Lu / Transport Justice. Designing Fair Transportation Systems, Karel Martens
Fannie Bélanger-Lemay
Comment peut-on modifier les systèmes de transports urbains pour viser une meilleure équité entre les citoyens ? Dans son ouvrage de 2016, Transport Justice. Designing Fair Transportation Systems, Karel Martens répond à cette question et propose une théorie de la planification équitable des transports.
Martens critique la méthode dominante de la planification des transports. La planification des transports urbains actuelle se concentre principalement sur les problèmes de congestion routière. D’ailleurs, les discussions publiques à propos des modifications ou des ajouts au système de transport urbain portent le plus souvent sur la façon de diminuer la congestion, en particulier pour les automobilistes. Martens, au contraire, affirme que, si nous prêtons réellement attention aux enjeux de justice et d’équité, le problème de congestion nous apparaîtra tout à fait secondaire.
Cette affirmation contre-intuitive, et les arguments qui l’appuient efficacement, font l’intérêt de ce livre. Pour suivre la réflexion de Martens, il faut changer notre point de vue habituel : plutôt que de regarder les rues d’abord comme l’outil des déplacements aussi fluides que possible, Martens nous demande de prendre le point de vue des personnes qui souffrent le plus d’un manque d’accessibilité. De cette perspective, la planification publique du transport qui s’attaque d’abord à la congestion se révèle injuste par rapport à ceux qui ne peuvent même pas profiter du système de transport urbain.
Les deux premiers chapitres de son ouvrage présentent la critique de la planification et la justification de la démarche de l’auteur. À le suivre, la question centrale de la planification du transport devrait être de s’assurer que chacun ait au moins un accès suffisant à tout ce qui est important dans notre monde contemporain. Par exemple, accès aux emplois, accès aux commerces, accès aux lieux culturels ou à la nature, etc. Mais, une partie de la population n’a pas accès à l’automobile et l’accessibilité fournie par les autres modes de transport est souvent déficiente. La congestion est un problème nettement moins urgent que le manque d’accessibilité de ces personnes. Rester coincé dans un embouteillage 25 minutes ou même plus, y compris matin et soir, semble en effet peu de choses comparé à ne pas trouver d’emploi faute de pouvoir s’y rendre.
L’accessibilité équitable est donc au cœur du projet de planification juste. Il existe déjà un courant de « planification pour l’accessibilité », en particulier en Grande-Bretagne. Martens reconnaît que ce courant a permis plusieurs améliorations concrètes, mais elles sont locales. Selon Martens, une coordination à plus grande échelle nécessiterait une théorie normative générale à la base de cette planification.
En effet, la planification des transports nécessite toujours de faire des choix fondamentaux, même si l’on planifie pour les transports en commun. Puisque ces choix affectent la qualité de vie, la planification des transports ne peut pas être uniquement un calcul d’efficacité ou de rentabilité. La planification des transports n’est pas principalement un exercice technique. Il s’agit d’une activité nécessairement normative. Les compromis et les choix, inévitables lors de la planification, doivent reposer sur des notions de justice et d’équité, ou d’autres façons de justifier le bien commun qui motive le choix. Cette justification est l’activité normative toujours incluse dans la planification, même si elle est parfois peu visible.
De plus, Martens rappelle que les choix d’investissements en transport collectif comme en transport individuel sont principalement faits par des organismes publics ou gouvernementaux. Nous, citoyens, sommes donc en droit d’attendre que ceux-ci puissent justifier leurs décisions du point de vue de l’équité.
Martens propose donc une théorie de la planification des transports reposant sur des principes de justice, qui permettrait aussi de justifier les choix d’investissements en transport.
Après cette mise en contexte, Martens développe sa théorie de la justice des transports en deux étapes. La première sert à délimiter la sphère distincte du transport et à établir la signification sociale du transport – il fait ici appel à la théorie des Sphères de la Justice de Michael Walzer. La seconde précise les principes de justice permettant la juste distribution du transport – Martens s’appuie ici sur le travail de Ronald Dworkin. Ce développement philosophique occupe le corps de l’ouvrage, des chapitres 3 à 7.
