Villes méditerranéennes / Aix-Marseille Provence : une Métropole-Jardin

Jean Noël Consalès et Alain Millias

L’article de Jean Noël Consalès et Alain Millias au format PDF


Le concept de Métropole-Jardin1 a été formulé il y a 50 ans par l’OREALM (Organisation d’Etudes d’Aménagement de la Loire Moyenne) dans le cadre particulier de l’aménagement de la Loire-Moyenne (Berry et Dauvergne, 1973). Malgré le relatif échec de sa mise en œuvre (Zaninetti et Berry, 2017 ; Thibault et Verdelli, 2007), il relève d’une étonnante actualité. Il peut en effet apparaître, a posteriori, comme « anticipateur » (Thibault et Verdelli, 2008), annonçant à la fois le développement métropolitain (en l’occurrence, celui des villes d’Orléans, Blois et Tours au sein d’un réseau interdépendant du Bassin parisien) et l’intégration fine de la nature dans l’aménagement du territoire par son principe de coupures vertes (Le Grontec, 1977). Par extension, ce concept permet aujourd’hui de dresser un trait d’union entre des logiques de projet désormais inscrites à l’échelle métropolitaine et des modes écologiques de penser l’aménagement du territoire. À cet égard, il place le paysage non seulement comme le mode d’interrogation, voire de dépassement, de la traditionnelle opposition nature-culture (Descola, 2005) mais encore comme le fondement, le moyen et la finalité de la planification et de l’urbanisme (Waldheim, 2006). Ainsi, le projet de Métropole-Jardin fait-il du paysage la matrice du cadre de vie métropolitain mais mobilise-t-il aussi la figure du jardin pour caractériser l’habitabilité d’espaces urbains réticulaires et composites. De fait, avec lui, le paysage s’incarne dans le jardin. Ce dernier apparaît alors comme l’expression d’une volonté d’apporter plus de soin dans la manière de concevoir et de gérer la nature, en général, et le vivant, en particulier, au sein des territoires métropolisés.

Partant de ce postulat, le présent article se propose d’interroger la capacité du concept de Métropole-Jardin à fournir une grille de lecture efficiente du fait métropolitain au prisme des relations ville-nature. Il se fixe pour objectif de réinterpréter cette figure fertile de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire, dans un cadre plus contemporain, celui de la métropole Aix-Marseille Provence (AMP), fortement pourvue en « espaces à caractère de nature » (Clergeau, 2007). Mobiliser un tel concept pour lire et comprendre un territoire a priori éminemment urbain revient alors à chercher la présence de différents types de jardins au sein de la métropole à des échelles de considération distinctes. Quels sont donc ces jardins métropolitains et comment la notion de paysage devient-elle structurante pour envisager les interpénétrations (Chalas, 2010), les interactions et les interrelations entre ville et nature dans la planification et l’urbanisme locaux ? Quels enjeux revêt la présence de ces formes de nature plurielle au sein de la métropole ?

Pour répondre à ces questions, le présent article mobilise les résultats de plusieurs recherches et recherches-actions conduites, au fil des années, sur le territoire d’Aix-Marseille Provence (figure 1) : des analyses paysagères, réalisées à l’échelle métropolitaine, combinant l’observation, la cartographie, la photographie et le dessin ; des études urbanistiques, réalisées à l’échelle métropolitaine, considérant les documents de planification et d’urbanisme locaux ; des évaluations écologique et agronomique d’espaces à caractère de nature, et notamment de jardins collectifs, situés au sein de la commune de Marseille. Ce faisant, ces démarches ont amené à interroger la notion de Métropole-Jardin par différentes entrées territoriales et à, ainsi, envisager les grands massifs comme des jardins d’agréments, les espaces agricoles comme jardins productifs et nourriciers et les friches urbaines comme des jardins de proximité. En se fondant sur une synthèse des travaux susnommés, principalement restituée sous formes de cartes et de photographies commentées et illustrées, le présent article tend donc à retranscrire cette approche de la Métropole-Jardin d’Aix-Marseille Provence. Pour ce faire, il s’appuie, dans un premier temps, sur une analyse paysagère afin de mettre en exergue les différentes échelles et composantes du jardin métropolitain. Il tend, dans un deuxième temps, à considérer les dimensions écologiques et agronomiques des espaces à caractère de nature, grâce à l’exemple de la commune de Marseille, sans éluder les nombreuses interrogations dont ils font l’objet dans un contexte de montée en puissance du concept d’agriculture urbaine (Duchemin et al., 2010). Il évalue encore le processus d’appropriation de ces thématiques par les différentes parties prenantes, avant de discuter de la nécessité de réhabiliter la pensée et la pratique d’un certain « paysagisme d’aménagement » (Luginbühl, 1974 ; Donadieu, 2009) au sein de la Métropole-Jardin contemporaine.

