#10 / Une sitopie athénienne : vers la pérennisation du mouvement des patates ?

Mathilde Carrer

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En Grèce aujourd’hui, la production d’un kilo de pommes de terre coûte 20 centimes d’euros à un agriculteur, racheté 12 centimes par un grossiste et revendu 70 centimes dans un supermarché. Beaucoup de producteurs se voient ainsi confrontés à des pertes drastiques qui les rendent incapables de continuer à mettre leurs produits sur le marché. Par ailleurs, l’application de critères stricts et rigides par la grande distribution quant à l’uniformité de la production et à la compétitivité des prix, font que les grandes enseignes de détail se tournent vers les importations d’Italie et d’Allemagne plutôt que vers les petites exploitations grecques locales morcelées et désorganisées entre elles (Ministère de l’Agriculture, 2014), qui n’apparaissent pas comme suffisamment compétitives – y compris en termes de volume.

Aujourd’hui, une révolution est déjà en marche dans le pays, amorcée par le « mouvement des patates » : des producteurs se rassemblent et court-circuitent les intermédiaires, afin de rendre les produits cultivés accessibles à la majorité de la population qui, déjà confrontée à la baisse continue de son pouvoir d’achat, n’a plus les moyens d’assumer des marges de plus en plus importantes sur les aliments de base. Eleonas, banlieue athénienne directement et rapidement connectée par le chemin de fer aux champs d’Acharnes, ainsi qu’à de plus grandes étendues agricoles du Nord de l’Attique, pourrait se prêter à la mise en place d’une meilleure interaction alimentaire entre sites productifs et espaces urbains. Cette double proximité des champs et de la ville, l’excellente connectivité vers l’extérieur (par l’autoroute, le rail, le métro, la future gare d’autobus), la présence d’un spectre complet d’acteurs de l’agro-alimentaire et d’associations ainsi qu’un tissu urbain majoritairement composé d’entrepôts et d’une trame viaire favorable à la logistique, font d’Eleonas le lieu idéal où pourraient s’articuler à la fois motivations de survie des Grecs paupérisés et enjeux métropolitains, associant acteurs et objets sur site mais aussi le long de la grande traversée tracée par le rail. Nous nous prêterons dans cet article à un exercice de prospective, en envisageant ce territoire comme une plateforme pilote potentielle idéale de logistique agro-alimentaire en circuit-court, soit en reprenant le terme de Carolyn Steel dans son livre Hungry City : How Food Shapes our Lives (2008), l’instauration d’une « sitopie » du grec « sitos » nourriture et « topos » lieu, en envisageant Eleonas comme terrain d’une alternative pratique en opposition avec une utopie rêvée.

2012 : « le mouvement des patates »

L’effet tâche d’huile d’une protestation locale

Le « mouvement des patates » a réussi à enclencher une véritable dynamique d’initiatives solidaires à travers tout le pays. Le 5 février 2012, à Thessalonique, un groupe d’agriculteurs du village de Nevrokopi, lieu notoire de production de pommes de terre, organise la distribution gratuite de plus de dix tonnes de pommes de terre, pour protester contre les importations d’Egypte du tubercule. Quelques jours après l’évènement, les membres du Groupe Volontaire d’Action de Piérie, formé en 2007 et installé en Macédoine, invitent ces agriculteurs à une vente de leurs produits à Katerini, capitale du district régional de Piérie, et s’accordent sur un prix de vente de 25 centimes d’euros le kilo, soit trois fois moins cher qu’en supermarché et deux fois plus que ce qui leur est offert par les grossistes. Vingt-quatre tonnes y sont alors vendues en une journée.