Chez Walzer, chacune des sphères de justice est caractérisée par une distribution juste guidée par un principe autre que celui du marché économique. Pour suivre Walzer, il faut déterminer quelle est la signification sociale du transport pour montrer qu’il y a lieu de lui consacrer une « sphère de justice ». Martens revient donc sur le débat entre la mobilité et l’accessibilité. Associer le « bien » du transport à la mobilité signifie que ce que vise le transport est le déplacement des biens et des personnes. Promouvoir la mobilité est ce que les ingénieurs ont fait pendant des années, la planification vise alors à augmenter les capacités des routes et les vitesses de déplacement. Au contraire, associer le « bien » du transport à l’accessibilité signifie plutôt que ce qui est visé par le transport est la participation aux activités (travail, achats, culture, etc.) hors de la maison.
Martens fait ici une précision en distinguant l’accessibilité des lieux de l’accessibilité des personnes. La première évalue comment un lieu donné est accessible, alors que la seconde évalue la manière dont une personne peut avoir accès à différents lieux. Cette façon de concevoir l’accessibilité met l’accent sur la personne, incluant ses capacités et ses limites. Martens s’inspire ici entre autres de la notion de motilité de Kaufman, mais conserve le terme d’accessibilité. Mesurer l’accessibilité signifiera mesurer la possibilité d’interactions d’une personne.
Martens ajoute une remarque sur les valeurs : les valeurs qui sous-tendent l’importance sociale du transport sont celles du choix, des possibilités d’expérience et de la liberté. Or la conception du transport comme accessibilité reconnaît mieux ces valeurs que la mobilité. Martens participe ainsi, il le reconnaît explicitement, à la reconstruction de la signification sociale du transport qui est en cours depuis les années 1970.
Toujours pour clarifier la « sphère de justice » du transport, Martens précise que la signification sociale du transport, l’accessibilité, est positive : elle est constituée des avantages que confère le transport. Évidemment, les problèmes associés au transport ne constituent pas le transport. La question de la juste distribution du transport ne devrait donc pas porter sur les problèmes induits par le transport. Ces problèmes sont d’ailleurs souvent nommés « externalités » par les économistes. Martens se pose en contradiction à une vaste littérature concernant l’équité et les transports qui vise principalement à montrer que les externalités environnementales du transport affectent différemment certains groupes sociaux. Pour Martens, ces problèmes relèvent d’une sphère de justice distincte de celle du transport.
La seconde section philosophique du texte (chapitres 5 et 6) recherche les critères qui pourraient s’appliquer à la juste distribution du transport, en tant que sphère de justice.
Martens discute d’abord du travail de Rawls, pour en venir à la conclusion que la théorie de la justice de celui-ci ne peut être étendue aux transports. D’abord parce qu’elle est trop abstraite pour s’appliquer aux problèmes matériels et géographiques du transport. Néanmoins, Martens vérifie si un parallèle peut être fait entre les transports et les soins de santé – ces derniers étant abordés Rawls dans Justice comme Équité. Selon Martens, les propositions de Rawls reviennent à devoir s’en remettre aux préférences personnelles entre obtenir de meilleurs soins de santé ou plus d’argent. Or s’en remettre aux « préférences personnelles » ne permettrait pas d’énoncer un critère équitable de distribution de l’accessibilité. Toutefois, Martens semble avoir mal lu Rawls : celui-ci propose plutôt un critère de justice tel que chacun puisse viser un état de santé qui permette de participer à la société. Le parallèle avec les transports, sur la base de la participation à la société, n’a pas encore été fait.
Martens se tourne donc vers Dworkin pour déterminer ce qu’est une juste répartition de l’accessibilité entre les personnes. Martens reprend l’expérience de pensée de Dworkin sur la juste distribution des biens : une enchère fictive représentant les choix individuels de biens privés, couplée à un système d’assurances contre les malchances. Martens ajoute le transport et l’accessibilité aux biens privés à distribuer équitablement, les « assurances » désignant la possibilité de taxer pour conserver l’équilibre dans le temps. Le cœur du livre est ainsi consacré à des expériences de pensée pour montrer différentes possibilités de répartition de l’accessibilité dans une société, selon les modes de transport, les infrastructures, les lieux de résidence et le nombre de déplacements effectués.
Martens en vient à la conclusion qu’un « système de transport » peut être considéré comme équitable s’il offre un degré d’accessibilité suffisant à toutes les personnes, degré dont la métrique n’est pas précisée explicitement. À la fin de ces chapitres, Martens présente un résumé en quatre points qui devraient guider la réflexion sur la justice des transports :
- Il y a une injustice, dans presque tous les cas, lorsqu’une personne a un degré insuffisant d’accessibilité.
- Toutes les personnes ont droit à un ensemble de garanties d’un degré suffisant d’accessibilité, dans presque tous les cas. Cet ensemble de garanties réparties équitablement est un élément clef d’un système de coopération mutuel.
