#11 / Quand le déplacement devient une fin en soi. La pratique du parkour, une mobilité qui fait bouger l’urbanité

Robin Lesné

L’article de Robin Lesné au format PDF


S’il fallait retenir un mouvement du parkour, les traceurs (nom des pratiquants) répondraient le « prec’ », ou saut de précision, car il est emblématique : c’est un mouvement de déplacement en sautant, rompant avec la marche dominante en ville ; il représente la priorité donnée à l’action-même, primant sur la finalité du point d’arrivée ; et il revêt une dimension « esthétique » par une réception avec la seule pointe des pieds sur le rebord du support. Ce saut est donc une action de déplacement, différente de la « mobilité », sujet récurrent des réflexions géographiques et pluridisciplinaires et enjeu majeur de l’aménagement urbain pour qui elle a une finalité, i.e. une destination telle que se rendre au travail, transmettre une information ou envoyer un colis. Or bouger – ou se mouvoir – ne s’inscrit pas nécessairement dans cette vision fonctionnaliste du déplacement, à l’image du saut de précision. C’est justement ce « bouger » qui nous anime et nous interroge, ce déplacement qui devient une fin en soi.

Apparu en banlieue parisienne dans les années 1990, le parkour consiste en un art du déplacement dans l’espace environnant « où l’enjeu consiste à détourner l’usage fonctionnel des mobiliers, des lieux d’habitation et des places publiques pour « tracer » différentes acrobaties vertigineuses sur un parcours éphémère » (Lefebvre, Roult et Augustin, 2013 : 41-42). Le déplacement y est la finalité et la raison même de l’action (Miaux, 2009). Ce ludo-sport est un mode de déplacement sans en être un moyen, i.e. une mise en mouvement du corps, seul outil de l’activité, qui se déplace dans l’espace sans chercher à en atteindre un certain point (Adamkiewicz, 2002). Aussi, l’étude de cette pratique recentre l’analyse sur le caractère corporel du déplacement, ses logiques et formes, avant de s’inscrire dans le paradigme de la société des mobilités. En somme, parce qu’il fait de l’action de se déplacer en ville une activité, le parkour interroge et renouvelle l’urbanité. L’aménagement contemporain s’est saisi de la récréativité du déplacement et les villes voient fleurir les promenades urbaines cyclistes ou piétonnes valorisant les cadres naturels végétalisés, aquatiques, patrimoniaux et paysagers d’exception. Il s’agit d’une reconsidération récréative de ce qu’est « l’habiter » en ville que le parkour alimente en promouvant la réintroduction du bouger en ville comme activité en elle-même et mode d’habiter des espaces du quotidien a priori non destinés à un habiter récréatif, à l’image du square et de l’esplanade présents sur la gauche de l’illustration plus haut.

La recherche repose sur un travail de préparation à une recherche doctorale. Par les entrées sociologique, géographique, aménagiste et psycho-environnementaliste, plusieurs modes d’appréhension de la pratique sont mobilisés : les loisirs diversifiés prégnants dans la société contemporaine, la dominante des jeunes parmi les pratiquants, l’appropriation spatiale à l’œuvre à travers elle, les questions urbanistiques de production et de gestion d’un espace public aux usages diversifiés et enfin l’écologie corporelle pour appréhender la réintroduction du rapport sensible à l’espace. Les principaux résultats proviennent d’une démarche de terrain menée en 2018 à Rennes et à Nantes auprès de pratiquants, responsables et acteurs institutionnels à travers des phases d’observation interactive et des entretiens compréhensifs semi-dirigés. Les traceurs observés se divisent principalement en deux groupes. Le premier est celui d’une association locale – l’Art Du Déplacement Academy Nantes (ADDAN) – proposant des cours encadrés, caractérisé par une dominante adolescente puisque sur les 69 traceurs, seuls 2 avaient plus de 20 ans, et 49 avaient entre 12 et 15 ans. Le second est celui des sessions libres, marqué par un caractère juvénile d’une plus grande amplitude puisque sur les 16 traceurs rencontrés, la moitié avaient plus de 20 ans, et seulement 3 entre 12 et 15 ans. La réflexion amène dans un premier temps à approfondir la question du corps en ce qu’il est un moyen de déplacement et le média d’un rapport singulier à l’espace. Au-delà de sa dimension physique, il est intéressant, dans un deuxième temps, d’analyser les implications sociales du parkour dans la société urbaine. Finalement, une récréativité semble émerger dans l’habiter, y compris pour se déplacer, illustrée et construite par le parkour.