1. Le « mouvement des patates » (Gerasimos Koilakos, 2012)

Le « mouvement des patates », se diffuse alors rapidement, sous le nouveau nom de « No Middlemen Movement » (« Sans Intermédiaires »). Il s’élargit à toute l’agglomération de Thessalonique. Une vente de pommes de terre est organisée de la même manière par l’Université Aristote de Thessalonique : cinquante tonnes sont vendues le premier jour. Des marchés impromptus se constituent alors à travers d’autres petites villes de province, pour enfin atteindre Athènes, où consommateurs et agriculteurs s’organisent pour commercer en vente directe par camions à heure et date annoncées. Ces lieux de ventes alternatifs, sans intermédiaires, se développent alors peu à peu à travers toute l’aire métropolitaine de la capitale grecque dans des parcs, des cours d’écoles, des parkings. Des stocks de plusieurs centaines de tonnes de pommes de terre ont ainsi été écoulés en un rien de temps, à l’initiative de groupes citoyens ou de collectifs de quartier. Rapidement, la vente ne se limite plus aux seules pommes de terre : huile d’olive, miel, farine et autres produits de base sont également proposés. L’idée n’est plus de réaliser des profits sur les transactions, mais de passer outre ces intermédiaires, permettant aux producteurs de vendre leurs produits au prix juste et en plus grande quantité, et aux consommateurs de les acheter à un prix plus avantageux que celui des supermarchés.

Par ailleurs, alors que l’activité agricole était considérée comme « précaire » avant la crise, l’arrivée massive de « néo-ruraux » en 2008-2010 a changé la donne : au chômage ou quittant leur emploi instable dans des secteurs en crise, 40 000 urbains constituant un nouveau profil d’agriculteurs (plutôt jeunes, instruits, à la recherche de formation) sont retournés aux exploitations familiales de l’arrière-pays, créant ainsi un tournant majeur dans la reconversion du secteur agricole grec (Georgiopoulou, 2011).

L’après-mouvement des patates : une multiplication des initiatives alimentaires solidaires

Par la suite, des formes plus permanentes de structures alimentaires alternatives apparaissent, allant de pair avec l’accroissement du nombre de centres sociaux autogérés et autres cliniques solidaires (Henley, 2015). En Grèce, six habitants sur dix doivent vivre avec moins de 420 euros par mois (Coulmin-Koutsaftis, 2015). Notamment dans les quartiers athéniens mais aussi en périphérie de la capitale, des initiatives se multiplient, en réponse à la récession économique et attisées par « le mouvement des patates ». Ainsi se développent des épiceries solidaires (comme celle de Sesoula, dans le quartier anarchiste d’Exarcheia), des fermes et des jardins urbains autogérés. PERKA par exemple organise l’occupation périurbaine de terrains militaires à l’abandon, et d’autres collectifs d’habitants investissent l’ancien aéroport d’Elliniko visé par un futur projet de construction en y déployant cultures et vastes plantations d’arbres (Mitralias, 2013). Les structures de distributions de nourriture aux personnes dans le besoin se propagent également. Parmi celles-ci on peut notamment citer le mouvement de Résistance et de Solidarité de Galatsi (dème du nord d’Athènes), collectif organisateur de distributions ; et le réseau solidaire de Vyronas (ville en périphérie Sud-Est de la capitale). Ce dernier a permis par exemple, deux fois par mois, l’approvisionnement de deux-cent-quarante foyers en produits alimentaires, en six mois après sa création en juillet 2012 (Solidarity For All, 2015).

Les cuisines sociales se sont également développées à travers la capitale, sous l’impulsion de la plus célèbre d’entre elles, L’Autre Humain. La démarche promue par cette cuisine nomade et portative, qui nourrit près de 3 000 personnes par jour, se distingue des traditionnelles « soupes populaires ». Konstantinos Polychronopoulos, son instigateur, préfère le terme « d’entraide sociale » : « Nous ne faisons pas de charité mais de la solidarité. La différence, c’est que nous ne donnons pas ce qui ne nous sert plus, mais nous partageons ce que nous avons avec ceux qui veulent. Comme avec des amis qui passeraient manger à la maison. […] Nos actions ne sont pas de la miséricorde, ni de la bienséance, non, juste de la solidarité. » explique le chef cuisinier, aidé par une centaine de bénévoles et dont l’action est désormais financée par près de dix-mille donateurs. En 2015, L’Autre Humain a refusé le prix du citoyen européen, lui ayant été décerné par le Parlement Européen, en signe de contestation des politiques d’austérité. Fin 2016, le bilan est manifeste : deux millions de repas, cuisinés et partagés dans la rue en cinq ans. D’autres groupes de volontaires organisent ce type de cuisines solidaires à Athènes, comme les collectifs Xanadu ou El Chef. La plupart de ces initiatives solidaires se coordonnent et sont annoncées principalement sur Internet via Facebook et autres réseaux sociaux, ou encore sur des sites propres à chaque collectif, où il est souvent possible de faire des donations directes en ligne. Sur ce point, Boroume, une organisation non-gouvernementale également basée à Athènes, a notamment mis au point un système de coordination de donations financières ou de dons de produits alimentaires, récoltés auprès de particuliers, de restaurants et parfois de la grande distribution. Selon GSEVEE (la confédération hellénique de professionnels, artisans et commerçants), fin 2012, soit un an après le début du « mouvement des patates », près de 22 % des foyers grecs déclaraient se fournir en produits alimentaires de base via les réseaux « sans intermédiaires » et 6 % via les épiceries solidaires (Solidarity For All, 2015).