1. Les différents programmes de recherche et de recherche-action mobilisés (Consalès, 2018)

Des paysages de nature comme autant de jardins métropolitains

Une métropole XXL et polycentrique

La métropole Aix-Marseille Provence voit officiellement le jour le 1er Janvier 2016. Elle constitue un immense territoire de 3 148 km² regroupant 92 communes et présenté par ses promoteurs.rice.s comme une « métropole XXL », quatre fois plus grande que le Grand Paris et six fois plus grande que le Grand Lyon (Théry, 2016). Force est alors de constater que sa taille exceptionnelle renforce un caractère polycentrique que ne partagent pas les autres métropoles françaises. La carte n°2, produite dans le cadre du groupe « agriculture et gouvernance alimentaire » du chantier ville-nature de la Mission inter-ministérielle pour le projet métropolitain AMP, montre ainsi que la tache urbaine, qui couvre seulement 24 % du territoire métropolitain, s’étire en un vaste réseau de villes assumant, à des degrés divers, des fonctions de centralité. Cette spécificité s’explique en partie par la relative indépendance des bassins de vie qui restent géographiquement délimités par la présence de grands massifs naturels. Outre ses conséquences politiques néfastes sur la construction d’une réelle gouvernance métropolitaine, cette particularité engendre des dysfonctionnements majeurs en termes de mobilités.

2. Les trois composantes spatiales de la Métropole Aix-Marseille Provence (sources : IGN et CEREMA, auteurs : Millias et Consalès)

Les massifs métropolitains : des jardins d’agrément consacrés, des « îles paysages » (agence LIN)

La carte n°2 témoigne de l’importance d’espaces naturels essentiellement constitués de massifs dans la structuration des paysages de la métropole Aix-Marseille Provence. Composés d’une végétation typiquement méditerranéenne (voir carte n°3) et présentant parfois des caractères exceptionnels (richesse de la biodiversité, présence d’espèces endémiques rares), ceux-ci occupent 56 % du territoire. Ils tiennent, à cet égard, une place primordiale non seulement dans l’attractivité de la métropole (certains massifs, tels que les Calanques, la Sainte Victoire, le Garlaban ou la Sainte Baume, se présentent comme des emblèmes d’Aix-Marseille Provence et génèrent d’importants flux récréationnels ou touristiques) mais encore dans la vie des populations (certains massifs, tels que l’Étoile, la Nerthe ou la chaîne de la Fare, participent du quotidien des habitant.e.s et s’imposent en tant que lieux de loisir et de délassement). Plus que de simples éléments du décor métropolitain, ces espaces naturels s’érigent, à ce titre, en véritables patrimoines communs fonctionnant comme de vastes jardins d’agréments qui n’en portent pourtant pas le nom. Pour l’agence LIN, ce sont des « iles paysages ».

