#17 / Portfolio : Entre oubli et négligence : la marche comme angle mort des politiques publiques dans les métropoles andines (Bogotá, Lima)
Arthur Ducasse et Vincent Gouëset
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La logique de fuite en avant dans la modernisation des grandes infrastructures urbaines, évoquée dans l’appel du présent numéro, résonne tout particulièrement avec les politiques de transport des métropoles d’Amérique latine, marquées par la circulation des modèles internationaux et des solutions « clés en main », pour faire face aux difficultés qu’elles affrontent en matière de mobilité (congestion, pollution, inégalités socio-spatiales, etc.). Depuis les années 1990, Lima (Pérou) et Bogotá (Colombie), deux métropoles peuplées de 10,6 millions d’habitants en 2020 pour l’agglomération de Lima-Callao et 8,4 millions d’habitants en 2018 pour la capitale colombienne, ont misé en priorité sur les grandes infrastructures de transports collectifs (Bus Rapid Transit –BRT, l’équivalent des Bus à Haut Niveau de Service en Europe –, métros, téléphériques urbains) pour résoudre ces difficultés. Les investissements colossaux consentis ont débouché sur des infrastructures qui ne répondent qu’imparfaitement au fonctionnement de ces villes, avec des difficultés persistantes telles que la congestion du BRT Transmilenio à Bogotá, l’absence d’intégration tarifaire entre les différents modes collectifs à Lima, ou l’abandon des périphéries à une offre informelle, de qualité médiocre.
Erreur de stratégie dans les politiques d’urbanisme ? Bien peu a été fait en faveur de la marche, qui demeure pourtant le principal mode de déplacement dans les deux métropoles selon les dernières enquêtes origine-destination (MTC, 2013 ; Steer et CNC, 2019). Activité banale et accessible au plus grand nombre, la marche est souvent intériorisée comme un mode de déplacement trivial, négligé dans les politiques publiques, alors qu’elle est omniprésente dans les discours globalisés sur la mobilité durable, car c’est un mode de déplacement équitable et exemplaire à différents titres ; sur le plan environnemental, économique ou encore sanitaire (Ducasse et Gouëset, 2021).
Depuis les années 2000, le fossé ne cesse de se creuser entre les pratiques des habitants et la prise en considération de la marche dans les politiques publiques (Montezuma, 2002). Cette situation est révélatrice d’une indécision, communément répandue dans les métropoles latino-américaines, quant à la définition des priorités d’aménagement en matière de mobilité. Ce qu’on pourrait assimiler ici à une sorte « d’erreur » en matière d’urbanisme est particulièrement préjudiciable aux populations vulnérables, qui dépendent le plus de la marche dans leurs déplacements quotidiens : les enfants, les personnes âgées, mais aussi les femmes, et plus largement les habitants des périphéries populaires.
Après un bref rappel des contextes urbains étudiés, nous illustrerons « l’erreur de ciblage » des acteurs urbains quant à l’organisation des mobilités, en nous centrant sur la faiblesse des politiques publiques en matière de mobilités pédestres. Enfin, nous verrons que la pandémie de covid-19 a renouvelé l’intérêt porté aux mobilités actives, en faisant la part belle au vélo et en reléguant à nouveau la marche au second plan1.
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Au milieu du trafic : les piétons omniprésents à Lima et Bogotá
En dépit de leur étalement urbain, la marche tient une place de choix dans les deux métropoles étudiées. En effet, elle représente presque un déplacement sur deux à Bogotá (Steer et CNC, 2019), et un trajet sur quatre à Lima (MTC, 2013), ce qui la place au sommet de la hiérarchie modale.
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Omniprésentes en ville, les personnes se déplaçant à pied sont aussi les plus vulnérables face au trafic motorisé. Alors que Lima avait été pointée dès 2009 par l’OMS comme la ville la plus meurtrière au monde pour les piétons, ces derniers représentaient toujours plus de la moitié des victimes mortelles des accidents de la route dans la région métropolitaine en 2021 (ONSV, 2021). À Bogotá aussi, ce sont les personnes recourant à la marche qui sont les plus gravement touchées dans les accidents de la circulation. Bien que le nombre de piétons tués sur les routes de la capitale colombienne diminue depuis 2016, ils représentaient toujours, en 2019, 22 % des victimes d’accidents de la route à Bogotá. Toutefois, ils étaient les plus gravement touchés, puisqu’ils constituaient 35 % des hospitalisations et 47 % des victimes mortelles (Secretaría Distrital de Movilidad, 2021).