2. La cuisine sociale de L’Autre Humain (Yannis Youlountas, 2016)

Eleonas, banlieue d’Athènes en déprise

Une tache blanche vue du ciel

En grec, Eleonas signifie « champ d’oliviers ». La plaine était en effet dans l’Antiquité un champ d’oliviers sacré. Bénéficiant de sols fertiles irrigués par le fleuve Kifissos, elle a ensuite en partie servi de terre nourricière à la ville d’Athènes jusque dans les années 1920 (Fotakis, 2013). Vue du ciel, Eleonas est facilement discernable du reste de l’agglomération athénienne : elle forme une vaste tache blanche jouxtant le centre-ville, dont la couleur est due aux grandes toitures claires des nombreux entrepôts et industries qui s’y sont installés. La zone a en effet connu un immense élan industriel au XXe siècle, et la principale avenue – Pireos – fut rapidement longée par ses premières tanneries, entreprises métallurgiques et de textile, et peu à peu par des entreprises de transport de marchandises amenant avec elles leur lot de hangars (Tsadari, 2006). Eleonas est également reconnaissable à son réseau viaire : témoin d’anciens affluents du fleuve Kifissos ayant à certains endroits disparu, mais qui laissent quelques traces et rigoles, se révélant parfois au détour d’un chemin. Elle est traversée par de grandes avenues, dont l’ancienne voie sacrée éleusinienne (qui porte encore le nom de Iera Odos). Eleonas est une enclave assez difficile à traverser, mais aussi à pénétrer : sa forme est clairement délimitée par deux bandes quasi-infranchissables que sont l’autoroute sur son flanc Ouest et le rail sur son flanc Est (Fotakis, 2013).

3. Eleonas vs Athènes : la confrontation de deux tissus urbains (Captures Google Earth, 2017)

Après le premier choc pétrolier de 1973, la crise du secteur industriel laisse la zone à l’abandon : les anciennes usines ne subsistent maintenant plus qu’à l’état de ruines. Aujourd’hui, les lieux sont principalement occupés par des entreprises de transport de marchandises, mais aussi par de plus petits commerces : vendeurs de pièces détachées de voitures, entreprises de récupération de matériau de construction, de recyclage, de tri… Une grande partie de ces activités relève de l’informel et du spontané (Fotakis, 2013). Alors qu’on y accède en une station de métro depuis les quartiers animés de Gazi ou de Metaxourgeio, rares sont les Athéniens à s’aventurer volontairement dans le secteur.

