Lu / Marseille en résistances : fin de règne et luttes urbaines, de Michel Peraldi et Michel Samson

Marguerite Valcin

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Michel Peraldi et Michel Samson n’en sont pas à leur première collaboration. Ils ont déjà co-écrit deux ouvrages sur Marseille aux éditions La Découverte : Gouverner Marseille. Enquête sur les mondes politiques marseillais a été publiée en 2005, et en 2015 paraissait leur Sociologie de Marseille, en collaboration avec Claire Duport. Directeur de recherche en sociologie et en anthropologie et rattaché à l’Iris (CNRS-EHESS) et au LEST (CNRS-Aix-Marseille Université), Michel Peraldi a étudié les circulations migratoires et le commerce informel dans le bassin méditerranéen. Michel Samson est, lui, journaliste et documentariste. Il a occupé pendant plusieurs années le poste de correspondant en région PACA (aujourd’hui région Sud) au journal Le Monde, et les nombreux ouvrages et films qu’il a écrits et/ou réalisés prennent Marseille pour objet. Ce travail commun traduit donc un double regard, sociologique et journalistique, sur une ville qu’ils connaissent également en tant qu’habitants : dans sa dimension vécue.

Dans Marseille en résistances : fin de règnes et luttes urbaines, publié en février 2020, les auteurs tentent de décrire et d’éclairer les changements opérés dans les mondes politiques marseillais dans un contexte bien particulier. On se situe en effet au lendemain des effondrements de la rue d’Aubagne (le livre est dédié à leurs victimes) et à la veille des élections municipales de 2020. Pour les auteurs, cette actualité contribue à plonger Marseille dans ce qu’ils proposent de nommer un « état gazeux » où « aucun leader ne semble pressé d’apparaître » (p. 12) : la contestation monte contre la municipalité face à l’ampleur du drame et les collectifs citoyens tels que le Collectif du 5 novembre (en référence à la date des effondrements) se multiplient.

L’objectif affiché de l’ouvrage consiste alors à décrire et à retracer la genèse de cet état : il s’agit pour les auteurs de comprendre ce que cette situation dit plus largement d’un système politique local en crise. Pour ce faire, ils analysent les discours et les faits politiques au prisme d’éléments historiques et en recherchant toujours « le sol stable des phénomènes économiques et sociaux » (p. 15), afin de replacer ces événements d’actualité dans des réalités plus vastes.

Une enquête ethnographique et une synthèse socio-journalistique sur les mondes politiques marseillais de 2020

Marseille en résistances s’inscrit dans une forte continuité avec Gouverner Marseille, publié 15 ans plus tôt. Dans cette deuxième enquête sur les mondes politiques locaux, comme dans la première, la ville est envisagée comme un théâtre dont les protagonistes s’efforceraient de construire, par leurs actes et à travers leurs discours, une unité de temps et de lieu : celle du local. En cela, les auteurs analysent aussi bien les faits que la manière dont les acteurs politiques les mettent en récit. En lien avec le parcours respectif des deux auteurs, l’ouvrage semble se situer au croisement de différents courants. Il s’inscrit dans une sociologie urbaine et politique attentive aux jeux d’acteurs et aux discours politiques, mais aussi aux émotions et à leur rôle dans les événements relatés. Les références proprement théoriques ne sont toutefois pas les plus citées par les auteurs : Marseille en résistances constitue avant tout une chronique des événements post-effondrements à la lumière de l’histoire politique de la ville, et un prolongement précieux des travaux sur Marseille (sur les mécanismes sociaux et politiques qui s’y jouent aujourd’hui). Les auteurs mentionnent ainsi les publications d’André Donzel en sociologie ou encore celles de Philippe Pujol et du quotidien Marsactu en matière de journalisme.

C’est dans une écriture synthétique et ancrée dans l’espace urbain marseillais que les auteurs retracent ce bouleversement politique. On ressent en effet dans Marseille en résistances une grande fluidité de lecture, permise par un propos à la fois rigoureux et incarné. L’ouvrage repose en effet sur une observation patiente et quotidienne de l’actualité et des personnalités politiques, mais aussi sur des entretiens et des archives. Le livre ne comprend pas d’illustration graphique mais les auteurs mêlent des portraits d’individus ou de collectifs, des descriptions d’événements et de discours, parfois sur le mode du récit, à des passages où sont analysés de manière critique les éléments précédemment décrits.

Michel Peraldi et Michel Samson le disent : c’est leur notoriété locale qui a rendu possibles certaines entrevues avec des personnalités politiques. À cet égard, on demeure curieux·se à la lecture d’en apprendre davantage sur le déroulé concret de cette enthousiasmante enquête ethnographique – quelles ont été les facilités et les difficultés rencontrées ? Des questions restent aussi en suspens quant à la   position de ces deux auteurs par rapport à l’objet urbain et aux mondes politiques et sociaux qu’ils analysent. Il aurait en effet été intéressant de comprendre dans quelle mesure leurs parcours respectifs ont façonné la démarche et les résultats qu’ils présentent ici.

