2022). David Liaudet collectionne et expose des cartes postales de l’architecture balnéaire des Trente Glorieuses (cf. sitographie). Il faut aussi citer la recherche remarquable de Christophe Meunier qui saisit les grands ensembles à travers la littérature jeunesse (Meunier, 2018) pour revisiter ce pan de l’histoire sociale des années 1960 et 1970. []

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