3. Les « jardins d’agrément » de la Métropole Aix-Marseille Provence (source : IGN, auteurs : Millias et Consalès)

Fortes de ce statut particulier, ces structures paysagères bénéficient d’une certaine reconnaissance et d’une relative protection dans la planification et l’urbanisme locaux. Toutes sont ainsi signalées en tant que réservoirs de biodiversité dans le Schéma Régional de Cohérence Ecologique (SRCE) dont les logiques s’imposent aux documents de rang inférieur (Schémas de Cohérence Ecologiques comme Plans Locaux d’Urbanisme). Elles sont, par ailleurs, quasi entièrement couvertes par des Zones Naturelles d’Intérêt Écologique, Faunistique et Floristique (ZNIEFF), complétées par de nombreuses zones Natura 2000, qui contraignent la planification intercommunale et communale. Certains sites majeurs jouissent encore de classements spécifiques qui peuvent parfois se superposer. Le massif des Calanques est, par exemple, protégé par son statut de Parc national, de zone Natura 2000 et de site classé. À la marge de la Métropole, certaines portions du territoire sont comprises dans les périmètres des Parcs Naturels Régionaux (PNR) de Camargue, des Alpilles, du Lubéron et de la Sainte Baume. À ces protections réglementaires, il convient d’ajouter la maîtrise foncière d’opérateurs publics : sur le territoire métropolitain, le Conservatoire du Littoral possède 7 852 hectares répartis sur onze sites, le Conseil général détient 10 226 hectares, les municipalités gèrent 34 318 hectares de forêts communales (MIM, 2016).

Des agricultures métropolitaines : des jardins nourriciers ?

À côté de ces jardins d’agréments consacrés, les espaces agricoles occupent 20 % de la métropole Aix-Marseille Provence (carte n°2). À bien des égards, ils apparaissent comme une réalité territoriale contrastée, fondée sur des différences de mise en valeur des sols et garante d’une diversité de paysages (carte n°4 ; voir aussi figure n°5). Au nord de la métropole, intimement liée à l’exploitation de la rivière Durance, se déploie ainsi une agriculture de grandes cultures (Chambre d’Agriculture des Bouches du Rhône, 2014) qui domine et structure le paysage. A l’ouest, se distinguent, pour partie, les systèmes agraires particuliers de la Crau, marquée par la culture d’un foin de haute qualité, et de la Camargue caractérisée par de la riziculture. Dans la partie médiane de la métropole, entre les ensembles urbains du littoral, du pourtour de l’étang de Berre, d’Aix-en-Provence et d’Aubagne, s’immisce, par ailleurs, une agriculture périurbaine à haute valeur paysagère qui est essentiellement dominée par une viticulture de qualité (plusieurs Appellations d’Origine Contrôlée), un maraîchage de plus en plus bio et une arboriculture diversifiée. Au sud de la métropole, enfin, au sein des tissus urbains denses du littoral, s’imbriquent les reliquats souvent enfrichés d’une exploitation passée donnant lieu à quelques initiatives d’agriculture urbaine dont la portée alimentaire n’est pas à négliger.

 

4. Les jardins nourriciers de la Métropole Aix-Marseille Provence (sources : IGN et CEREMA, carte produite à partir de travaux du groupe « agriculture et gouvernance alimentaire » du chantier ville-nature de la Mission inter-ministérielle pour le projet métropolitain AMP, auteurs : Millias et Consalès)

Fort de ce constat, il serait aisé de penser que cette agriculture métropolitaine à multiples facettes fonctionne comme un vaste jardin nourricier entièrement tourné vers les 1 895 600 consommateurs que compte le territoire. Or, il n’en est rien. À l’exception du vin, l’essentiel de la production locale est destiné aux marchés extérieurs (MIM, 2016). Malgré le développement des circuits courts (systèmes de paniers, marchés, ventes à la ferme), 90 % des produits maraîchers issus de la métropole sont, par exemple, consommés ailleurs (Chambre d’Agriculture des Bouches du Rhône, 2014). Dans ce contexte, selon les instances d’Aix-Marseille Provence, « l’enjeu majeur du projet métropolitain est donc de rééquilibrer ces flux en permettant un approvisionnement local de la métropole par l’élaboration d’une politique alimentaire intégratrice destinée à rapprocher les acteurs de la production, de la transformation et de la distribution sans nier les initiatives moins productives, créatives de lien social et de lien ville-nature » (MIM, 2016). Agir en faveur du maintien et du développement de l’agriculture métropolitaine revêt, il est vrai, une importance capitale tant la pression foncière exercée sur elle est forte. En effet, si 7 % du territoire métropolitain a été consommé par l’urbanisation résidentielle et économique (surtout autour d’Aix, Salon et Aubagne), entre 1988 et 2006, 71 % des terres absorbées l’ont été aux dépens de l’agriculture (AGAM, 2016). Cette dernière doit alors être pensée, par-delà sa seule dimension productive, au prisme des services écosystémiques (Millennium Ecosystem Assessment, 2005) qu’elle peut rendre au territoire. Il convient, pour ce faire, d’envisager les enjeux écologiques et agronomiques de la Métropole-Jardin à une échelle d’analyse plus fine, et notamment au sein des tissus intra-urbains où les rapports nature-culture sont particulièrement complexes.

