#15 / Million dollar cimetière. Le rôle du processus de revente des tombes dans l’évolution du Cimetière Marin de Sète

Louis Dall’aglio, Nicolas Szende, Gabriel Voisin-Moncho et Raphaele Von Koettlitz

L’article de Louis Dall’aglio, Nicolas Szende, Gabriel Voisin-Moncho et Raphaele Vin Koettlitz au format PDF


On dénombre en France une quinzaine de cimetières « marins », de la Corse à la Normandie. Le plus connu cependant reste celui de la ville de Sète, dans l’Hérault, immortalisé par Paul Valéry dans son poème « Le Cimetière Marin » (1920), et par Georges Brassens dans sa « Supplique pour être enterré à la plage de Sète » (1966), bien qu’il soit enterré dans l’autre cimetière communal, le cimetière du Py. Le Cimetière Marin, construit au XVIIIe siècle, est aujourd’hui, avec le cimetière du Père-Lachaise, à Paris, un des cimetières les plus célèbres de France.

Le cimetière, en tant qu’objet de recherche, a majoritairement fait l’objet de l’attention des historiens, des anthropologues et des sociologues. L’intérêt des géographes pour le cimetière est plus récent et s’inscrit dans le développement de la haunted geographydans les pays anglophones, sous l’influence du travail de Derrida et de l’hantologie. Ce cadre théorique, développé par Derrida dans Spectres de Marx (1993), se fonde sur la notion de spectralité, c’est-à-dire le rôle joué par l’invisible, les spectres du passé, dans la construction et l’aménagement du visible. Si les travaux mobilisant ces concepts abondent dans le monde anglo-saxon, que ce soit pour interroger la définition du cimetière (Rugg, 2000) – défini par sa capacité à spectraliser les défunts – ou le rôle du cimetière au sein de l’espace (Nielsen et Groes, 2014), les productions francophones qui mobilisent ce bagage conceptuel se font plus rares.

Cependant, des travaux récents consacrés aux enjeux politiques et culturels des cimetières – comme le travail de C. Vendryes sur les cimetières de Jérusalem (2016), le numéro de Géographie & Cultures consacré aux fantômes (Barthe-Deloizy, Bonte, Fournieret al., 2018) et des essais méthodologiques (Bertrand, 2010) ont contribué à mettre en lumière la richesse des processus à l’œuvre dans les espaces funéraires. L’approche géographique du cimetière se concentre généralement sur le rôle du cimetière dans la construction de l’espace (Brossat, 2011) – que ce soit en termes d’aménagement (Mercurol, 2018), dans le cadre de conflits territoriaux de plus large envergure (Vendryes, 2016), ou en termes paysagers (Urbain, 2012 ; Varnier, 2016).

C’est au travers de cette dernière approche que nous avons décidé d’étudier le plus connu des cimetières sétois. Le Cimetière Marin, qui s’était lentement dégradé au cours de la fin du XXe siècle, de même que l’ensemble du parc funéraire français (Odoux, 2004), a fait l’objet d’attentions particulières de la part des pouvoirs publics sétois, qui ont engagé des travaux de rénovations et de réhabilitation depuis 2007, sous l’influence du nouveau conservateur du Cimetière. Ces travaux ont amené à l’identification et à la revente de tombes abandonnées.

Cet article vise à explorer le rôle, financier et immobilier, du processus de revente des tombes dans l’évolution des modes de gestion et d’aménagement du Cimetière Marin. Notre travail se fonde sur une base de données quantitatives, constituée à partir de recherches dans les archives de Sète, où sont conservés les budgets municipaux. À partir de celles-ci, nous avons reconstitué l’évolution des sommes engagées par la municipalité dans la rénovation du cimetière, mais également celle des sommes dégagées par la revente des tombes considérées comme abandonnées. Ces constats quantitatifs ont ensuite été approfondis au travers d’entretiens semi-directifs menés avec des figures clefs de la gestion et de l’entretien du cimetière, comme son concierge, son conservateur, ou des pompes funèbres privées.