1. Récapitulatif des phases d’observation (Robin Lesné, juin 2018)

2. Profil des enquêtés (Robin Lesné, juin 2018)

Le corps, objet du renouvellement du rapport de l’individu à l’espace urbain

Le corps comme objet géographique constitue le point de départ des rapports socio-spatiaux selon cinq entrées : générateur d’espace, objet et sujet de l’écologie humaine, médium des interactions entre l’individu et l’espace, producteur d’une image de soi et point d’incorporation des normes sociales et attaches territoriales (Di Méo, 2010). Cette réalité est précocement identifiée pour le parkour, sujet d’un article du numéro thématique « Corps urbains » de Géographie et Cultures (Miaux, 2009).

Mise en mouvement du corps

Le corps du traceur participe à l’esthétisation de l’environnement par l’attribution de significations à l’espace (Ameel et Tani, 2012b) et l’interaction physique homme-milieu engage alors une lecture compréhensive et sensible de l’environnement par opposition au fonctionnalisme de la ville (Lebreton et Andrieu, 2011). L’excellente maîtrise du corps nécessaire (Miaux, 2009) passe par l’entraînement et la répétition puisque la ville, terrain d’évolution, présente une diversité de défis physiques (Ameel et Tani, 2012b), l’activité consistant à une articulation des individus dans l’espace sans autre outil que leur corps et les éléments de la ville – mobilier, surface, bâtiments – qui développent des aptitudes originales. L’entraînement se déroule sur un spot où les traceurs répètent des sauts, franchissements ou acrobaties. Chaque mouvement est unique selon son contexte : une même distance entre deux pavés et deux bancs n’entraîne pas la même appréhension (Observation O4) et les encadrants varient les lieux pour « diversifier les situations et changer d’environnement » (Observation O1). En matière de déplacement, la prégnance de la dimension corporelle révèle la perte d’athlétisme dans les mobilités quotidiennes puisque, comme l’observe Margot Baldassi pour pop-up urbain, le saut a presque disparu des villes. Elle met en avant l’importance de recentrer l’urbanisme sur l’échelle de l’individu, donc de repenser le déplacement comme une activité avant d’être un moyen, y compris dans une mobilité.

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3. La quadripédie, une aptitude physique de l’art du déplacement (Robin Lesné, mars 2018)

Du corps dans l’espace à l’individu dans la société urbaine

En effet, si les déplacements quotidiens ont une dimension fonctionnaliste et pratique, les citadins doivent également être en mesure de profiter de cette activité pour elle-même. Pour les traceurs, cette liberté passe par la Pk vision : les contraintes matérielles ou sociales imposées par la ville sont captées mais traitées d’une manière différente du grand public (Ameel et Tani, 2012b), y compris hors de la pratique. Sur l’espace illustré en figure 3 (Observation 3), la hauteur des paliers est un obstacle matériel et la marche est la forme de déplacement « normale », pour autant les traceurs empruntent cet escalier à quatre pattes de par leur perception de l’environnement et la connaissance de leurs capacités kinesthésiques. La Pk vision se répercute également dans leur quotidien : ici, un citadin chercherait l’escalier standard alors que le traceur n’hésiterait pas à emprunter les grandes marches. Le couple perception-action permet cette réinterprétation de l’environnement dans la mise en mouvement des corps, l’action résultant de l’évaluation des possibilités selon les aptitudes corporelles, l’environnement physique et la sphère sociale (Lebreton et Andrieu, 2011). Les pratiquants dépassent ainsi les affordances (Luyat et Regia-Corte, 2009) en transformant les obstacles et contraintes en opportunités (Lamb, 2011), ce qui rejoint la pensée d’Henri Lefebvre pour qui « c’est à partir du corps que se perçoit et que se vit l’espace, et qu’il se produit. » (1974, rééd. 2000 : 190). La revalorisation de la dimension corporelle du déplacement permet donc de renforcer la construction du territoire à échelle humaine tandis que le paradigme des mobilités constitue des territoires aux distance-temps « déshumanisées ».