5. Les paysages cultivés de la Métropole-Jardin. De haut en bas : paysage d’agriculture métropolitaine dans la vallée de la Durance à Pertuis ; paysage d’agriculture périurbaine à Saint-Julien-les-Martigues ; paysage d’agriculture urbaine dans les jardins familiaux de Montolivet dans le 12e arrondissement de Marseille (Consalès, 2018).

Les enjeux écologiques et agronomiques de la Métropole-Jardin

Des jardins de proximité : l’écologie des paysages urbains

Produite dans le cadre de l’ANR Trames Vertes Urbaines et centrée sur Marseille, la carte n°6 témoigne de la présence de différentes formes de nature jusqu’au cœur de la commune la plus peuplée de la Métropole (864 134 habitants en 2018). En faisant abstraction des éléments bâtis, cette représentation de « Marseille en négatif » (Consalès et al., 2012) met en exergue des densités d’espaces à caractère de nature qui ne cessent de croître depuis le centre vers la périphérie urbaine. Entre les espaces centraux et péricentraux caractérisés par de faibles densités d’espaces à caractère de nature (arbres d’alignement, parcs et jardins s’immisçant dans la matrice urbaine serrée) et les massifs calcaires entièrement naturels (garrigues) qui circonscrivent le territoire communal, se distingue ainsi une couronne périphérique marquée par de nombreux éléments de nature fort disparates. Les espaces à caractère de nature y sont, en effet, essentiellement composés de jardins privés insérés dans un tissu urbain composite fait de cités d’habitat collectif et de poches d’habitat pavillonnaire ainsi que de pinèdes et de friches respectivement situées sur les pentes et les espaces plans des interstices urbains.

6. Marseille en négatif (Consalès et al., 2012)

De fait, la carte n°7 démontre que cette couronne périphérique correspond au « terradou » (terroir en provençal) de Marseille, c’est-à-dire à son ancienne banlieue agricole. Celle-ci s’est principalement constituée au XIXe siècle, grâce à l’édification du canal de Marseille (1849), autour de noyaux villageois et de propriétés bourgeoises, les bastides, servant autant de lieux de villégiature que de domaines agricoles de rapport. Cette banlieue agricole est, néanmoins, devenue résidentielle durant les Trente Glorieuses, suivant des modes d’urbanisation lâches générant autant d’espaces bâtis que d’espaces non-bâtis. Conduit par des politiques d’aménagement du territoire peu enclines au maintien d’une agriculture par ailleurs déclinante (Joannon, 1975), le maillage des grands-ensembles périphériques s’est réalisé de manière peu dense sur une matrice naturelle laissant de plus en plus de place à la friche. Par la suite, la chute de la croissance urbaine (- 112 000 habitants entre 1975 et 1999), sous-tendue par la crise économique dans laquelle est rentrée Marseille à partir du milieu des années 1970, a figé les dynamiques de construction de la banlieue et a accéléré son enfrichement.

7. Le terradou de Marseille en 1900 (source : IGN ; auteurs : Millias et Consalès).

Ainsi, à travers le temps, la présence constante d’une nature plurielle semble-t-elle conférer à cette couronne périphérique les caractères immuables de la « ville-campagne » décrite par Marcel Roncayolo (2016) dans le cadre de ses travaux sur Marseille au XIXe siècle. Cette « ville-campagne » présente des paysages singuliers marqués par l’hybridation du bâti résidentiel non seulement avec des jardins privatifs mais encore avec des friches végétalisées (figure 8). Tantôt éléments structurants du décor urbain et des aménités du cadre de vie, tantôt jardins méditerranéens relevant du bien commun et suscitant de multiples appropriations sociales, ces friches participent pleinement du Tiers Paysage (Clément, 2004) de Marseille, c’est-à-dire du paysage de sa nature ordinaire (Mougenot, 2003).