Ce travail qualitatif nous a permis de dépasser la simple élucidation des processus administratifs et financiers qui sous-tendent la production des espaces spécifiques que sont les espaces funéraires. Cela nous a aussi conduit à interroger le rôle social de la revente, et la manière dont la municipalité de Sète, au travers de son conservateur, en charge de ce processus, fait évoluer le fonctionnement et la vocation du cimetière. Par la rénovation, financée par la revente des tombes, la mairie sort le cimetière d’un état de « nécrose » (Bertrand, 2010), social et paysager. Ce processus est le résultat d’une évolution des modes administratifs et financier de contrôle et de gestion du cimetière, et des rationalités qui y président, au travers du renforcement des pouvoirs du conservateur et d’une transformation de son rôle, qui devient, comme il le dit lui-même, celui d’un « agent immobilier de l’au-delà » (entretien avec Patrice Castan, Midi Libre, 2016). Ultimement, se produit un processus de traduction (Callon et Latour, 1991 ; Lowenhaupt-Tsing, 2017) de la nature de l’espace funéraire, qui passe d’une nature sacrée et publique à une nature marchande et immobilière.

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Le processus de revente des tombes en déshérence : du bien funéraire au bien immobilier

Le cadre légal du processus de revente de tombes

Le droit français reconnaît différentes concessions funéraires, dont deux sont présentes au Cimetière Marin : des concessions de trente ans et des concessions perpétuelles, sous condition d’un entretien régulier par la famille. C’est sur ce point de l’entretien que la ville de Sète a engagé deux campagnes de reprise de caveaux en état d’abandon (ou en fin de concession de trente ans) en 2006 puis en 2012. Le Code Général des Collectivités Territoriales (CGCT) (article L. 2223-17) encadrant le processus de reprise de concessions définit trois critères permettant d’identifier une tombe abandonnée. Elle doit ne pas avoir vu d’inhumation depuis plus de dix ans, avoir été vendue depuis plus de trente ans et avoir cessé d’être entretenue.

Les critères d’identification avancés pour le choix des caveaux sont en premier lieu des critères sécuritaires, comme le mauvais état de la croix d’une chapelle qui pourrait chuter et blesser un visiteur ou abîmer un autre caveau. Au terme d’un processus d’identification des tombes auquel assistent le concierge, le conservateur et un adjoint municipal, un procès-verbal est dressé et les familles disposent de trois ans pour réhabiliter l’ouvrage abîmé. À la fin de ce délai un constat est affiché dans le cimetière afin de laisser encore quelques mois aux familles pour se manifester avant que les pouvoirs publics ne récupèrent l’emplacement. Un caveau récupéré est ouvert, vidé et nettoyé. Les restes du précédent occupant sont déposés à l’ossuaire de la ville. Légalement, la ville dispose du droit de faire retirer, à ses frais, le monument funéraire de la concession – ce que ne fait pas la mairie de Sète.

Au terme de ce premier processus, chaque tombe est alors identifiée comme un bien propre à la revente, composé de trois éléments : la concession, dont le prix au m² est fixé par la commune, les caveaux (ou bâti), dont le prix dépend du nombre de places, et le monument funéraire, dont le prix est estimé par un architecte des Bâtiments de France1. Dans le cadre du Cimetière Marin, le faible espace disponible, l’impossibilité d’agrandir et l’ancienneté des monuments contribuent à gonfler ces trois variables, ce qui fait des tombes du Marin des objets immobiliers de luxe.

Conservateur : Nous ce qu’on fait c’est qu’on le [la concession] laisse en état, moi je le vends en état. Vous voyez, ce monsieur a acheté la concession dans l’état. Moi je vends le terrain, ces 4 m2, vous avez toutes les taxes là. Après je vends le bâti. En l’occurrence c’est 6 places. Le Py ou le Marin c’est pareil le bâti. Puis après je vends le monument.