4. Les usines désaffectées d’Eleonas (Carrer, 2016)

5. Pause routière (Paul Champagne, 2016)

Des acteurs qui s’ignorent…

Eleonas est limitrophe du centre-ville athénien et connectée par le chemin de fer qui longe son flanc aux champs d’Acharnes, producteurs de fruits et légumes en 15 minutes. Elle est aussi rapidement reliée à de plus grandes étendues agricoles de l’Attique comme celles des municipalités d’Oropos, de Tanagra et de Chalkida. Cette zone en déprise accueille un panel complet des différents acteurs de l’agro-alimentaire, en plus des producteurs auxquels elle est reliée par le rail. On y compte des acteurs de la grande distribution, allant du commerce de détail aux marchés de gros, dont le principal – OKAA – occupe une large surface au sud ; mais aussi des acteurs du monde universitaire et scientifique avec l’Université d’Agronomie d’Athènes, pôle important d’Eleonas, notamment par la surface occupée (25 hectares de champs, bâtiments de salles de cours, laboratoires, fermes, etc…). Celle-ci constitue une zone très dynamique mais repliée sur elle-même ou vers le centre d’Athènes : les nombreux workshops, conférences et ateliers d’information au grand public ne sont jamais organisés ailleurs qu’en centre-ville. Ce repli se constate également spatialement, car, au nord, c’est le long de cette université et non plus du rail que se crée la véritable frontière entre Eleonas et le tissu dense du centre athénien, matérialisée par des rangées d’arbres massifs et de hautes clôtures. Également présentes en grand nombre, les industries agro-alimentaires sont parmi les seules à avoir résisté à la crise dans le quartier, comme la brasserie athénienne, les biscuits Papadopoulou, ou quelques industries de produits laitiers (Fotakis, 2013). Par ailleurs, on recense un certain nombre de cafés à faible fréquentation, qui s’approvisionnent en petite quantité en produits assez chers ou font leurs plats avec des produits occasionnellement rapportés par des membres de la famille, producteurs dans l’arrière-pays (procédé que l’on observe couramment dans la plupart des restaurants athéniens). La vente ambulante par camion s’observe parfois au milieu de zones désertes, à l’affut de « l’affluence » de l’heure du déjeuner des travailleurs.

Enfin, le monde associatif est suffisamment représenté dans la zone pour être souligné : parmi les formes d’initiatives renforcées par le « mouvement des patates », on compte la création de nombreuses épiceries sociales, de cuisines solidaires ainsi que de distributions directes de produits de base qui se sont notamment développées tout le long de la ligne de chemin de fer. Elles peuvent être assez informelles, à l’instar de Solidarity Train  qui récupère les invendus des supermarchés pour les redistribuer, ou très organisées comme celle de l’académie de Platon. Installée à l’emplacement du site antique du même nom qui s’étend sur dix hectares à l’intérieur d’Eleonas, et qui est aujourd’hui un parc mêlant site archéologique, foyer culturel solidaire (Politeia) et café coopératif. Le café, fondé en 2010, fonctionne sur le principe de l’économie sociale et solidaire : les membres, regroupés sous forme de société civile, se fournissent auprès de producteurs organisés selon le modèle AMAP (Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne) et du collectif « Sin Allois » (Cooper, 2015), ainsi que de communautés zapatistes pour le café. Ils acheminent les produits par leurs propres moyens. Les fondateurs de ce lieu ont cherché à créer un « laboratoire urbain », une expérience incitant à la transition vers un modèle économique alternatif et collaboratif. La structure autogérée à l’origine de la création du café se développe sous le nom de European Village : librairie, cuisine nomade, initiatives de solidarité à l’encontre des réfugiés – majoritairement afghans – issus du vaste camp d’Eleonas (collecte et distributions alimentaires), et aussi banques de semences. Chaque mois, des ateliers sont organisés à l’académie de Platon autour de l’agriculture, et de la sensibilisation à l’autosuffisance alimentaire. Des documentaires sur le sujet sont régulièrement projetés en plein air : le film d’animation tiré de la nouvelle « L’homme qui plantait des arbres » de Jean Giono y a par exemple été diffusé. D’autre part, certaines autres structures sont plus axées sur la botanique, et vendent du matériel scientifique et des instruments de mesure destinés à la culture comme des réfractomètres et des outils météorologiques. Le parc Tritsis, au nord, également longé par le chemin de fer, constitue aussi un pôle intéressant, avec à ses côtés l’Institute of Agricultural Machinery (vendeur de matériel agricole) et les potagers, vignes et champs d’oliviers du domaine privé de M. Serpieri qui les met à disposition des écoles du quartier pour des ateliers de jardinage.

6. Ateliers à l’académie de Platon, Eleonas (photo tirée de la page Facebook du café coopératif de l’académie, 2016)

Ces nombreux acteurs présents sur le territoire constituent un réseau solide adapté à la mise en place d’une réflexion autour de l’alimentation en ville. Cependant, ces derniers se côtoient mais ne communiquent pas réellement entre eux. Voyons comment, en s’attelant à un exercice de prospective, Eleonas peut aisément se prêter à la projection d’un fonctionnement en circuit-court, à la fois par ses qualités urbaines mais aussi par la multiplicité des parties prenantes. Pour cela, il apparaît en premier lieu indispensable de viser à une meilleure articulation des acteurs repérés in situ.