À cet effet, les traceurs rappellent que la nature de cet art du déplacement se trouve dans l’apprentissage de l’attention à l’environnant et de la recherche d’opportunités (Bornaz, 2011), plaçant l’imagination au centre du renouvellement du rapport de l’individu à la ville. Les parkour-parks comme espaces dédiés à l’activité sont donc critiqués en ce qu’ils limitent cette capacité à dépasser les représentations sociales (Entretiens AP5 et P3) car « le parkour c’est utiliser des structures qui ne sont pas faites pour à la base, donc le parkour-park réservé au parkour c’est la logique inverse. » (Entretien AP3). La critique est à relativiser par la déception de l’installation de l’espace sportif Savary à Rennes sans consultation des traceurs locaux, contrairement à d’autres villes. Citons les exemples de Nantes où l’agence BASE a sollicité l’association Art in Motion pour le projet de parkour-park sur le quai Domergue (Figure 5) et où l’université a retenu l’entreprise locale de traceurs 4Pk pour concevoir son espace dédié, ou encore l’agglomération de Cherbourg qui a installé un street-park (glisse et parkour) en lien avec le groupe local de pratiquants – la team B-On – et l’expertise de 4Pk.

 

« Parkourir » l’espace et son appropriation

Le corps génère et produit l’espace (Lefebvre, 1974 ; Di Méo, 2010 ; Friedman et Van Ingen, 2011) et son appropriation en est un processus important. Il est double en ce qu’il s’articule dans un premier temps de manière physique, puis prend une forme symbolique. La réappropriation corporelle par l’évolution des traceurs sur des spots leur attribue un sense of place qui renforce l’attachement et la significativité des lieux (Ameel et Tani, 2012b). Le terme « appropriation » est récurrent dans les discours des pratiquants (Entretiens AP1, AP2, P1a, P1b et P5), mais dans sa dimension plus symbolique que matérielle par l’absence de marquage visible ou audible de la pratique, ce qui la rend éphémère. Ses espaces privilégiés partagent certaines caractéristiques techniques – une variété des hauteurs, formes et textures stimulante confirmée par les traceurs rencontrés (Observations O1, O2, O3 et O6) – et pratiques évaluée par la stabilité, la solidité et l’adhérence du mobilier (Ameel et Tani, 2012a). Le spot Média à Nantes (Figure 4) est réputé grâce à sa diversité de longueurs et de hauteurs de sauts et à ses murets, murs, escaliers et rambardes en métal adhérant et robustes donc intéressants. Il a pu y être observé des franchissements, sauts de précision, sauts de chat, sauts de chat-bras et acrobaties (Observation 3) illustrant son intérêt. L’accessibilité gratuite est également primordiale : l’activité permet une libération de l’espace et de l’individu des contraintes sociales, donc du paiement d’un « droit » à faire du parkour et à le faire en ce lieu.

4. Le spot « Média » à Nantes (Robin Lesné, mars 2018)

La question de l’appropriation spatiale est prégnante en géographie et le parkour remet au centre de ce processus le corps qui, sentant et ressentant, constituant, s’engageant, et donnant sens à l’espace, habite le monde (Duhamel, 2014). La spécificité de cette pratique se situe dans la transgression qu’elle opère pour s’approprier l’espace. Ainsi et à partir des travaux de Chihsin Chiu (2009), il est possible de considérer que le parkour participe à la production d’un espace représenté qui « est d’abord matériellement produit par les architectes et paysagistes puis socialement reproduit par les personnes qui s’investissent dans les usages de ce lieu » (ibidem : 33)1. C’est par le corps que le traceur produit l’espace dans une interrelation avec ce dernier, dépassant les usages physiques préconçus par l’aménagement. Le parkour n’évolue donc pas dans l’espace représentationnel conçu pour un usage spécifique et qui, selon l’auteur, n’est pas remis en question.