N. S. : Parce qu’il appartient à vous à partir du moment où ça tombe en déshérence ?

Conservateur : Voilà, tout à fait, que personne n’a réclamé le caveau. En tout, vous voyez, ça fait une grosse somme. Celui-là il arrive facilement à 9 700 et des poussières. Voilà, 9 744. C’est-à-dire le terrain 4 m2, le bâti 6 places et le monument 2 000.

N.S. : Bâti 1 970 € et terrain 6 074 €.

Conservateur : Voilà, vous voyez, ça fait un gros chiffre.

Entretien avec le conservateur, octobre 2019

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Du financement des rénovations au manque à gagner : vagues de revente et constitution du marché immobilier funéraire

Le prix élevé des biens revendus a contribué à faire du processus de revente un des outils de financement du fonctionnement du cimetière. La mairie a engagé, entre 2005 et 2010, des travaux de rénovation qui ont été intégralement remboursés par la revente des tombes à partir de 2007. Les fonds avancés, 737 000 € en 5 ans, sont remboursés dès la première vague de revente (2007-2012), initiée par le conservateur, en poste depuis 2005, et qui a à coeur la remise à neuf du Marin.

Lors de la première vague de reventes (2005-2012), les motifs avancés sur les procès-verbaux pour l’établissement du caractère abandonné des tombes sont avant tout des motifs visuels et sécuritaires, et les tombes majoritairement datées d’avant 1850. Cette vague s’ancre dans la dynamique générale de réhabilitation du cimetière, d’où l’attention portée aux tombes dont le mauvais état est visuellement constatable.

La seconde vague de revente (2015-2019) diffère de la première. Les tombes concernées sont plus récentes, principalement construites dans la seconde moitié du XIXe siècle ; elles sont établies comme abandonnées non pas en raison de motifs visuels mais après examen des registres, qui permettent, dès lors qu’aucune personne n’a été inhumée depuis trente ans, de déclarer la tombe abandonnée. Cette deuxième vague est plus rentable encore et permet de dégager des excédents qui sont ensuite réorientés vers des opérations de rénovation du Cimetière du Py, l’autre cimetière de la ville. La rentabilité de la première vague de reventes, et son succès auprès de la population désireuse d’acquérir un emplacement au Marin, accélère ici la transformation de l’espace sacralisé du cimetière en marché immobilier. L’étude des budgets municipaux montre une nette augmentation des ambitions de la ville au regard des sommes dégagées par la revente de tombes.

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1. Moyenne des titres émis (Source : Archives municipales de Sète, octobre 2019 ; réal. : Louis Dall’aglio, 2020)

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La revente de tombes constitue donc, pour les pouvoirs publics, un moyen de financer et d’accompagner la rénovation des cimetières et leur entretien.

Si la première vague de revente correspondait à une volonté de réhabiliter les tombes ouvertement abandonnées dans le cadre d’une opération générale de rénovation, la seconde vague correspond plus nettement à une volonté de libérer de la place au Marin pour tirer avantage d’un manque à gagner identifié par la première phase de revente. Cette seconde vague de revente a également permis de répondre à la forte demande des habitants concernant la possibilité de se faire enterrer au Marin.

Cette forte demande, dans le cadre de la réouverture du Cimetière Marin à la vente et à l’investissement, a mené à la vente d’entre 100 et 120 concessions puis à la constitution d’une liste d’attente (d’au moins une soixantaine de personnes selon le conservateur), sur le modèle du premier arrivé, premier servi. Ce mode de fonctionnement, qui permet de gérer les demandes de manière équitable en apparence, contribue en réalité à donner au conservateur un contrôle accru sur la gestion du cimetière. Sans avoir de conséquences sur les prix de revente, qui ne sont pas soumis à l’influence de l’offre et la demande, le déséquilibre bénéficie au conservateur qui est l’unique gestionnaire du flux. Ce dernier apparaît alors comme un agent central dans la constitution du marché immobilier funéraire, à l’origine de la création légale des biens, et dans l’organisation du paysage funéraire.