Cette situation est aggravée par le fait que les personnes les plus vulnérables en ville (les enfants et les personnes âgées) sont aussi celles qui recourent le plus à la marche. En 2019, 45 % des piétons décédés d’un accident de la route à Bogotá avaient plus de 60 ans (Ibidem, 2021 : 92). Un peu moins exposées mais plus gravement touchées, les personnes se déplaçant à pied font à la fois face au danger présent sur la route, et à celui de l’insécurité dans les espaces publics qui pèse sur les villes latino-américaines. Aussi, les usagers à pied peuvent en venir à adopter des comportements risqués afin d’optimiser leurs trajectoires, ou bien pour faire avec les erreurs de conception des espaces publics.
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La municipalité de Bogotá a adopté en 2016 le paradigme de la Vision Zéro en matière d’accidentalité grave2, ce qui la distingue de Lima. Pourtant, les avancées y sont encore limitées en ce qui concerne la protection des usagers les plus vulnérables. Par ailleurs, l’administration actuelle fait face au défi de l’augmentation considérable du nombre de motos, qui sont les premières impliquées dans la mortalité des piétons : 36 % des accidents mortels de piétons impliquent une moto (Ibid., 2021 : 84). À Lima, les piétons sont visés par des amendes depuis 2010 pour des comportements contrevenant aux règles de circulation, ce qui, en plus de désinciter la pratique de la marche, culpabilise les personnes se déplaçant à pied de l’insécurité routière (Fig. 9).
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Malgré ce contraste entre l’omniprésence de la marche dans la ville et l’insécurité qui menace les piétons, on ne voit pas émerger de politiques publiques significatives en faveur de la mobilité pédestre. Certes, la ville de Bogotá a décrété 2021 « année du piéton », mais peu d’améliorations ont été apportées aux conditions de marche à travers la ville.
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De l’erreur de mesure à l’erreur de ciblage : la marche négligée par les acteurs urbains
Une erreur de mesure : la marche minimisée dans les enquêtes
Avant d’être marginalisés dans les politiques d’aménagement, les piétons sont en partie invisibilisés dans les enquêtes de mobilité à Bogotá et Lima. Ce n’est d’ailleurs pas un cas isolé (Lavadinho, 2011). Deux types d’enquêtes sont couramment pratiquées dans les deux villes : les enquêtes d’opinion et les enquêtes origine-destination (EOD). Les deux tendent à sous-estimer la part de la marche dans les déplacements urbains.
Ainsi, dans la dernière enquête d’opinion Bogotá Cómo Vamos de 2020, la marche est mentionnée comme le « principal moyen de transport » par seulement 6 à 9 % des personnes interrogées ; bien loin des résultats de l’EOD de 2019 (40 %) (Steer et CNC, 2019). En se référant au moyen de transport « principal », le formulaire introduit un biais. En effet, la marche utilitaire (pratiquée pour se déplacer, par opposition à la marche récréative) est une pratique perçue comme allant de soi, quasi inconsciente, qui ressort peu dans les discours des piétons sur leurs mobilités, et qui reste largement sous-déclarée (Pooley et al., 2013), surtout lorsqu’elle est comparée aux modes motorisés.
On retrouve ce paradoxe dans les enquêtes Lima Cómo Vamos, même si les questions sont posées différemment (on demande aux enquêtés quels sont les modes principalement utilisés, en distinguant les motifs de déplacement). Alors que la marche ressort dans les déplacements non-pendulaires (Fig. 11), il ne semble pas y avoir de prise de conscience quant à la qualité des infrastructures pédestres (Fig. 12).