Construire une place dans la société urbaine en mouvement constant

Le corps lie l’individu à l’espace et est l’outil matériel de positionnement social et spatial dans la ville. Au-delà de cette dimension physique, le parkour a des implications psycho-sociales sur les traceurs qui construisent leur identité à travers la place qu’ils se créent dans la société urbaine.

 

Dépasser le fonctionnalisme urbain par une pratique « de » la ville

Alors qu’une pratique « dans » la ville s’y déploie, une pratique « de » la ville y devient légitime (Lefebvre, Roult et Augustin, 2013), comme dans le cas du parkour où « notre corps n’est pas essentiellement dans l’espace : il est de l’espace » (Lamb, 2011 : 171)2. Trois arguments justifient cette catégorisation. Premièrement, le parkour revêt un caractère communautaire, à l’image du groupe Facebook « Parkour Freerun ADD Nantes » qui rassemble près de 1 000 membres discutant et y organisant leurs sessions. Leur socialisation s’articule dans un entre-soi de partage d’idées, valeurs, expériences et styles de vie (Lebreton, 2009), les pratiques de différentes « branches » du parkour convergeant sur « la recherche de liberté » (Entretiens AP4 et AP5) et d’« émancipation » (Entretien AP4) et la volonté de « dépasser les barrières de la société » (Entretien AP4). Le parkour crée donc des espaces de sociabilités appropriés où se lient les traceurs dans des dynamiques identitaires individuelles et collectives relevant du concept de « lieux anthropologiques » (Augé, 1992 ; Lebreton et Héas, 2010 ; Machemehl et Sirost, 2011). Deuxièmement, le parkour peut être appréhendé pour son caractère alternatif, voire marginal pour les pouvoirs publics qui évoquent le danger et la responsabilité, ne pouvant pas encourager, ni même cautionner, « la prise de risque inhérente à certaines formes de pratique » (Entretien T2). Les traceurs construisent des micro-espaces en investissant, par exemple, des espaces interdits. Le temps n’y devient plus relatif qu’à la pratique – dans un petit jardin public après son horaire de fermeture (Observation 1) – et les normes sociales qui régissent l’espace urbain sont dépassées – sur des jeux pour enfants de 3 à 12 ans (Observation 10). Le triangle interrelationnel entre le corps, l’esprit et l’environnement s’entraînant ensemble (Ameel et Tani, 2012a) construit des représentations détachées du fonctionnalisme projeté sur l’espace urbain, i.e. des hétérotopies (Foucault, 1984). Troisièmement, le parkour a une dimension politique revendicative par la négociation de l’espace, de ses usages et de ses sociabilités (Gibout et Lebreton, 2014). Il est implicitement engagé pour une forme de droit à la ville proche du « Everyman’s Right » scandinave (Ameel et Tani, 2012b), ce qui le positionne en situation de lutte constante pour l’espace. De cette manière, en ce qu’il est une pratique de la ville, le parkour s’extrait du fonctionnalisme urbain dominant. À cet effet, citons les témoignages de pratiquants nantais qui voient dans l’aménagement de parkour-parks un potentiel « enfermement » (Entretiens AP2 et AP5) correspondant au recentrement de l’activité dans la logique fonctionnaliste urbaine.

5. L’espace dédié du parkour-park, quai Doumergue à Nantes (Robin Lesné, novembre 2017)

Une mise en mouvement politique ? « Lissage » et « desserrement » de l’espace urbain