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Le conservateur du cimetière, un agent immobilier de l’au-delà

Du rôle d’administrateur…

Le processus de revente consacre le rôle du conservateur comme figure-clé de la gestion administrative et immobilière du cimetière. Nous proposons ici une approche actorielle de la gestion du Cimetière Marin, afin de comprendre comment le processus de revente des tombes transfère à la fois les outils de gestion et de contrôle dans les mains du conservateur du Cimetière.

Le conservateur est à l’initiative du processus d’identification des tombes, et sa présence est obligatoire lors de l’identification des tombes abandonnées. C’est également lui qui effectue le processus de lecture des registres pour l’identification des tombes dont l’aspect n’est pas détérioré, mais qui sont éligibles à la revente.

L’apparente logique administrative du processus d’identification permet de dégager pour le conservateur un espace de décision. La revente de tombes n’a en réalité rien d’obligatoire et les critères d’identification d’une tombe abandonnée laissent une marge d’interprétation en raison de l’absence de définition claire de ce qu’est une tombe qui a cessé d’être entretenue, comme l’établit le texte de loi. Autrement dit, au sein des tombes éligibles, le conservateur dispose de la liberté d’établir quelles tombes sont ou ne sont pas disponibles à la revente, en particulier pour celles dont l’état d’abandon ne relève pas de critères visuels tels qu’une stèle brisée ou une grille rouillée. Dans le cadre des tombes qui n’ont pas vu d’inhumation depuis plus de trente ans, le conservateur peut s’appuyer sur sa propre connaissance des familles sétoises pour décider si telle ou telle tombe est abandonnée.

Conservateur : Entre mon cousin, si vous voulez, et moi il y a eu des gens qui qui… c’est une responsabilité énorme, si demain je vide un caveau, que la famille vient, me dit « vous m’avez vendu mon caveau », bon, faut connaitre déjà les familles. Comme je vous dis, depuis que j’ai 5-6 ans je vais dans les cimetières avec mes parents, je connais beaucoup de familles, si moi je ne connais pas, les familles me connaissent, souvent ils m’appellent par le nom de mon père ou de ma mère, voilà.

Entretien avec le conservateur, octobre 2019

Le conservateur est donc le fournisseur du marché immobilier funéraire, qui opère un travail de translation des objets du statut de bien immobilier en ruine au statut de bien immobilier disponible à l’achat ; il est aussi celui qui organise les règles de ce marché.

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… au rôle de conseiller immobilier

Le conservateur a également un travail de gestionnaire et de conseiller ou, comme il le décrit lui-même, d’agent immobilier. Pour répondre à la demande des habitants il dispose d’un stock limité de concessions et de monuments à revendre.

La liste d’attente n’est en réalité que la première étape vers l’acquisition d’une concession. Le conservateur convoque les acheteurs potentiels et leur propose des concessions qui correspondent à leurs demandes, en termes de nombre de caveaux et de moyens financiers. Le conservateur propose ses conseils aux acheteurs qui font leur marché lors des visites qu’il organise. Le processus de revente le place donc dans une situation de conseiller financier, dont le travail est d’accompagner les acheteurs dans leur démarche d’investissement en leur proposant un bien adapté et en les redirigeant ensuite vers les professionnels qui réaliseront les travaux de rénovation.

Ce travail, de même que le processus de revente, extrait donc les bien funéraires du domaine de la gestion publique, du patrimoine et du sacré, pour y intégrer les logiques de marché, d’offre et de demande. Cette traduction (Callon et Latour, 1991 ; Lowenhaupt-Tsing, 2017) est le moment d’une fermeture de ce marché autour d’une population aisée.