Du champ d’oliviers sacré à une plateforme logistique potentielle

Coordonner les acteurs de l’agroalimentaire

En faisant le constat que peu d’initiatives citoyennes athéniennes ont véritablement atteint un caractère durable, on se pose tout d’abord la question de la nécessité d’un organisme coordinateur, de gouvernance des différents acteurs cités plus haut entre eux dans ces projets établissant de nouvelles politiques alimentaires. A Eleonas, la tâche est d’autant plus ardue que l’entité dépend de cinq municipalités différentes (Moschato-Tavros, Aigaleo, Peristeri, Nikaia-Agios Ioannis Rentis, et Athènes). Des modèles de comités alimentaires locaux (faisant réseau avec des homologues à l’échelle régionale), comme le Conseil de Gouvernance alimentaire de la ville de Toronto, institué par le conseil de ville et constituant un sous-comité de la direction municipale de la Santé publique, apparaissent aujourd’hui comme exemples à prendre en considération (Braine-Supkova, 2015). L’idée est d’articuler les actions politiques à différents niveaux, les initiatives de la société civile ainsi que celles des acteurs privés du secteur agroalimentaire en engageant de nouvelles collaborations en vue d’une relocalisation de l’alimentation, tout en développant des recherches expérimentales. Ce genre de comité est en général composé de différents membres garantissant les intérêts de la pluralité des intervenants à tous les niveaux : élus municipaux des différentes mairies, chercheurs universitaires, producteurs, restaurateurs, distributeurs, nutritionnistes, associatifs et citoyens. Son rôle porte sur la mise en réseau de ces différentes parties prenantes, mais permet aussi de combiner réseau régional, national ou encore européen (la ville d’Athènes étant par exemple signataire du Pacte de Milan) afin de générer des partenariats nouveaux, d’éduquer et d’orienter les différentes entités, d’analyser l’état du système alimentaire, de proposer des améliorations logistiques et d’encourager la recherche scientifique (Braine-Supkova, 2016). La question du statut se pose alors, et dépend de chaque situation : est-ce un outil décisionnel avec un véritable pouvoir d’action et de prise de décision ou plus simplement une instance de mise en réseau, fournisseur de prescriptions politiques vers les acteurs en mesure de les appliquer ? Actuellement, ces structures, majoritairement, ne peuvent émettre que de simples préconisations, et ne disposent pas toujours d’une influence suffisante, à l’exception de celles qui font partie intégrante de l’administration municipale, et qui bénéficient d’un soutien financier (comme à Toronto ou à Vancouver) (Mundler, 2016). Par ailleurs, le choix d’une échelle pertinente pour une meilleure gouvernance alimentaire pose également question : doit-elle s’articuler au niveau communal, régional ou national ? Les avis diffèrent entre acteurs de la grande distribution, qui envisagent – à la manière de leur fonctionnement – une gestion régionale voire nationale, et acteurs publics, favorables à une forme d’organisation plus locale (Mundler, 2016).

Paradoxalement, il apparaît important de ne pas exclure les « intermédiaires » du projet : les grands groupes cherchent eux aussi de plus en plus à investir dans les circuits de proximité car plus attractifs notamment pour le consommateur grec qui achète la plupart des fruits et légumes non transformés (à consommation directe), et accorde donc une importance particulière à la qualité du produit, qu’il relie à une production locale (Papageorgiou, 2010). D’autre part, certains projets de circuit courts s’insèrent dans des circuits commerciaux plus classiques comme des plateformes logistiques destinées à la grande distribution (Mundler, 2016). À Eleonas, on retrouve un certain nombre de grandes surfaces comme Lidl ou Carrefour qui possèdent déjà leur propre organisation logistique, la trame viaire du territoire étant majoritairement dessinée pour de tels circuits. Les innovations peuvent donc être de nature technique, technologique mais aussi organisationnelle par la création d’un meilleur maillage logistique de la zone, dans le but de fournir une valeur immédiate au projet. Ce serait l’occasion de revoir l’ensemble des étapes de la chaîne logistique du circuit court, à savoir la production, le conditionnement, le stockage, le transport, le marketing, la vente, ainsi que la logistique inverse (c’est-à-dire la prise en charge du retour des emballages une fois le produit consommé, et la gestion des invendus).