Une analyse ambitieuse de l’évolution des cadres politiques marseillais

La première partie de l’ouvrage retrace différentes évolutions dans les règles du jeu politique local dans les années 2010, à partir d’une observation minutieuse des faits. Les auteurs s’attèlent ici à des thématiques complexes – telles que le clientélisme marseillais ou les recompositions commerciales du centre-ville – qu’ils traitent de manière synthétique, tout en montrant ce qui relie ces différents sujets.

Il y a d’abord l’effondrement de la gauche marseillaise (au pouvoir depuis les années 1950) dans la décennie 2010, qui occasionne un questionnement : quels changements dans les ordres politiques locaux ont généré cet effondrement ? Michel Samson et Michel Peraldi rapprochent ce dernier, entre autres, des nouvelles normes médiatiques de la présentation politique : le succès électoral d’une personnalité politique semble désormais dépendre – bien plus qu’auparavant – de sa capacité à présenter une version charismatique d’elle-même sur les médias locaux comme nationaux. Les auteurs livrent alors une lecture de ces nouveaux standards médiatiques, et montrent, descriptions de scènes d’interview à l’appui, que de nombreuses personnalités de la gauche locale ont échoué ou médiocrement réussi à l’exercice et s’en sont trouvées reléguées à des rôles politiques subalternes.

Marseille en résistances constitue aussi un support précieux pour qui s’intéresse au rôle des affaires judiciaires en politique locale. À partir du cas de l’affaire Andrieux, les auteurs y montrent que l’institution judiciaire occupe un rôle croissant dans la politique marseillaise. Députée PS des Bouches-du-Rhône, élue municipale à Marseille et conseillère régionale au moment des faits, Sylvie Andrieux est accusée puis condamnée pour détournement de fonds publics au début des années 2010. L’étude de cette affaire occasionne un développement ambitieux sur le système clientéliste local, dont les auteurs décomposent les ficelles et les évolutions – sans pour autant révéler de « scoop », précision faite dès les premières pages de l’ouvrage. L’observation des faits incriminés et du procès leur permet aussi de déployer une analyse sur les rapports de pouvoir entre les administrations des institutions publiques locales et les élu·e·s. Selon eux, ces deux mondes, bureaucratique d’un côté et politique de l’autre, s’affrontent alors au sujet du pouvoir sur l’instruction des dossiers. Ce conflit comporte également une forte dimension morale, soulignée à plusieurs reprises par les auteurs. Ils proposent des développements intéressants sur la question du jugement moral en politique, éclairés par l’histoire et la sociologie locale : qu’est-ce qui constitue une « infamie » aujourd’hui dans les pratiques politiques à Marseille, et qu’est-ce qui n’en est pas une ? Et surtout, quelles sont les conséquences politiques de ce curseur moral ?

Les auteurs prêtent systématiquement attention aux origines (sociales et géographiques) et aux parcours des acteurs et actrices dont il est question. Cela leur permet de déceler des changements non seulement dans les nouvelles normes politiques, mais aussi dans la composition sociale de la municipalité au pouvoir : on y observe une montée en puissance des entrepreneur·ses et commerçant·es, qui en étaient quasiment absent·es à la fin du XXe siècle (l’immense majorité du conseil municipal se compose alors de médecins, avocat·es ou enseignant·es). Michel Peraldi et Michel Samson sont également attentifs au profil social de la base électorale de la municipalité de droite (toujours au pouvoir début 2020), constituée pour 68 % d’habitant·es des trois secteurs Sud de Marseille. Ces considérations éclairent les analyses qui s’ensuivent sur les recompositions commerciales en centre-ville, ou encore sur les grandes opérations d’aménagement (telles que la très connue Euroméditerranée ou encore la transformation de la ville en terminal de croisière, qui font toutes deux l’objet de développements critiques limpides) : les choix politiques dont elles découlent sont aussi liés à ces éléments sociologiques.

Un éclairage sur les nouveaux acteurs et actrices du jeu politique marseillais à l’aube de la décennie 2020

De la seconde partie de l’ouvrage se dégage une idée principale : de nouveaux·elles acteurs et actrices émergent dans les mondes politiques marseillais, au rang desquel·les on compte les femmes, jusque-là quasiment absentes de ces sphères ; mais aussi divers collectifs urbains multipliés depuis le drame de la rue d’Aubagne ; des partis politiques dont l’organisation diffère de celle des partis traditionnels ; et enfin de catégories sociales émergentes à Marseille, plus informelles, qui participent aussi à la fabrique politique de la ville.