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Une gentrification funéraire ? Redéfinir le paysage pour redéfinir le cimetière

Une patrimonialisation instrumentalisée au service du projet de rénovation : l’évincement des institutions régionales

Le processus de revente est le moment d’une redéfinition du paysage funéraire (Maddrell et Sidaway, 2010), dans une perspective patrimoniale et traditionnelle. Cette redéfinition se fonde sur un ensemble de codes considérés par les acteurs décisionnaires – le conservateur et le maire – et s’ancre dans une « pensée du paysage » (Berque, 2016) : le paysage n’est pas issu des aménagements, mais ce sont les aménagements qui sont prévus en fonction du paysage désiré. 

Cette redéfinition passe par l’émission de normes paysagères et architecturales, sous la forme d’une charte patrimoniale rédigée en collaboration avec les architectes des Bâtiments de France. Son intérêt est triple : elle permet au conservateur de forcer les nouveaux propriétaires à se conformer à sa propre vision du cimetière, tout en évitant de produire, pour chaque projet, un dossier à soumettre aux architectes de France ; ultimement, elle permet de bénéficier d’un contrôle sur l’espace funéraire sans passer par son classement au patrimoine, et donc d’éviter d’intégrer aux processus décisionnels la Direction Régionale des Affaires Culturelles (DRAC).

Le choix d’une éviction de la DRAC des processus décisionnels a pour conséquence de rendre le conservateur dépendant des décisions municipales au regard de son budget. En effet, l’argent dégagé par la vente des concessions relève des recettes municipales, et non de celles de la régie des cimetières sétois. Cette dépendance implique donc une prise en compte des injonctions du conseil municipal dans la gestion du Marin, et en particulier du maire. À la rationalité traditionnelle qui préside aux choix architecturaux du conservateur s’ajoute donc une rationalité politique qui peut, occasionnellement, prévaloir sur les choix du conservateur en matière esthétique (couleur, taille ou décoration des concessions).

B. : Ils se sont fait un monument avec un granit, « Le frescati ». C’est un monument rose, qui n’a rien à voir avec un monument en pierre du marin. On laisse faire des passe-droits.  […] il est allé voir le maire, il a dit « moi je veux faire ça, je veux faire ça ». Et comme il est connu, et si et ça, que son frère était dans les pompiers, que son autre frère est là, la famille F. est connue ici. Le maire il va recevoir deux coups de fil, trois coups de fil et il va dire c’est bon.

Entretien avec le propriétaire d’une pompe funèbre privée, octobre 2019

De plus, les codes paysagers, fondés sur des critères d’ordre patrimonial et traditionnel, établis en amont peuvent passer au second plan dans le cadre de clients prestigieux. La liberté accordée à l’acheteur au regard des normes paysagères est justifiée par l’intérêt, pour la célébrité du cimetière, qu’il y a à l’accueillir, dans le cadre d’un marketing urbain et funéraire. C’est le cas d’un artiste local célèbre qui a acheté un emplacement au Cimetière Marin.

Oui, une concession qu’il rachète. Pour le moment il n’y a rien, il enlève la pierre, il fait l’étanchéité, le goudron est par-dessus. Il veut une pierre volcanique au-dessus. Quand il trouvera sa pierre volcanique, il la mettra.

Entretien avec le conservateur, octobre 2019

Le dispositif de la charte représente donc un équilibre pratique entre les désirs de protection et de patrimonialisation du conservateur et son envie de garder la main mise sur l’aménagement du cimetière ; si, en évinçant la DRAC, la charte rend le conservateur dépendant du budget municipal, elle permet de conserver plus de libertés dans les décisions d’aménagement. Le coût de cette liberté est, pour le conservateur, l’obligation d’accéder aux demandes du maire, demandes qui peuvent entrer en contradiction avec ses propres ambitions architecturales ou esthétiques.
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Sociologie des investisseurs et marchandisation de l’espace funéraire