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Ces résultats tranchent avec la part modale de la marche (24 %) calculée dans l’EOD réalisée à Lima en 2012 (MTC, 2013). Là encore, un biais statistique opère et minore la part modale de la marche. La méthode utilisée affecte à chacun des déplacements le mode considéré comme le plus représentatif de l’ensemble du trajet. Or, la marche n’est représentative que dans le cas des trajets exclusivement effectués à pied. Dans les autres cas, lorsque la marche est combinée avec d’autres modes de transport, c’est le mode motorisé qui est retenu (bus, moto, voiture, etc.), même lorsque le temps de marche cumulé (en début et en fin de trajet) est supérieur à celui passé dans les transports.
À Bogotá, la place de la marche dans les EOD récentes a fait l’objet d’une réflexion plus profonde. Alors que la première grande enquête de 2005 avait exclu les déplacements à pied de moins de 15 minutes, limitant de façon trompeuse la part de la marche à seulement 15 % du total des déplacements (Gouëset, et al., 2014), l’enquête de 2019 n’excluait que les déplacements inférieurs à 3 minutes, ce qui a fait plus que doubler le poids de la marche dans l’ensemble des trajets (Steer et CNC, 2019). Ce choix méthodologique permet de mieux saisir le potentiel élevé de la marche, qui est désormais reconnu par les institutions du district.
Une erreur de ciblage et de conception
Omniprésente au quotidien mais très peu dans les politiques d’aménagement, la marche fait l’objet d’une erreur de ciblage de la part des pouvoirs publics. En effet, elle suscite peu d’investissements, alors même que les infrastructures pédestres sont peu coûteuses, en comparaison aux aménagements dédiés aux transports de masse ou aux voitures. Ainsi, les investissements à destination des personnes se déplaçant à pied (trottoirs, passages piétons, ponts piétonniers, etc.) n’ont représenté que 1 % des dépenses de la municipalité de Bogotá entre 2006 et 2016, et à peine 6 % du budget alloué aux infrastructures de mobilité (Quiñones et al., 2018), alors même que les conditions de marche sont mauvaises, surtout en périphérie (Grupo de investigaciones sobre el espacio público, 2018 : 37).
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À Lima, les investissements dans les quartiers populaires sont souvent de très faible ampleur et fragmentés en une multitude de projets portés par des représentants locaux, à l’échelle de petits territoires, ce qui affecte considérablement la qualité et la continuité des infrastructures essentielles à la marche, comme les escaliers ou le bornage des cheminements (Metzger et al., 2014 ; Espinoza et Fort, 2017).
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Le Plan de Ordenamiento Territorial (POT) de Bogotá, adopté en décembre 2021, et qui oriente la stratégie de développement urbain sur plus d’une décennie, a finalement replacé les piétons au cœur des mobilités urbaines :
Les axes structurants de la mobilité sont le piéton, ainsi que le développement d’un système de corridors verts de grande et moyenne capacité qui changent le modèle de mobilité urbaine, décarbonent le système de transport public (…), [pour qu’ils] soient le support d’une ville de la proximité, d’une ville inclusive et qui prend soin de ses habitants3 (…). (Alcaldía Mayor de Bogotá, 2021 : 4)
Toutefois, une analyse statistique comparant les lexiques des textes du précédent POT (2000-2004) et de l’actuel, réalisée grâce au logiciel Iramuteq, permet d’observer que le vocabulaire au sujet de la marche a finalement peu évolué en 17 ans. En effet, malgré un préambule encourageant, le POT de 2021 ne mentionne presque pas les termes faisant explicitement référence à la marche, préférant évoquer le caractère « piétonnier » des lieux ou des infrastructures. Ainsi, ce terme – le seul concernant la marche à dépasser les 50 occurrences par document – apparaissait presque autant dans le POT de 2004 que dans celui de 2021. De plus, une analyse des similarités4 confirmait que, dans les deux cas, le vocabulaire portant sur la marche était associé au thème des espaces publics, plutôt qu’à celui des mobilités. Ce constat tend à éclairer la façon dont l’administration se représente la marche : moins comme un mode de déplacement que comme un caractère afférent à l’espace public.