L’activité des traceurs et les implications du parkour pour la ville prennent donc une forme politique au sens grec polis de la vie de la cité. Interroger le fonctionnalisme régissant l’aménagement et l’utilisation de l’espace urbain, donc ses mobilités, incite à mobiliser deux théories de l’espace : l’espace lissé et strié d’une part (Deleuze et Guattari, 1980), les espaces serrés et lâches d’autre part (Franck et Stevens, 2007). Par sa récréativité, le parkour « lisse » l’espace : il dépasse ses obstacles capitalistes et résiste aux éléments disciplinant qui le strient (Ameel et Tani, 2012b). Il desserre l’espace par le comportement subversif du pratiquant qui y développe un déplacement ludique (ibidem). Cette forme politique diffère des modèles traditionnels et l’expérience nantaise démontre, par exemple, la faible compatibilité entre la participation citoyenne classique et les traceurs. D’une part, « l’individu le plus pris en compte en aménagement est l’homme de 26 à 35 ans » (Entretien PA2), donc ce public juvénile n’est pas prioritaire, d’autant plus que « les jeunes sont peu disponibles et investis dans les dispositifs participatifs » (Entretien AP2). D’autre part, le caractère subversif du parkour est considéré comme une limite : « une pratique urbaine à la base pas forcément faite pour être encadrée » (Entretien PA1) pour l’aménageur qui s’interroge sur la compatibilité entre la conception de l’espace et la nature transgressive de la pratique ; « des sauts de toits en toits qui sont une activité à laquelle les pouvoirs publics ne peuvent pas apporter leur soutien » (Entretien T3) pour les services municipaux présentant leurs enjeux de responsabilité ; et des traceurs qui souhaitent que la pratique « reste indépendante pour ne pas se faire absorber » (Entretien AP4) dans un contexte d’oppression institutionnelle renforcée par les instances sportives. Daniel Turner (2017) décrit d’ailleurs pour les skate-parks que la démarche de participation citoyenne est concentrée dans un cadre formel correspondant à la forme politique désirée en dissonance avec la réalité de la pratique lorsqu’elle influence la polis, inconsciemment ou par la volonté des traceurs.

Ainsi, le parkour met en avant un usage socialement alternatif de l’espace urbain, interrogeant sa vision rationnellement productive et questionnant l’acceptation de toutes ses formes d’usage au-delà du bouger en ville. Malgré les difficultés décrites, des traceurs sont impliqués dans ce renouvellement politique de la ville, comme à Nantes avec le programme Nantes Terrain de Jeux (NTJ). Par exemple, l’ADDAN a participé au festival NTJ en juin 2018, projet soutenu car « à l’initiative des pratiquants qui doivent le porter avant, pendant et après » (Entretien T1). En ce sens, le parkour peut être considéré comme une déviance positive, i.e. « une manière de « transgresser » (de manière positive) les espaces publics urbains et de jouer avec les règles pour mieux les comprendre » (Lebreton, 2015 : 33).

 

Un espace en partage source de frictions dans ses occupations et usages

Cette non-correspondance entre la pratique et les normes sociales dominantes implique des tensions : des conflits d’usage dans l’espace en partage entre traceurs et autres usagers construits comme suit (Figure 6) selon l’exemple du skate-board à La Plata en Argentine (Savari et al., 2011) et une lutte pour l’acceptation sociale de l’activité par des négociations spatiales. Trois jeunes de 15-16 ans ont défendu, en vain, leur pratique et ont préféré partir pour préserver leur image (Observation O5) dans un conflit représentationnel dont les traceurs ont conscience : « les gens ont souvent leur référentiel : ils savent qu’eux ne sont pas capables de le faire donc estiment que c’est dangereux » (Observation O7). Mais la jeunesse influence grandement ces tensions puisque « quand t’es jeune, un adulte ne vient pas te parler comme il parlerait à un autre adulte, il te prend de haut et il est agressif » (Entretien AP1) et lors d’un contrôle policier (Observation O10), les traceurs âgés de 18 à 28 ans n’ont pas été dérangés.

6. Construction des conflits d’usage de l’espace (Robin Lesné, mai 2017)

Le principal défi pour les traceurs n’est pas de s’imposer et « conquérir » un territoire de pratique mais d’asseoir la légitimité de leur activité et de sa forme d’occupation de l’espace. Plusieurs aspects facilitent cette négociation : l’appropriation spatiale est temporaire, transitoire, et matériellement éphémère (Lefebvre, Roult et Augustin, 2013). La réponse institutionnelle est alors révélatrice d’une altérité des formes et rythmes de déplacement dans l’espace urbain. L’aménagement des parkour-parks en est l’illustration puisqu’il s’agit d’un outil qui masque les conflits plutôt que de les rendre vivables (Miaux, 2009), ne favorisant pas le développement d’une plus grande tolérance.