La transformation du rôle du conservateur participe à la fois d’une marchandisation des espaces funéraires, et à la transformation, pour les services publics, des citoyens en clients, dans la continuation des logiques du new public management (Finger, 1997). Le concept de new public management désigne un vaste mouvement de réformes nées au Royaume-Uni dans les années 1980-1990, et entreprises dans l’idée de moderniser les administrations publiques par le biais de pratiques et d’outils issus du privé. Le conservateur accompagne les clients dans leurs projets d’investissements, tout en gardant sur le cimetière un contrôle au travers des normes administratives, paysagères et architecturales. L’investissement est donc encadré et dirigé ; cet encadrement, qui diminue les marges des manœuvres des clients dans leurs projets de rénovation, est un des prix à payer pour avoir sa place au Cimetière Marin.

Cependant, les sommes nécessaires pour acquérir un bien et le rénover en fonction des normes définies par les pouvoirs publics selon leurs rationalités propres, produit un filtrage de facto des clients potentiels (Gravari-Barbas et Veschambre, 2005) et une transformation de la sociologie des défunts.

Plusieurs éléments contribuent à filtrer la population qui a accès aux biens disponibles. Afin de simplifier les opérations de trésorerie ainsi que la lisibilité du budget, il est impossible d’étaler sur plusieurs mois le paiement de la somme demandée pour la concession, les caveaux et le monument, ce qui implique la disponibilité immédiate de capitaux importants. De plus, au rachat initial, il faut ajouter l’obligation de faire rénover les monuments achetés en commissionnant un marbrier ou un maçon.

Conservateur : Il doit y avoir trois ou quatre personnes qui ont arrêtés et qui sont partis sur le cimetière le Py. Il y a beaucoup de familles aisées qui achètent. Là quand vous venez acheter une concession, c’est un chèque de trésor public, c’est la somme entière. On ne fait pas d’échelonnement, donc 9 744, monsieur, quand je vais lui proposer vendredi, il faudra que j’aie un chèque de banque de 9 744. Ça veut dire qu’il ne peut pas me donner trois chèques de 3 000 €. Donc vous voyez, c’est ça aussi le problème. Et il y en a qui font des crédits pour rentrer au Cimetière Marin.

Entretien avec le conservateur, octobre 2019

De plus, le dispositif de la liste d’attente permet également un second tri. La liste d’attente permet de court-circuiter les conflits potentiels entre acheteurs, en masquant les envies de chacun derrière l’apparente logique du processus, et de rediriger, dès lors qu’ils manifestent leur intérêt, les Sétois ne disposant pas des fonds nécessaires vers le Cimetière du Py.

À ces éléments de filtrage économiques, il faut ajouter les concurrences du politique qui accordent, selon une logique clientéliste, la priorité aux citoyens capables d’user de leurs relations ou de leur réputation pour obtenir une place. À titre d’exemple, le mausolée de A. (propriétaire de la plus grosse flotte méditerranéenne de pêche au thon), érigé sur un terrain originellement non-constructible, et dont la concession seule a coûté 300 000 €, n’a pu voir le jour qu’en raison de l’influence du notable.

Conservateur : Oui, le caveau de A. Monsieur A. est venu me voir, d’abord il est passé par monsieur le Maire. Il a voulu un grand emplacement sur le cimetière Marin, il voulait faire quelque chose de grandiose. Donc moi j’ai fait des procédures d’abandon depuis 2007, ce qu’il voulait lui je ne pouvais pas l’obtenir. Mais le maire a voulu que je lui trouve à tout prix. Je lui ai trouvé un endroit, un terrain qui faisait en gros 100 m2, sauf que c’était des anciennes ruines, le terrain était d’anciennes ruines, c’était pas possible de faire des caveaux enterrés. Donc je lui ai proposé une « aérienne », ce que lui voulait d’ailleurs.