8. Le Tiers Paysage de Marseille. En haut : d’anciennes prairies en friche au Merlan (14e arrondissement). En bas : un délaissé de voirie à Saint Jérôme (13e arrondissement) (Consalès, 2018)

Certain.e.s habitant.e.s les assimilent souvent à des délaissés négligés. Certain.e.s décideur.euse.s y voient surtout des terrains à bâtir : ces friches servent, depuis le début des années 2000, de support foncier au processus massif d’urbanisation qui s’opère dans la périphérie communale (figure 9), à la faveur d’un regain de croissance de la population marseillaise (+ 70 000 habitants entre 1999 et 2015). Suivant les préceptes d’une densification mise au service du développement durable, la ville-campagne tend à se construire sous forme de petits collectifs en résidences fermées (Dorier-Apprill et al., 2008) ou de lotissements pavillonnaires (Consalès et al., 2012).

9. Petits collectifs et maisons individuelles : l’urbanisation massive de la périphérie de Marseille. De haut en bas : un chantier dans la ZAC de Sainte-Marthe (14e arrondissement, Consalès, 2010); le quartier de la Mirabilis dans la ZAC de Sainte-Marthe (14e arrondissement, Consalès, 2012), la résidence le Val d’Azur dans le quartier de Saint-Jérôme (13e arrondissement)

Le paysage est donc profondément modifié tant dans sa dimension perceptive (fermeture des vues) que dans sa dimension fonctionnelle (incidence sur l’écologie urbaine). Car la périphérie marseillaise, par sa morphologie composite, ménage des continuités écologiques entre les espaces à caractère de nature insérés dans la matrice urbaine dense des espaces centraux et les massifs sis aux limites du territoire, véritables réservoirs de biodiversité (Consalès et al., 2012). Caractérisée par la présence d’espèces spécifiques et méditerranéennes qui ne se retrouvent pas dans le centre et le péricentre (Lizée et al., 2011), elle tient, par conséquent, une place fondamentale dans le fonctionnement de la Trame Verte et Bleue (TVB) communale. Celle-ci est, néanmoins, menacée de fragmentation par les processus d’urbanisation périphérique en cours, et ce, au moment même où les politiques d’aménagement du territoire doivent de plus en plus intégrer des démarches en faveur de la biodiversité. Comme toutes les communes de la métropole, Marseille se retrouve confrontée à de réelles injonctions paradoxales qui consistent à maintenir les espaces de nature tout en assurant le développement urbain. Force est alors de constater que les formes urbaines, très consommatrices d’espaces, qui servent la fabrique territoriale (petits collectifs et lotissements pavillonnaires) ne concilient que très peu ces objectifs contradictoires (figure 9).

Une métropole jardinière : la dimension agronomique des paysages urbains

L’urbanisation massive de la périphérie de Marseille tend, par ailleurs, à annihiler le potentiel agricole de cet ancien terroir (carte n°7). Ici encore, ce processus s’exerce au moment même où, à l’échelle nationale, de plus en plus de politiques métropolitaines d’aménagement du territoire intègrent l’agriculture urbaine (Aubry et Consalès, 2014 ; Lardon et Loudiyi, 2013 ; Poulot, 2011 ; Soulard, 2014) et où, à l’échelle locale, le nombre d’initiatives en sa faveur ne cesse de croître.

Dans la banlieue marseillaise, les projets d’agriculture urbaine se concrétisent encore essentiellement par la création de jardins collectifs2 qui relèvent d’une longue tradition territoriale (Consalès, 2018). À côté des quelque 900 parcelles de jardins familiaux qui se répartissent de manière équilibrée au sein la périphérie marseillaise, 53 sites de jardins partagés s’insèrent dans des quartiers modestes, voire paupérisés3). Produite dans le cadre de l’ANR JASSUR, la carte n°10 montre ainsi qu’au sein des espaces centraux et péricentraux, ils occupent des dents-creuses liées à un habitat ancien fortement dégradé et à des résident.e.s très pauvres (le taux de pauvreté oscille entre 44 % et 55 %). Dans le centre-ville, ils sont associés à une dynamique de végétalisation de certaines rues, consistant en une appropriation jardinière spontanée de l’espace public, sous forme de bacs de culture, par des collectifs d’habitant.e.s. En périphérie, les jardins partagés se déploient au pied des immeubles des grands-ensembles habités par des populations en situation de précarité (le taux de pauvreté oscille ici entre 20 % et 44 %) (Consalès et Dacheux-Auzière, 2018). Dans de tels contextes urbains, la vocation sociale de ces jardins partagés va de pair avec des fonctions alimentaires (Martin et al., 2017).