 

Le parkour, illustration du besoin d’un habiter récréatif

Mobilisé plus avant, la récréativité du parkour constitue une des principales spécificités de cette forme de déplacement. Le concept d’« habitabilité récréative » (Corneloup, 2014) permet d’analyser le parkour au regard de la construction d’un habiter récréatif dans une logique bottom-up et de considérer le bouger en ville comme un moyen de « ré-habiter » l’espace du quotidien.

 

La grille de lecture de l’habitabilité récréative pour les sports de nature

Le parkour, réinvestissant les espaces publics par une occupation alternative et caractérisé de dissident, transgressif, auto-productif et auto-organisé, correspond aux pratiques underdoor de la typologie des sports de nature (Lefebvre, Roult et Augustin, 2013). « Libre dans l’espace, refusant les terrains balisés et surpeuplés, à la recherche du spot secret ; libre dans le temps pour pratiquer quand et autant qu’il le souhaite ; libre enfin de contraintes institutionnelles et sociales » (ibidem : 92), le parkour construit une urbanité à tendance récréative.

Celle-ci est d’abord ludique puisque, comme d’autres sports de rue, le parkour développe une occupation spatiale corporelle et sportive (Lebreton et Andrieu, 2011) y réintroduisant le jeu dans ses usages. Or le ludisme – le jeu – n’est qu’une composante de la récréativité parmi d’autres. Dans une cour de récréation, les enfants ne font pas que jouer : citons le dépassement physique, la redécouverte de l’environnement et le plaisir des sociabilités, tous présents dans le parkour. Ce dernier participe donc à l’urbanité récréative et relève même de l’habitabilité récréative en ce qu’elle est une forme spécifique d’habiter la ville, construisant des espaces vécus, sensibles et symboliques qui revêtent une dimension récréative (Corneloup, 2014).

 

Le parkour, vecteur d’une urbanité récréative ?

Les pratiquants rencontrés expliquent qu’à travers le parkour se construit un rapport plus « fort » (Entretiens P1a et P1b) et plus « corporel » (Entretien P4) à l’espace urbain. Ils confirment l’évolution de la relation individu-espace par la pratique et un traceur expérimenté aborde la récréativité urbaine en décrivant « la ville entière comme un immense terrain de jeux » (Entretien AP4) pour le parkour. Alors, par sa dimension ludique dans l’utilisation de l’espace urbain et dans le rapport à la ville, il peut être assimilé à l’alter-tourisme qui « consiste à réenchanter le quotidien et l’art de vivre métropolitain dans cette volonté de créer de l’ailleurs de proximité » (Corneloup, 2014 : 16), i.e. une pratique d’évasion près de chez soi par la redécouverte et le renouvellement de l’utilisation des espaces du quotidien. En effet, le parkour correspond à une appréhension aventureuse de l’espace urbain puisque « à travers cette appropriation de l’espace, la ville devient une frontière à l’incertitude – une brume dans lequel ceux qui s’intéressent à l’aventure peuvent plonger » (Kidder, 2013 : 233)3 qui mène à l’exploration d’espace-temps méconnus : « Dans ces moments-là, Belle travaille dans une partie de l’espace-temps de la ville qui n’a jamais été précédemment visité » (Thomson, 2008 : 239)4. Dans cette mesure, le parkour construit de l’alter-tourisme – de l’ailleurs dans l’espace du quotidien – et « la ville se réfère constamment à l’ailleurs, bien qu’il soit certain que l’un des plus significatifs ailleurs soit, immanquablement, à l’intérieur des propres limites de la ville » (ibidem : 259)5, ce que les traceurs nantais nomment l’action de « redécouvrir la ville » (Entretiens AP3 et AP4) avec un regard différent.