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Une illustration des errements sur les infrastructures de la mobilité pédestre à Bogotá : le cas des trottoirs
Les contradictions dans les actions d’aménagement ayant trait aux mobilités sont illustrées par l’état des infrastructures pédestres, en particulier en périphérie. La discontinuité des trottoirs, leur étroitesse ou la faiblesse de leur entretien apparaissent comme autant de priorités que la municipalité de Bogotá peine à gérer.
Jusqu’aux années 1990, la construction des trottoirs revenait aux propriétaires des édifices donnant sur la voie publique. L’héritage de cette conception privatisée de l’entretien des espaces publics est toujours visible, notamment dans l’arrondissement de Teusaquillo, où les matériaux de construction peuvent être hétérogènes le long du trottoir. De la même manière, leur nivellement est très irrégulier, accentuant la sensation de discontinuité du réseau pédestre (Fig. 17 et 18).
L’état des trottoirs laisse également à désirer. Selon un diagnostic de l’Institut de Desarrollo Urbano (IDU) de 2018, en charge de la maintenance et construction du réseau principal à Bogotá, plus de la moitié des trottoirs de la ville n’était pas en bon état (Puentes, 2021). Qu’il s’agisse de dépôts d’ordures (Fig. 20), du délabrement du matériau de construction (à cause de la pluie par exemple), de travaux, de voitures stationnées ou de la végétation (Fig. 19), les obstacles à une circulation fluide des marcheurs sont nombreux. Le nouveau POT ne prévoit pas d’évolutions significatives dans la gestion des trottoirs. Au contraire, s’il autorise l’intervention de l’IDU pour maintenir certains trottoirs, il rappelle (comme dans le précédent document de 2000-2004) que ces œuvres sont à la charge des riverains. Ainsi, dans le cas où des travaux sont réalisés par les pouvoirs publics, la facture est adressée aux particuliers, leur rappelant leur responsabilité dans l’entretien de l’espace public :
Article 132. Il relèvera de la responsabilité des propriétaires d’immeubles situés dans le District Capitale [de Bogotá] d’exécuter les travaux de réaménagement et d’entretien nécessaires pour que les surfaces des trottoirs se situant en face de leur terrain soient continues, libres d’obstacle et à niveau, selon les instructions du district. (Alcaldía de Bogotá, 2021 : 118)5
Ainsi, la méthode de construction et reconstruction de l’espace public énoncée dans ce document de planification ne semble pas exactement correspondre au replacement des piétons au cœur de la stratégie de développement urbain.
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Le problème des trottoirs ne s’arrête pas à leur entretien. Dans les périphéries sud et nord-occidentale de Bogotá, ils sont parfois simplement inexistants. Ainsi dans l’arrondissement de Ciudad Bolívar, où la part modale de la marche excède les 50 % (Fig. 21), les habitants ont souvent privilégié l’auto-construction des logements aux dépens de l’aménagement d’espaces publics de qualité. Il en va de même dans le Rincón de Suba, dans le quartier de San Cayetano, où le délabrement de la voierie exaspère les habitants. Dans ces quartiers très denses et majoritairement parcourus à pied, les infrastructures s’avèrent inadaptées aux pratiques des locaux. En ce sens, elles illustrent cette « erreur d’adéquation » entre espaces publics et mobilité pédestre.
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La pandémie de covid-19, un révélateur des difficultés de ciblage des infrastructures pédestres
Depuis mars 2020, la pandémie de covid-19 a provoqué une crise inédite des transports urbains (Robert, Lucas & Gouëset, 2022), qui n’a fait que renforcer l’acuité des problématiques suscitées par la marche. Si elle a été pointée comme une solution pour contourner les transports en commun surchargés, la marche a aussi suscité des inquiétudes en densifiant certains espaces publics comme les marchés (Vega Slee, 2020), ou les arrêts et stations de transports en commun.