10. Jardins partagés et pauvreté (Consalès et Dacheux-Auzière, 2018)

D’une manière générale, la qualité des sols des jardins collectifs marseillais est inégale d’un site à l’autre. Elle est, néanmoins, garante d’une assez bonne fertilité qui s’explique notamment par le passé agricole des terrains sur lesquels s’implantent ces potagers. Dans certains cas, les sols présentent des niveaux de pollution relativement élevés en raison des pratiques de jardinage et de l’environnement urbain. Les faibles capacités de transfert des polluants des sols aux plantes limitent, cependant, les risques induits (Joimel, 2015). Les jardins collectifs marseillais apparaissent, en outre, comme des réservoirs d’une biodiversité certes ordinaire, mais abondante. En effet, ils sont le support d’une biodiversité cultivée élevée, tant en termes d’espèces plantées que de variétés mobilisées (67 espèces légumières, estivales et méditerranéennes ont été recensées lors d’enquêtes de terrain), d’une végétation spontanée significative (41 espèces végétales spontanées appartenant à 20 familles distinctes ont été relevées) et d’une importante faune des sols (55 espèces de collemboles ont été identifiées, avec une moyenne de 30 espèces par jardin) (Consalès et al., 2016).

Dans la périphérie marseillaise se développent rapidement, par ailleurs, de nombreuses initiatives d’agriculture urbaine professionnelles. Attirés par le potentiel agronomique du territoire, un grand nombre de porteur.euse.s de projets tâchent, en effet, de mobiliser des terres pour y installer le plus souvent des micro-fermes (Daniel et Pourias, 2017) tournées vers le maraîchage. Malgré l’extrême rétention foncière de propriétaires bien plus enclins à la spéculation qu’au consentement de baux à caractère agricole, certaines de ces démarches aboutissent, comme par exemple Terre de Mars, Le Paysan Urbain ou encore HEKO. Dans le sillage de Paris et de sa métropole, Marseille devient une scène importante de l’émergence de l’agriculture professionnelle au fur et à mesure qu’un réseau d’acteur.rice.s se structure autour de la Cité de l’Agriculture et de la mission agriculture urbaine d’ASTREDHOR (Institut technique de l’horticulture), et ce, en lien étroit avec l’Association Française de l’Agriculture Urbaine Professionnelle (AFAUP). 

La lente intégration la Métropole-Jardin dans la planification et l’urbanisme

Le potentiel écologique et agronomique que sous-tend la configuration spécifique du territoire tarde, cependant, à pleinement être reconnu et intégré aux logiques locales d’aménagement dont témoignent les documents de planification et d’urbanisme. Si, à partir des lois Grenelle de 2009 et 2010, le principe de la trame verte et bleue est progressivement pris en compte tant dans les Plans Locaux d’Urbanisme (PLU) communaux et les Schémas de Cohérence Territorial (SCoT) intercommunaux, force est de constater qu’il s’appuie le plus souvent sur des éléments de nature déjà fortement protégés : les massifs, les collines, la mer et les cours d’eau. Dans ces documents de planification et d’urbanisme, les continuités écologiques appelées à passer par la matrice urbaine sont, en revanche, formulées de manière floue, sous formes de vagues flèches et de pointillés. Cet état de fait traduit bien les difficultés des acteurs de l’aménagement du territoire à composer avec des espaces à caractère de nature ordinaires et intra-urbains.

De la même manière, la question agricole est peu à peu mise à l’agenda, mais de façon sélective. Pour des raisons économiques et de gouvernance alimentaire, les espaces dédiés aux grandes cultures métropolitaines et aux formes d’agricultures périurbaines sont de plus en plus mis en exergue. À défaut d’une protection totale, ils sont progressivement mieux pris en compte pares acteur.rice.s de la fabrique territoriale et urbaine. Les espaces résiduels intra-urbains, les friches, dont se saisit difficilement le mouvement d’agriculture urbaine, restent, en revanche, globalement ignorées en tant que telles et assimilées à des réserves foncières pour l’urbanisation.

