Vu / Sur les toits de Chicago
Élèves du département de Géographie de l’École Normale Supérieure
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Ces photographies sont le témoignage d’un voyage d’étude collectif réalisé en avril 2015 par des étudiants du département de géographie de l’ENS, consacré à l’étude des toits végétalisés dans la ville de Chicago. Elles témoignent de la diversité de ces espaces, devenus de véritables lieux – portions d’espaces sujettes à des appropriations et à des représentations symboliques – marqueurs de l’urbanité chicagoane depuis une quinzaine d’années sous l’impulsion de l’ancien maire, Richard Daley (en mandat de façon ininterrompue de 1989 à 2011). Les législations municipales, dont l’objectif affiché est de réduire l’îlot de chaleur urbain et d’améliorer l’isolation des bâtiments, sont telles que la végétalisation des toits tend désormais à devenir systématique pour les nouvelles constructions, notamment pour des raisons d’avantages fiscaux et de trocs spatiaux recherchés et même prisés par les aménageurs (l’ajout d’un toit végétalisé permet dans certains cas de construire plus haut qu’il n’est généralement permis). Dans le Central Business Disctrict (CBD) surnommé « the Loop » en raison de la boucle qu’y dessine le métro aérien, il suffit de prendre de la hauteur pour apercevoir un peu partout des pelouses, des plantes, des arbres.
Le rooftop est dès lors devenu un marqueur d’innovation et d’exemplarité environnementale pour Chicago, qui se présente d’ailleurs comme la ville états-unienne comptant le plus de green roofs. Ces toits destinés à répondre à des impératifs écologiques et aux contraintes des fortes densités sont également un outil de marketing territorial, ce qui produit parfois des ruptures et des contradictions entre les usages, les perceptions et les dénominations utilisées par les différents acteurs. Ainsi, le Millenium Park, situé en plein cœur de la ville, est présenté comme un rooftop alors que, construit sur un parking, il est en fait à hauteur de la rue. Considérant avant tout sa dimension technique – l’ensemble des aménagements qui, comme sur un toit, ont été nécessaires pour créer un jardin jouant le rôle de couverture d’un espace imperméabilisé, à savoir un parking -, la municipalité peut ainsi légitimement se targuer de posséder « le plus grand rooftop du monde »1 .
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La végétalisation des toits produit dans les faits des lieux divers, tant par la manière dont ils sont pratiqués que par la manière dont ils sont nommés, le tout dépendant avant tout du type d’acteur qui s’en empare. D’un point de vue technique, il existe primairement un gradient de verdissement (d’une surface partiellement couverte de pelouse à un espace entièrement végétalisé, avec une flore verticale), qui dépend de l’usage accordé au toit et varie en fonction des saisons (notre terrain, mené en avril, ne permet pas d’appréhender ces toits à l’époque où ils sont le plus verts, le printemps commençant alors tout juste à Chicago). Pour désigner ces espaces, les acteurs se sont quant à eux forgés leurs propres conceptions et dénominations (rooftop, terrace, signature rooftop, deck), qui coïncident parfois avec la terminologie officielle mais diffèrent la plupart du temps. On peut en définitive analyser les toits de Chicago selon trois perspectives différentes : leur statut juridique, les techniques de leur production et, pour finir, leurs usages.
Une brochure distribuée par la municipalité aux propriétaires immobilier3 distingue le garden roof, qui peut désigner des toits à partir du moment où des plantes en pot y sont déposées, et le green roof, couverture végétale destinée à isoler le bâtiment. Ces deux catégories sont censées permettre – à des niveaux différents, dans la mesure où l’impact du second est évidemment plus marqué – une réduction des effets d’îlot de chaleur urbain et une gestion des eaux de pluie. Cette démarche écologique est valorisée parce qu’elle est particulièrement visible. Pour la municipalité, les rooftops jouent donc avant tout le rôle d’une vitrine médiatisée de l’action environnementale de la ville.
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Pour les architectes, c’est la technique de couverture végétalisée qui compte, et non les effets environnementaux de la végétalisation. Ainsi, si les architectes usent du terme de garden roof , ce n’est pas dans le même sens que celui suggéré dans la brochure de la municipalité, dans la mesure où le simple fait de poser des plantes en pots n’implique pas d’intervention pour modifier la structure architecturale et ne les intéresse guère. Pour les architectes, le green roof s’apparente ainsi à un toit-pelouse non accessible tandis que le garden roof correspond à un aménagement plus intensif (ferme urbaine, jardin urbain), doté d’une certaine accessibilité. Les architectes s’intéressent ainsi au toit végétalisé en tant qu’il nécessite une ingénierie particulière et pose des contraintes techniques particulières. Verdir un toit est relativement difficile et coûteux, car il faut gérer l’eau qui s’y trouve et, surtout, le poids de la terre et des végétaux, qui ne doit pas menacer la sécurité du bâtiment. Un gradient d’intensité existe donc : extensive green roof pour une simple pelouse isolante, intensive green roof – ou garden roof – si la présence d’arbres ou de cultures nécessite une couche de terre plus profonde.