Entretien avec le conservateur, octobre 2019

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2. Le caveau de la famille A. (L. Dall’aglio, 2019)

L’offre disponible ne l’est donc en réalité que pour une partie assez étroite de la communauté sétoise, ce qui va à l’encontre de l’idée généralement acceptée selon laquelle les cimetières sont des espaces démocratiques qui servent l’ensemble de la communauté locale, en mélangeant des personnes de tous les milieux (Ariès, 1982 ; Rugg, 2000) ; l’espace des morts devient ici un espace contesté (Nielsen et Groes, 2014) qu’il s’agit de s’approprier. Le processus de revente des tombes, en atomisant le cimetière en ensembles de biens disponibles à la revente, constitue l’espace funéraire en espace de compétition et de conflits dont le conservateur est l’arbitre.

Pour les clients, le rachat d’une tombe correspond à une pratique de prestige. L’investissement est à la fois financier, familial, et personnel. En accédant à la propriété funéraire, les investisseurs ancrent leur famille dans le sol sétois, tout en investissant, dans le projet de rénovation, une partie d’eux-mêmes, dans le cadre d’un site exceptionnel – par sa vue et par sa situation.

Conservateur : 3 000 € la chapelle, de base, sans compter le reste. Ensuite, il y a toute la structure à refaire. Là en ce moment j’en ai vendu une, que je ne pensais jamais vendre, car elle est complètement en ruine, c’est un architecte qui me l’a acheté, sa femme elle est dessinatrice et ils l’ont retapé avec monsieur Gascon, qui est le spécialiste du cimetière marin là. Cette chapelle est magnifique, magnifique, mais ils ont dû y mettre de l’argent.

Entretien avec le conservateur, octobre 2019

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3. La chapelle évoquée par le conservateur, rénovée récemment (L. Dall’aglio, octobre 2019)

Cette transformation de l’espace funéraire en lieu d’investissement immobilier et émotionnel pour les clients du conservateur est encouragée par les pouvoirs publics, pour des raisons financières et patrimoniales. Les rénovations du cimetière, des infrastructures et des tombes augmentent l’attrait touristique du lieu qui est visité lors des tours historiques de la ville ou utilisé comme lieu de tournage pour des télé-feuilletons sétois tels que Candice Renoir ou Demain nous appartient. Une des conséquences de ce processus est l’éviction des classes moins aisées du Cimetière, qu’il s’agisse de populations défuntes – celles des tombes n’étant plus entretenues, en particulier les tombes anciennes qui datent des premiers jours du Cimetière – ou vivantes – celles ne pouvant débourser, en une fois, le prix de la concession, et supporter le coût des rénovations. Il y a donc gentrification, à la fois dans les populations enterrées et dans les populations intéressées, de l’espace funéraire au travers du processus de marchandisation.

Il y a également traduction de la valeur du bien funéraire : sa nature symbolique et religieuse est, par le processus de revente, traduite en valeur marchande, au travers des estimations du conservateur ; cette traduction permet sa réinsertion sur un marché spécifique, marqué par son étroitesse et ses logiques clientélistes ; le produit est ensuite à nouveau l’objet d’un processus de traduction, au travers de l’investissement émotionnel et familial des clients2.

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Conclusion

Tout au long de cet article, nous avons ainsi pu mettre en exergue le rôle essentiel du double processus administratif d’identification et de revente des tombes abandonnées dans la gestion et la transformation du Cimetière Marin. Ce processus conduit à une traduction de la valeur (sacrée, patrimoniale) des biens funéraires vers une nature immobilière ; cette traduction est accompagnée par le conservateur, dont l’évolution des missions l’ont fait devenir un agent immobilier de l’au-delà. La marchandisation des biens funéraires, et leur traitement comme des biens immobiliers, est génératrice de dynamiques analogues de la part des acquéreurs, qui font de leur achat un investissement financier et émotionnel. Le cimetière, lieu de repos des défunts, devient le lieu d’un investissement massif, qui participe – pour la ville comme pour les clients – d’une pratique de prestige. En dernier lieu, le processus de revente des tombes transforme les modalités de financement et de gestion du cimetière, en l’ancrant dans des logiques mercantilistes et immobilières, et achève le processus de gentrification du cimetière. Si les cimetières ont une « vie et mort » (Moreaux, 2009), le Cimetière Marin de Sète s’avance ainsi vers une retraite dorée. 