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Au milieu de l’année 2020, l’équipe du programme ANR Modural a réalisé une enquête par chroniques familiales (36), menées par des étudiants de l’Université Santo Tomás de Bogotá, ainsi qu’une enquête par télé-entretiens (10), dans le quartier de Huaycán à Lima. Les résultats de ces enquêtes ont fait l’objet d’une publication récente (Robert et al., 2021). Nous enrichissons ici le corpus utilisé dans cette publication par les travaux réalisés par des étudiants du séminaire « travail de terrain », en sociologie, à la Pontificia Universidad Católica del Perú (2021), portant sur les mobilités dans les périphéries populaires de Lima.
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À Bogotá, si les mobilités pendulaires ont considérablement diminué en 2020 (83 % des chroniques familiales mentionnent d’importants changements : télétravail, perte d’emploi ou autre), on note une prédominance de la marche pour réaliser les courses, ou les activités de care ((Littéralement « prendre soin ». Nous l’entendons dans un sens large : rendre visite à des amis ou des personnes de la famille, accompagner quelqu’un à réaliser ses activités, accompagner des enfants ou des personnes âgées, ou se déplacer pour s’occuper de personnes dépendantes.)), dont l’ampleur a augmenté durant cette même période.
À Lima, dans le quartier de Huaycán comme dans les autres périphéries, les prix des courses en mototaxi ou en bus ont augmenté, et la pratique – usuelle par le passé – de négocier les tarifs à la baisse dans les transports informels a momentanément disparu. Les déplacements à pied ont alors été plus nombreux. La gratuité de la marche et la sécurité que procure la marche à plusieurs (entre voisins ou membres de la famille) ont été mentionnées pour justifier ce report modal à l’échelle locale.
Ainsi, la dégradation du marché de l’emploi, les hausses de tarifs et le souci d’éviter les transports collectifs pour limiter le risque de contagion, ont conduit de nombreux ménages à privilégier la marche par rapport à d’autres modes de déplacement. Le dernier rapport Lima Cómo Vamos (2021) confirme l’augmentation de la part modale de la marche dans les trajets pendulaires, jusqu’à 18,4 % durant le deuxième semestre 2020, contre 12 % en 2019.
Toutefois, c’est bien le vélo, et non la marche, qui a fait l’objet des campagnes de communication les plus nombreuses de la part des municipalités dans le contexte de pandémie de covid-19. À Bogotá, les autorités ont pu s’appuyer sur un savoir-faire développé depuis les années 1980 pour proposer des dispositifs d’urbanisme tactique de type coronapistes (Lucas, 2021). C’est surtout ce mode qui a été considéré comme une alternative crédible aux transports en commun, davantage que la marche. Cette polarisation des campagnes de communication et des politiques d’aménagement autour du vélo a maintenu, jusqu’à aujourd’hui, la marche dans une situation de marginalité relative. Ainsi, la question de la vulnérabilité des piétons et de la médiocrité des infrastructures dédiées à la marche est restée dans l’ombre.
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Conclusion
Enjeu fondamental de durabilité urbaine et d’intégration sociale, la marche pourrait être au cœur des stratégies d’aménagement des espaces publics et des mobilités dans des métropoles comme Lima et Bogotá. S’y intéresser, c’est mettre l’accent sur le fossé creusé entre l’omniprésence de la pratique de la marche en ville, et sa faible prise en compte dans les politiques publiques. C’est aussi interroger la qualité des espaces publics, ainsi que leur partage entre les différents usagers. À ce titre, on ne peut pas dire que la configuration des espaces publics offre des conditions sûres de déplacement pour les habitants des métropoles andines.
La marche est également un marqueur de vulnérabilité, un mode de déplacement peu valorisé dans la vie quotidienne, auquel les habitants recourent souvent faute de mieux. Indispensable aux activités locales, elle est faiblement conscientisée par les personnes qui y ont recours. Cela tend à renforcer son invisibilité dans les enquêtes et dans les politiques publiques. Le présent portfolio ouvre notamment des pistes de réflexion sur la perception de la marche par les acteurs de l’aménagement et les habitants eux-mêmes : valorisent-ils les mêmes aspects en matière de mobilités pédestres ? Dans quelle mesure les piétons, dans leurs expériences et leurs usages, réinventent-ils les espaces de circulation ? Des questions qui pourraient être au cœur des débats sur les mobilités urbaines, à l’heure où les habitants sont toujours plus nombreux à marcher, malgré le sentiment de ne pas être en sécurité en ville. À Bogotá, seuls 28 % des enquêtés sont satisfaits des espaces publics, et 81 % se sentent en insécurité dans les rues (Bogotá Cómo Vamos, 2020).