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Un toit repensé pour l’agriculture urbaine (farm rooftop) avec des cultures en pleine terre dans des bacs. Situé au-dessus d’un restaurant, il alimente – en partie (environ 10% de la consommation selon les dires du propriétaire) – en produits frais (notamment tomates, pommes de terre, herbes aromatiques). Les propriétaires du restaurant organisent au cours de l’année des visites (payantes) pour sensibiliser leurs clients aux bienfaits de l’agriculture urbaine et aux qualités des produits locaux et de saison. Il s’agit d’un cas-limite : en effet, si ce farm rooftop ne correspond pas en soi à une couverture végétalisée proprement dite, il ne s’agit pas seulement pour un architecte d’un toit-terrasse sur lequel on aurait posé des pots. La technique de renforcement du toit afin de supporter le poids des bacs a nécessité une intervention architecturale.
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Intensive green roof : une ferme urbaine (farm rooftop) sur un toit permise par la mise en place d’un système de gestion des eaux et par l’utilisation d’un substrat plus léger que la terre. La ferme McCormick fait partie d’un projet de réinsertion sociale d’anciens détenus. Elle est gérée par une association qui possède d’autres terres cultivées dans Chicago. Le toit est parfois ouvert aux visiteurs, mais toujours dans une optique sociale : des actions sont par exemple menées pour apprendre aux mères du quartier à proposer des repas équilibrés à leurs enfants. La question sociale est d’ailleurs considérée par les meneurs du projet comme un aspect central de la durabilité, qu’ils placent avant la dimension environnementale. Située dans l’ancien ghetto noir de Chicago, la ferme McCormick est une sorte d’enclave où les anciens détenus peuvent échapper à l’emprise des gangs.
Les différentes façons de désigner ces espaces éclairent leurs usages variés ainsi que les perceptions et buts des acteurs qui les aménagent. Beaucoup de ces « toits » sont en fait des terrasses, en continuité avec l’intérieur, et fournissent à la fois un espace de nature privatisé et une vue imprenable sur le paysage urbain. L’expression rooftop terrace est fréquente : si elle désigne parfois des toits en partie végétalisés, ce n’est pas toujours le cas. Elle est devenue un gage de qualité de vie pour des bâtiments (hôtels ou condominiums) qui contribuent depuis le milieu des années 1970 au retour résidentiel vers le centre-ville, après près d’un siècle de large mouvement de fuite des classes moyennes et supérieures vers les banlieues et leurs jardins, symboles du rêve américain. Il s’agit donc de s’opposer à des représentations globalement négatives de la ville dense en proposant un mode de vie urbain à la fois soucieux des questions environnementales et capable de s’inscrire dans un cadre de vie agréable.
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Sous le terme fluide de rooftop apparaissent dans les usages des lieux divers, qui n’entrent pas toujours dans la catégorie générique de « toit végétalisé ». Beaucoup sont dotés d’une piscine, mais tous ne sont pas végétalisés.
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Cet espace a été aménagé par la fondation McDonald pour la santé des enfants, près d’un hôpital pour enfants. Il est essentiellement destiné aux patients et à leurs parents, et associe un jardin (garden rooftop) à une terrasse (terrace) désignée comme lieu de recueillement à la mémoire d’enfants morts de maladie. Cette double désignation traduit la place interstitielle de ces espaces dans les imaginaires collectifs urbains, qui peinent à leur assigner un nom fixe.
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Le « signature lounge » associe bar et restaurant, dont le principal attrait est la vue sur la ville. Offrant un point de vue surplombant sur le Loop, il permet de prendre conscience du fait que l’attrait des garden rooftop tient pour une bonne part à leur élévation, qui offre un point de vue original sur la ville. En cela, ils participent – tout en étant porteurs d’une connotation positive associée à la verdure – de la construction du paysage urbain vertical parce qu’ils permettent de construire le regard et offrent des points de vue sur la ville, aux sens littéral et figuré.
Le rooftop – qu’il soit végétalisé compte de façon secondaire, le plus important étant qu’un toit-terrasse (rooftop terrace) soit accessible – constitue un argument de vente mis en avant par les hôtels et les appartements de luxe de Chicago. Malgré sa relative banalisation depuis une dizaine d’années, il constitue toujours un argument marketing supérieur aux autres aménités incontournables telles que la piscine ou les équipements sportifs. Il demeure ainsi très largement un élément de distinction, pouvant contribuer par exemple à augmenter la cherté d’une nuit d’hôtel.
En définitive, le toit végétalisé s’impose dans les usages comme une sous-catégorie verte du rooftop terrace, en tant qu’espace distinctif procurant une qualité de vie d’exception, habituellement réservée aux zones rurales ou semi-urbaines, au cœur de la verticalité de la métropole chicagoane.
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Mathilde Beaufils, Elias Burgel, Julie Chouraqui, Florence Costa, Sarah Dubeaux, Guillaume Frecaut, Luc Guibard, Marion Messador, Emilie Polak, Léo Sun
Élèves du département de Géographie de l’École Normale Supérieure
Contact : marion.messador@ens.fr
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Pauline Guinard et Pascale Nédélec
Enseignantes du département de Géographie de l’École Normale Supérieure.
- Guide Lonely Planet p 47, Sara Benson et Karla Zimmermann, édition de février 2014. [↩]
- Chiffre obtenu à partir des entretiens réalisés par le groupe à Millenium Park, sur un échantillon de 97 personnes. [↩]
- Chicago Department of Environment, 2006, A Guide to Rooftop Gardening, p.6. http://www.artic.edu/webspaces/greeninitiatives/greenroofs/images/GuidetoRooftopGardening_v2.pdf [↩]