LOUIS DALL’AGLIO, NICOLAS SZENDE, GABRIEL VOISIN-MONCHO ET RAPHAELE VON KOETTLITZ

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Louis Dall’aglio est mastérant en géographie à l’ENS de Lyon. Ses recherches portent sur la géographie de la santé et le jeu-vidéo.

louis.dallaglio@ens-lyon.fr

Nicolas Szende est mastérant à l’ENS de Lyon en sciences sociales. Ses recherches, en histoire des idées géographiques, portent sur la réception de la French Theory dans le champ géographique anglophone.

nicolas.szende@ens-lyon.fr

Gabriel Voisin-Moncho est mastérant en Sciences Sociales et normalien étudiant à l’ENS de Lyon. Ses recherches portent sur la prise en charge de l’addiction en milieu carcéral.

gabriel.voisin-moncho@ens-lyon.fr

Raphaele Von Koettlitz est mastérante à l’ENS de Lyon. Elle travaille également hors du milieu universitaire à l’inclusion et la formation des personnes handicapées.

raphaele.von-koettlitz@ens-lyon.fr

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Couverture : Travaux en cours au Cimetière Marin (R. Von Koettlitz, octobre 2019)

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Bibliographie

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Varnier, C., 2016, « De la mobilité des vivants à celle des morts : permanences et mutations du rituel funéraire guajiro dans les cimetières de Maracaibo, Venezuela », Les Cahiers d’Outre-Mer, n°274, 207-234, en ligne

Vendryes, C., 2016, « Jérusalem, une guerre pour l’éternité. Conflits territoriaux autour des cimetières musulmans et juifs de Bab ar-Rahma, Yosefiya et Har Hazeitil », Géoconfluences, en ligne

Woodthorpe K., 2011, « Sustaining the contemporary cemetery: implementing policy alongside conflicting perspectives and purpose», Mortality, n°16, 259–276

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Pour citer cet article : Dall’aglio L., Szende N., Voisin-Moncho G. et Von Koettlitz R., 2021, « Million dollar cimetière. Le rôle du processus de revente des tombes dans l’évolution du Cimetière Marin de Sète », Urbanités, #15 / Mourir en ville, juin 2021, en ligne.

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  1. Les architectes des bâtiments de France (ABF) sont des fonctionnaires français de catégorie A+ appartenant au corps des Architectes et urbanistes de l’État (AUE). Leurs missions sont de veiller à l’entretien et la conservation des monuments protégés, ainsi qu’un rôle de conseil sur les autres édifices du patrimoine culturel. Ils contribuent aux dossiers financiers et techniques des restaurations et veillent au bon déroulement de ces travaux. Ils ont également pour mission de s’assurer que les nouvelles constructions et les transformations aux abords des monuments protégés sont bien insérées au reste du paysage. []
  2. Le concept de traduction, introduit par M. Callon et B. Latour dans les années 1980 dans le champ de la sociologie des sciences, a d’abord été utilisé pour rendre compte de la façon dont un fait observé dans un laboratoire est ensuite traduit du champ de l’observation au champ scientifique, puis, éventuellement, au champ journalistique voire social. Il a ensuite été mobilisé plus largement en sciences sociales pour montrer comment certains processus (ici, la revente des tombes) permettent à des objets associés à un champ (la culture, la religion) d’en être extraits et traduits dans d’autres : la valeur culturelle et religieuse du bien funéraire (difficile à estimer) est traduite en valeur immobilière, qui est, elle, comparable, échangeable, vendable. []

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