Tirer profit des alentours du rail

Spatialement, la zone tracée par le chemin de fer présente donc un intérêt particulier en plus de celui de structurer une grande traversée vers les champs. Tout le long des rails se succèdent des poches ferroviaires, des espaces de végétation insoupçonnée, cachés par de grandes tôles instables, abritant friches ou jardins dérobés, qui pourraient être investis à l’instar de ceux dont s’emparent les Athéniens dans le centre-ville. À Athènes, la désertification du centre produite par la crise économique et sociale est clairement visible : on ne compte pas moins de 35 % à 40 % de bureaux, logements et commerces vacants (AFP, 2014). Il en va de même pour Eleonas, où se remarquent rapidement les nombreux bâtiments vides ou autres friches sur les parcelles faisant face à la ligne de train.

7. Poches ferroviaires végétalisées, friches et bâtiments en ruines le long du rail (Carrer, 2016)

En plus d’être en grande partie composés d’entrepôts et d’un réseau viaire ample avantageant la logistique, les environs du chemin de fer d’Eleonas – mentionnés plus haut – constituent des sites pertinents de potentiels maillons logistiques en circuit court. On peut imaginer la transformation de quelques-uns des bâtiments vides recensés en points de vente collectifs ou de stockage facilement accessibles puisque donnant directement sur la grande avenue Konstantinoupoleos, une des artères de la ville et à la ligne du rail, permettant un approvisionnement direct depuis les exploitations agricoles d’Acharnes via le fret. Beaucoup de projets de circuits courts peinent à prendre de l’importance lorsque l’achat du client devient une contrainte pour lui : la commande et son retrait doivent se faire de manière pratique, idéalement sur un trajet emprunté régulièrement (Mundler, 2016). La collaboration entre des projets de circuits courts et des commerces locaux via l’utilisation de ces commerces comme points-relais de livraison, engendre de l’activité économique territoriale – les consommateurs profitant souvent de leur passage en magasin pour acheter un produit lorsqu’ils récupèrent leurs achats. Les commerçants en tirent avantage pour attirer de nouveaux clients, donner une image positive de leur organisme, et compléter leur revenu. Utiliser Eleonas comme terrain d’expérimentations scientifiques dans le domaine de l’agroalimentaire fournit l’occasion de l’inscrire dans une logique globale d’industrie « plus verte » avec des résultats profitables aux nombreuses industries polluantes de la zone comme les tanneries.

Les poches ferroviaires peuvent être utilisées comme parcours thématique le long du rail (repérables par une signalétique propre) via l’organisation d’évènements. Foires, festivals et marchés de producteurs – comme à Turin où la culture alimentaire locale est devenue ressource stratégique (Petrini, 2011) –, ainsi qu’ateliers pédagogiques (à l’instar de ceux de l’académie de Platon) et comptoirs de dégustations pourraient alors s’y installer. Le festival de Street Food d’Athènes, organisé à Gazi, soit à quelques centaines de mètres d’Eleonas, rencontre un franc succès chaque année (plus de cent-mille visiteurs pour l’édition 2017). On peut de la même manière investir ces poches pour développer des actions d’informations, de communication, de sensibilisation et de formation des consommateurs. Par ailleurs, il apparaît aussi intéressant d’envisager la logistique en tant qu’outil de communication (emballage reprenant les codes graphiques de la signalétique mentionnée plus haut, moyens de transport floqués…).

Investir… dans une Grèce en crise

La question du financement de ces stratégies alternatives est sous-jacente lorsque l’on avance des possibilités de nouveaux projets, alors que la crise financière de 2008 a précipité la suspension des investissements publics et privés, et les liquidations en masse. On peut cependant imaginer des sources de subventions plausibles, d’une part des investisseurs néerlandais : l’ambassadeur des Pays-Bas – soit l’un des principaux importateurs des produits grecs – à Athènes a dernièrement rencontré le ministre du développement agricole et de l’alimentation, et ainsi engagé une mission commerciale hollandaise destinée à explorer les opportunités présentées par ce secteur, un procédé visant à participer à la modernisation du secteur horticole grec en encourageant procédés innovants et apports de savoir-faire. D’autre part, le financement pourrait venir du Programme MED (à l’instar de Rururbal, projet de coopération transnationale méditerranéenne) voire par le FEADER (Fonds Européen Agricole pour le Développement Rural), ou encore par le Programme européen pour la recherche et l’innovation Horizon 2020.