- Les surplus d’un système d’assurance-accessibilité du transport doivent servir à améliorer l’accessibilité.
- Les modifications du système de transport, des modes d’usage du territoire ainsi que des modes de livraison des marchandises ne doivent jamais se faire au détriment de l’accessibilité de personnes.
Suite à ce développement philosophique, il reste à expliquer comment déterminer le degré suffisant d’accessibilité. Martens suggère (chapitre 7) que l’identification du degré suffisant d’accessibilité soit faite par une démarche de délibération démocratique, dans chacune des sociétés. Ce degré variera en effet selon la société, sa richesse, son degré d’avancement technologique, etc. Si l’appel à la démocratie est louable, une limite pratique de l’ouvrage est atteinte, puisque le degré minimal d’accessibilité acceptable n’est pas donné.
La troisième section du livre (chapitres 8 et 9) présente les règles d’une juste planification des transports et les applique à un cas concret. Les nouvelles règles de planification remplacent celles de la théorie rationnelle de la planification. Martens propose ainsi une série de règles itératives qui identifient les groupes dont l’accessibilité est insuffisante puis suggère des solutions pour réduire ce manque d’accessibilité. Le problème qui restera à résoudre pour les praticiens de la planification sera l’élaboration de la mesure spécifique d’accessibilité. Martens montre ensuite comment fonctionneraient ces règles de planification par l’exemple de travaux en cours dans la région d’Amsterdam. Martens choisit la région d’Amsterdam parce que Susan Fainstein y voit une ville-modèle de l’équité. Pourtant, en appliquant ces règles, Martens y montre certaines inégalités d’accessibilité. Surtout, il donne un exemple de la façon dont le problème de la congestion routière devient secondaire lorsque l’accessibilité est au cœur de la planification du transport. Ces chapitres, plus techniques et concrets, seront probablement les plus intéressants pour la plupart des lecteurs. Ce sont aussi les plus convaincants.
Le tout dernier chapitre présente les règles de financement découlant de la théorie. Selon Martens, toutes les améliorations qui visent à ajuster l’accessibilité déficiente de certains groupes doivent, moralement, être entièrement financées par tous. À l’opposé, tout moyen ou système de transport actuel ou futur pour les personnes ayant déjà une accessibilité « suffisante » doit être entièrement pris en charge par ces usagers eux-mêmes. Les problèmes de congestion, on le voit maintenant clairement, ne seront donc pas ceux traités en priorité en suivant cette planification juste des transports. C’est bien ce que Martens souhaitait montrer.
Dans Transport Justice, Martens s’adresse à un large public informé et éduqué, il vise tant les spécialistes du transport, théoriciens ou praticiens, que les étudiants ou les militants. Il couvre un très large éventail de problèmes de la planification du transport. Les sections philosophiques présentent malheureusement quelques lacunes. Toutefois, chacune des sections du livre peut se lire assez indépendamment, le lecteur intéressé par un aspect du livre peut s’y concentrer. Toutes les personnes qui travaillent sur les questions de justice des transports profiteront de la lecture des deux premiers et des trois derniers chapitres qui renouvelleront certainement le débat à propos de l’équité du transport.
FANNIE BELANGER-LEMAY
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Fannie Bélanger-Lemay est doctorante en philosophie à l’Université Laval, Québec, en codirection avec l’Université d’Aix en France. Ses recherches portent sur les enjeux de justice du transport urbain.
Karel Martens est professeur adjoint à l’Institut de technologie d’Israël à Haïfa et à l’Institut de Recherche en Management de l’Université de Radboud aux Pays-Bas.
Martens, K., 2017, Transport Justice. Designing Fair Transportation Systems, New York, Routledge, 240p.
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Pour aller plus loin
Dworkin, R.M., 2007, La vertu souveraine, Bruxelles, Bruylant, 359p.
Fainstein, S., 2010, The Just City, Ithaca/London, Cornell University Press, 212p.
Kaufmann V., Bergman M. M. et J. Dominique, 2004, « Motility: Mobility as Capital », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 28, n° 4 : 745‑756.
Rawls, J., 2004, La justice comme équité : une reformulation de théorie de la justice, Montréal, Boréal, 286p.
Walzer, M., 1997, Sphères de justice : une défense du pluralisme et de l’égalité, Paris, Éditions du Seuil, 475p.
Photo de couverture : Turcot Interchange (Drainville, 2010)