Pour traiter de l’arrivée des femmes dans les sphères de la politique marseillaise, les auteurs ont choisi de rencontrer et de suivre cinq personnalités qui peuvent incarner selon eux les changements à l’œuvre. Ils décrivent les origines géographiques et sociales, les parcours et les influences de ces cinq femmes aux statuts très différents, et la manière dont chacune exerce une forme de pouvoir politique local. Le propos n’emprunte pas explicitement aux études de genre mais dessine des portraits précis et propose des hypothèses intéressantes. Les auteurs nuancent par exemple l’optimisme que pourrait générer cette présence croissante des femmes dans le jeu politique marseillais : il n’est pas certain que l’on tende réellement vers l’égalité. « Rien n’indique que les femmes qui tenaient le devant de la scène en 2019 ne seront pas “doublées” par des hommes providentiels. Ce serait un retour de cet éternel masculin qui attend son heure […] pendant que les femmes […] font le travail en donnant l’illusion symbolique que, par leur présence inédite, les institutions se renouvellent » (p. 128). Ces considérations entrent en résonance avec les faits survenus après la publication de l’ouvrage : Michèle Rubirola, élue à la Mairie de Marseille au sein du regroupement Le Printemps Marseillais, a été remplacée quelques mois plus tard par son premier adjoint Benoît Payan, ancré de plus longue date dans le système politique local.

Les auteurs dévoilent enfin des nouvelles manières de « faire politique » : il y a d’abord des partis récents au fonctionnement différent de celui des partis traditionnels. Les auteurs proposent ici des considérations sur La République en Marche (LRM) ou La France insoumise (LFI), dont les élus et élues locales ne possèdent pas réellement d’ancrage à Marseille ou dans la région, mais bénéficient pourtant d’une base électorale solide. Les auteurs s’emploient alors à retracer le profil de ces électorats et le fonctionnement de ces partis qui n’en sont pas vraiment, tant leur organisation diffère de celle des partis traditionnels (LFI, par exemple, n’a pas de direction centrale). Michel Samson et Michel Peraldi examinent ensuite les diverses associations et collectifs nés à Marseille depuis le début des années 2000 et en particulier après les effondrements du 5 novembre 2018. Ils en retracent les origines, les registres d’action, la manière dont ces collectifs exercent une démocratie et la force politique dont ils finissent par disposer. Le Collectif du 5 novembre est ainsi à l’origine d’une « charte du relogement »1 qui a été élaborée pendant de longs mois de discussion afin de concilier l’ensemble des points de vue citoyens exprimés sur la question ; cette charte est devenue un texte officiel, voté en Conseil municipal puis validé par la Préfecture et le Ministre de la Ville et du Logement.

On découvre en fin d’ouvrage une description d’une catégorie sociologique émergente à Marseille : celle des créatifs et créatives, qui occupent aujourd’hui une place centrale à Marseille, et dont les auteurs se proposent de questionner le rapport au politique. À partir d’un matériau hybride – une enquête auprès d’un groupe de 5 ami·es marseillais·es, des statistiques locales sur la production culturelle, une analyse de la série désormais mythique Plus Belle la Vie –, ils brossent un portrait fin de ces catégories créatives, proches par l’âge et les pratiques des populations étudiantes, qui se tiennent éloignées des notables mais participent néanmoins à faire la ville politiquement.

Il s’agit là, sans doute, d’un des apports majeurs de cet ouvrage. À travers ces portraits sociologiques qui relèvent parfois de la typologie – depuis les personnalités politiques locales et leur électorat privilégié jusqu’aux nouvelles classes urbaines créatives, parties prenantes d’un nouveau mode d’expression démocratique (le collectif) – les auteurs parviennent à rendre intelligible la galaxie des acteurs et actrices qui contribuent à faire la ville – Marseille – aujourd’hui. Il serait passionnant de comprendre dans quelle mesure ces considérations s’appliquent ou non à d’autres villes. En attendant, Marseille en résistances constitue une documentation précieuse et accessible sur les bouleversements politiques locaux à l’aube de la décennie 2020, et à la veille de l’arrivée de l’épidémie de Covid-19 en France.

MARGUERITE VALCIN

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Marguerite Valcin est certifiée d’histoire-géographie et doctorante contractuelle en géographie au laboratoire TELEMMe (UMR 7303), CNRS/Aix-Marseille Université. Ses recherches portent sur le quotidien de travail et les mobilités dans le secteur du bâtiment à Marseille et en région Sud.

marguerite.valcin@univ-amu.fr

Référence de l’ouvrage : Peraldi M. et Samson M., 2005, Gouverner Marseille : enquête sur les mondes politiques marseillais, Paris, La Découverte, 309 p.

Bibliographie

Peraldi M. et Samson M., 2005, Gouverner Marseille : enquête sur les mondes politiques marseillais, Paris, La Découverte, 309 p.

Peraldi M., Duport C. et Samson M., 2015, Sociologie de Marseille, Paris, La Découverte, 124 p.

Peraldi M. et Samson M., 2020, Marseille en résistances : fin de règnes et luttes urbaines, Paris, La Découverte, 220 p.

Couverture : Panneau interrogatif sur la rue Benedit (Marguerite Valcin, 18 mai 2020).

Pour citer cet article : Valcin M., 2022, « Marseille en résistances : fin de règne et luttes urbaines, de Michel Peraldi et Michel Samson », Urbanités, Lu, janvier 2022, en ligne.

  1. Cette charte concerne le relogement des personnes expulsées de leur domicile suite à un arrêté de mise en péril de leur habitation. Ces arrêtés ont été très nombreux à la suite des effondrements de la rue d’Aubagne : environ 2 000 personnes sont expulsées dans les semaines qui suivent le drame. []

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