En la matière, le passage à une gouvernance métropolitaine semble, tout de même, marquer un tournant significatif. En effet, avec l’affirmation de cet échelon administratif, la richesse et la diversité des espaces à caractère de nature paraissent beaucoup plus imprégner les réflexions qui président à la conception des nouveaux outils de planification que sont le SCoT métropolitain et le Plan Local d’Urbanisme intercommunal (PLUi). Ces différentes démarches, toujours en cours d’élaboration, tendent d’ailleurs à utiliser le paysage comme entrée principale sur les rapports nature-culture au sein du territoire. Depuis 3 ans, il en va ainsi pour plusieurs études menées, en parallèle, dans le cadre de la construction du projet métropolitain : un Atlas des paysages métropolitains couplé à un Plan paysage ; une étude des paysages métropolitains par les agences d’urbanisme ; l’état initial de l’environnement du SCoT ; une étude des « motifs métropolitains, paysages à qualifier » réalisés dans le cadre de l’élaboration du PADD du SCoT et insistant sur les éléments de nature ordinaire.

L’instruction du SCoT métropolitain induit encore la mise en œuvre d’un Plan Alimentaire Territorial (PAT) qui se fixe pour objectif de tracer des traits d’union entre les différentes formes d’agricultures métropolitaines et incluant, pour la première fois sur ce territoire, une réflexion sur l’agriculture urbaine et ses acteurs. Reste à savoir si l’ensemble de ces dynamiques de planification ira dans le sens d’une forme d’institutionnalisation de la Métropole-Jardin d’Aix-Marseille Provence.

Conclusion

À bien des égards, le concept de Métropole-Jardin peut apparaître comme limité pour comprendre, voire conduire, l’aménagement des territoires métropolitains contemporains, caractérisés par la complexité de leurs activités, de leurs mobilités ou de leurs sociologies. Il reste, par exemple, assez léger sur la dimension économique des métropoles qu’il n’aborde que par l’intermédiaire des réalités agricoles. Il renvoie d’ailleurs ces dernières au simple rang de jardins, au risque de froisser la susceptibilité des agriculteur.rice.s, acteur.rice.s économiques s’il en est, qui revendiquent encore souvent de ne pas vouloir devenir les jardiniers de la ville, les paysagistes du territoire.

Pour autant, face à l’urgence environnementale actuelle le concept de Métropole-Jardin constitue a minima une grille de lecture efficiente du fait urbain. Outre l’identification des caractères singuliers du cas d’Aix-Marseille Provence, le présent article tend ainsi à démontrer que l’affirmation de l’échelon métropolitain oblige à reconsidérer les logiques afférentes à la nature dans l’aménagement du territoire et l’urbanisme. Désormais, il ne s’agit pas tant de considérer cette nature au prisme de son seul rapport à la ville, mais bel et bien d’envisager l’étendue des situations que génère la diversité de ses formes au sein des territoires de l’urbain. À cet effet, il convient sans doute de privilégier les approches qui utilisent le paysage comme le révélateur des relations nature-culture à différentes échelles. Or, dans un contexte de crise environnementale appelant au nécessaire rééquilibrage de ces relations, la conception et la gestion du paysage paraissent devoir procéder d’une posture jardinière relevant de l’(a)ménagement (Marié, 1985) de la nature. L’intérêt opératoire du concept de Métropole-Jardin se trouve, dès lors, pleinement réactivé, puisqu’avec lui tout espace à caractère de nature peut être potentiellement perçu, pensé et géré comme un jardin assumant, selon le cas, une diversité de services écosystémiques (Millennium Ecosystem Assessment, 2005) : services de support et de soutien (p. ex. maintien de la biodiversité) ; services de production (p. ex. alimentation) ; services de régulation (p. ex. régulation du climat urbain) ; services culturels (p. ex. récréation).