8. Vue de l’ouest d’Athènes et d’Eleonas depuis la colline des Muses (Ferdinand Stademann, 1853)

Les très nombreuses initiatives et autres structures alimentaires alternatives notamment issues du « mouvement des patates » ne constituent pas, malgré leur multiplication, un réseau suffisamment fédéré, et ce principalement à cause de l’absence d’une politique aboutie de relocalisation de l’agriculture grecque. La création d’un label européen « circuit-court » est depuis quelque temps en phase d’élaboration à Bruxelles, ce qui constituerait peut-être l’amorce d’une volonté de reterritorialisation de l’alimentation. C’est pourquoi, en se basant sur le terreau fertile que constituent les solidarités alimentaires citoyennes grecques produites avec le mouvement des patates, nous avons imaginé une projection territoriale hypothétique de ce que pourrait représenter la mise en place d’un fonctionnement en circuit-court dans une périphérie athénienne particulièrement adaptée au trafic logistique.

Pour approfondir la thématique de la solidarité à Athènes, le très beau film documentaire de Yannis Youlountas, Ne vivons plus comme des esclaves (2013) met en lumière la richesse des initiatives pionnières, et des réponses solidaires à la crise des Athéniens du quartier engagé d’Exarcheia.

https://www.youtube.com/watch?v=rpqk24qvoR4

MATHILDE CARRER

 

Mathilde Carrer, étudiante en master 2 du département Villes Architectures et Territoires (VAT) à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-Malaquais

mathilde.carrer AT wanadoo DOT fr

Photographie de couverture: Eleonas, banlieue d’Athènes en partie à l’abandon, à 2 kilomètres de l’Acropole (Capture Google Maps, 2017)

Bibliographie

AFP, 2014, « Dans Athènes l’inhabitée, des immeubles désertés attendent le réveil », L’Express, 16 juillet 2014, en ligne

Braine-Supkova M., Chanon A., et al, 2015, Rapport IUFN 2015, Nourrir durablement les territoires de demain, Portrait des enjeux français, Paris, IUFN, 84 p.

Braine-Supkova M., Chanon A., et al, 2015, Rapport IUFN, Gouvernance alimentaire en Aquitaine : vers un conseil de gouvernance alimentaire, Paris, IUFN, 14 p.

Braine-Supkova M., Chanon A., et al, 2016, Guide IUFN 2016, Construire un projet alimentaire territorial, Paris, IUFN, 16 p.

Coulmin-Koutsaftis M., 2015, « L’Autre Humain, cuisine sociale », L’Humanité, 15 décembre 2015, en ligne

Cooper L., 2015, « Report from solidarity centers in Athens », Left Unity, 10 mars 2015, en ligne.

Fotakis A., 2013,  Eleonas an enclave in Athens, Thèse de doctorat : Architecture et urbanisme, Lausanne, Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne

Georgiopoulou T., 2011, « City folks catching on to the allure of the countryside », Kathimerini, 4 avril 2011, en ligne.

Henley J., 2015, « Greece’s solidarity movement », The Guardian, 23 janvier 2015, en ligne.

Lamarche H., 2001, « Y a-t-il un modèle grec d’exploitations agricoles ? », Strates, 2001, en ligne.

Ministère de l’agriculture, 2014, Rapport, Les politiques agricoles à travers le monde, quelques exemples : la Grèce, Paris, Ministère de l’Agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt, 84 p.

Mitralias R., 2013, « Du champ à l’assiette : en Grèce, les initiatives se multiplient », Association Autogestion, 7 mars 2013, en ligne

Mundler P., Rouchier J., et al, 2016, Alimentations et proximités : jeux d’acteurs et de territoire, Paris, Educagri, 462 p.

Papageorgiou A., 2010, «Perceptions et choix des consommateurs grecs face à la mondialisation de la grande distribution alimentaire », Economie rurale, juillet-octobre 2010, en ligne.

Perrot A., 2015, « Exarchia, Athènes contestataire et solidaire », France culture, 13 juillet 2015, en ligne.

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