Jean Corneloup décrit ainsi que s’opère une transition récréative des villes contemporaines (2017). La promotion d’un ralentissement des rythmes – donc des déplacements – en est la principale source, s’inscrivant dans une démarche d’écologie corporelle. Plus encore, c’est le vivre-ensemble et la tolérance d’autrui dans l’espace public qui sont impactés par le parkour participant à sa perpétuelle construction (Gibout, 2009), à l’image du débat engagé par trois jeunes traceurs en conflit avec une riveraine (Observation O5). Pour les femmes, par exemple, se faire une place dans l’espace public « c’est très difficile, déjà en tant que fille de base » (Entretien P4), tandis qu’à travers la pratique « ça fait du bien, t’es pas jugée en tant que fille » (ibidem). Ce sont donc principalement de jeunes traceurs entre 16 et 25 ans qui font évoluer l’expérience de la ville et recomposent son lien social (Vulbeau et Barreyre, 1994), le parkour constituant alors « une fenêtre d’opportunité pour saisir distinctement et différemment les recompositions politiques et citoyennes à l’œuvre dans l’espace urbain » (Gibout et Lebreton, 2014 : 81).

 

Nantes Terrain de Jeux, une habitabilité récréative en pratique et en institutionnalisation

La politique publique NTJ lancée en 2016 en direction des pratiques sportives libres vise à améliorer leur accompagnement par les pouvoirs publics (promotion, développement, aménagements, événements, etc.) sans les dénaturer pour autant. Les pratiquants sont au cœur de cette démarche, porteurs des initiatives dans l’objectif de « faire des gens des acteurs plus que des consommateurs » (Entretien T2) de leurs activités et espaces d’évolution.

S’intéressant à des activités qui participent à l’urbanité récréative, cette politique construit donc l’habitabilité récréative sur le territoire nantais. Son caractère institutionnel en fait un outil fort mais limité dans cette démarche. En promouvant ces pratiques et en priorisant l’initiative citoyenne, NTJ offre des conditions de développement de l’habitabilité récréative et la renforce. Mais cette politique reste portée par les pouvoirs publics qui ne sont pas en mesure de laisser émerger des formes qu’ils ne peuvent pas maîtriser, aussi un certain encadrement – une institutionnalisation –, à l’image des parkour-parks, s’opère et limite la spontanéité de l’urbanité récréative en construction.

 

Le fait que le parkour soit une pratique dans laquelle le déplacement est l’activité-même s’avère intéressant en ce qu’il interroge l’urbanité et en ce qu’il peut être analysé comme constitutif du renouvellement de celle-ci. Sa dimension corporelle est au cœur des questionnements. À travers deux phénomènes, les citadins se détachent progressivement de l’espace matériel et symbolique : le rôle du corps s’efface dans les mobilités (motorisation, y compris sur les trottoirs et pistes cyclables) ; et le déplacement comme activité perd de son intérêt en tant qu’activité. En effet, une déconnexion spatio-temporelle s’opère par l’accélération des mobilités – plus vite et plus loin – au détriment d’une connaissance approfondie et d’un rapport « fort » à son environnement immédiat.

Alors, le parkour est une pratique constitutive du renouvellement de cette urbanité fonctionnaliste. Faisant du déplacement l’activité elle-même, il rompt avec les codes sociaux dominants de la rationalité productive pour valoriser la redécouverte de l’environnant comme action d’habiter la cité. Cette urbanité en construction est donc récréative, dépassant le seul caractère ludique pour favoriser un « ré-habiter » l’espace du quotidien par l’activité physique ici, à l’image de la reconquête des interstices végétaux pour le maraîchage urbain ou des cours d’eau pour des mobilités intra-urbaines.

ROBIN LESNE6

 

Robin Lesné est doctorant en aménagement et urbanisme au sein du laboratoire TVES EA 4477, Université du Littoral-Côte-d’Opale. Ses thématiques de recherche sont l’espace public, l’aménagement urbain, les pratiques récréatives, le sport et la déviance.

robin.lesne@etu.univ-littoral.fr

 

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Pour citer cet article : Lesné R., 2019, « Quand le déplacement devient une fin en soi. La pratique du parkour, une mobilité qui fait bouger l’urbanité », Urbanités, #11 / Bouger en ville, en ligne.

  1. Traduit par Robin Lesné. []
  2. Traduit par Robin Lesné. []
  3. Traduit par Robin Lesné. []
  4. Traduit par Robin Lesné. []
  5. Traduit par Robin Lesné. []
  6. L’auteur remercie Mme Solène Gaudin (Laboratoire ESO Rennes) et les trois évaluateur·rices pour leur travail de conseils et de relecture. []

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