La mise en œuvre de cette approche jardinière transcalaire nécessite alors de passer d’une conception fermée (hortus conclusus) à une vision ouverte du jardin (hortus aperta) (Consalès et al., à paraître). Pour ce faire, il s’agit de renouer avec un paysagisme d’aménagement qui, fondé sur la transdisciplinarité propre aux sciences du paysage (Donadieu, 2012), a déjà fait la preuve de ses capacités à articuler les différentes échelles de pensée et d’action que requestionnent, aujourd’hui, les nouvelles Métropoles-Jardins.

JEAN NOËL CONSALÈS et ALAIN MILLIAS

Jean-Noël Consalès : Aix Marseille Univ, CNRS, TELEMME. Maître de conférences en urbanisme, aménagement du territoire et géographie, co-directeur du parcours « Paysage, Aménagement et Urbanisme » du master « Urbanisme et Aménagement » de l’IUAR. Ses travaux de recherches portent, de manière générale, sur les relations ville/nature (dont notamment l’agriculture urbaine) et, plus spécifiquement, sur la mobilisation de la nature dans les projets d’urbanisme et d’aménagement du territoire ainsi que dans les projets de paysage, à différentes échelles territoriales.

jean-noel.consales@univ-amu.fr

Alain Millias : Lycée des Calanques (Marseille). Paysagiste-urbaniste, enseignant en aménagement.

alain.millias@educagri.fr

Illustration de couverture : Nature(s) Urbaine(s) dans les quartiers Nord de Marseille (Millias, 2018). Ces axonométries montrent l’imbrication de différents types de natures (jardins privés, jardins collectifs, friches, boisements, formes d’agricultures résiduelles) dans certains tissus urbains des 13e, 14e et 15e arrondissements de Marseille.

Bibliographie

Aubry C., Consalès J.N., 2014, « L’agriculture urbaine en question : épiphénomène ou révolution lente ? », Espaces et Sociétés, n° 158, 119-131.

Agence d’urbanisme de l’agglomération marseillaise (AGAM), 2016, Aix-Marseille-Provence, Comprendre l’espace métropolitain – Atlas cartographique – Version augmentée, Marseille, 150 p.

Berry L., Dauvergne P., 1973, « Introduction du facteur paysager dans les plans d’occupation des sols de la Métropole-Jardin », Urbanisme, n°138, 32-33.

Chalas Y., 2010, « La ville de demain sera une ville-nature », L’Observatoire 2010/2, n°37, 3-10.

Chambre d’Agriculture des Bouches du Rhône, 2014, L’agriculture au cœur de la métropole marseillaise : un secteur économique à préserver, Aix-en-Provence, 71 p.

Clément G., 2004, Manifeste du Tiers paysage, Paris, Éditions Sujet/Objet, 70 p.

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Pour citer cet article : Consalès J.-N. et Millias A., 2020, « Aix-Marseille Provence : une Métropole-Jardin », Urbanités, Villes méditerranéennes : regards sur les espaces ouverts métropolitains, janvier 2020, en ligne.

  1. Les auteurs tiennent à dédier leur texte à la mémoire de Michèle Joannon et Marcel Roncayolo, malheureusement disparus en 2018. Ces géographes ont creusé de larges sillons dans le champ de recherche de la ville-campagne. Le présent article entend bien humblement suivre ces traces. []
  2. L’article L561-1 de la proposition de loi de 2003 range sous le terme générique de jardins collectifs : (i) les jardins familiaux, définis comme « les terrains divisés en parcelles, affectés par les collectivités territoriales ou par les associations de jardins familiaux à des particuliers y pratiquant le jardinage pour leurs propres besoins et ceux de leur famille, à l’exclusion de tout usage commercial. […] » ; (ii) les jardins d’insertion définis comme « les jardins créés ou utilisés en vue de favoriser la réintégration des personnes en situation d’exclusion ou en difficulté sociale ou professionnelle […] » ; (iii) les jardins partagés, définis comme « les jardins créés ou animés collectivement, ayant pour objet de développer des liens sociaux de proximité par le biais d’activités sociales, culturelles ou éducatives et étant accessibles au public. » []
  3. Malgré de nombreux travaux prouvant le contraire en fonction des contextes (Demailly, 2014), certaines études font des jardins partagés les marqueurs spatiaux systématiques de la gentrification (Mestdagh, 2018 []

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