ARTHUR DUCASSE ET VINCENT GOUËSET
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Arthur Ducasse est doctorant à l’Université Rennes 2, membre de l’UMR 6590 ESO, actuellement accueilli par l’Université Nationale de Colombie, à Bogotá où il réalise son travail de terrain. Ses recherches portent sur les pratiques habitantes de la marche et leur prise en compte dans les politiques d’aménagement à Lima et Bogotá. Il participe au projet Modural.
Vincent Gouëset, Professeur de Géographie à l’Université Rennes 2, membre de l’UMR 6590 ESO, est un spécialiste des questions urbaines en Amérique latine, et notamment des mobilités. Il dirige, avec Florent Demoraes, le Programme ANR Modural (2020-2023) (https://modural.hypotheses.org).
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Couverture : « Passage piéton » à Bosa, en périphérie sud de Bogotá (© Thomas, ANR Modural, 2021).
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Bibliographie
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Bogotá Cómo Vamos, 2020, « Encuesta de percepción virtual. Mi voz, mi ciudad », Bogotá Bogotá Cómo Vamos, 73 p., en ligne
Demailly K.-E., Faure A. et Pérez López R., 2021, « Activismes », in Demailly K.-E., Monnet J., Scapino J. et Deraëve S., Dictionnaire pluriel de la marche en ville, Paris, L’œil d’or, 19-21.
Demoraes F., Robert J., Vega Centeno P., Pereyra O. et Gouëset V., 2020, “Características de la movilidad diaria en el Área Metropolitana de Lima y Callao, con base en la Encuesta de viaje personal en hogares de 2012 – Un panorama en mapas”, Rennes, UMR ESO, Espaces et Sociétés ; Institut Français d’Études Andines ; Pontificia Universidad Católica del Perú, 30 p., en ligne
Ducasse A. et Gouëset V., 2021, « La marche, un impensé des politiques publiques et un révélateur des inégalités socio-spatiales à Bogotá et Lima », Congrès IdA 2021 – État de la Recherche sur les Amériques, Aubervilliers, 22-24 septembre 2021, en ligne.
Espinoza A. et Fort R., 2017, Inversión sin planificación: la calidad de la inversión pública en los barrios vulnerable de Lima, Lima, GRADE, 236 p.
Grupo de investigaciones sobre espacio Público del DADEP, 2018, « Reporte Técnico de Indicadores de Espacio Público », Bogotá, Departamento Administrativo de la Defensoría del Espacio Público, 82 p., en ligne.
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Lavadinho, S., 2011, Le renouveau de la marche urbaine : Terrains, acteurs et politiques, Thèse de doctorat en géographie, Lyon, Ecole normale supérieure, 724p., en ligne
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Metzger P., Gluski P., Robert J., et Sierra A., 2014, Atlas problématique d’une métropole vulnérable. Inégalités urbaines à Lima Callao, Lima, Publication du programme de recherche PACIVUR, IRD-PRODIG, 40 p., en ligne
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Montezuma R., 2002, La transformation récente de Bogota et la mobilité urbaine, Villeurbanne, CODATU, 8 p. en ligne
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Pooley C. (dir.), Jones T., Tight M., Horton D., Scheldman G., Mullen C., Jopson A. et Strano E., 2013, Promoting walking and cycling. New perspectives on sustainable travel, Bristol, Policy Press, 210 p.
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Quiñones L.M., Pardo C.-F., Moscoso M., Sánchez C.-F., López J.-S. et López J., 2017, Caminar en Bogotá: Las cuentas 2017, Bogotá, Fundación Despacio, 105 p., en ligne
Robert J., Gouëset V., Demoraes F., Ñiquen J., Sáenz H., Pereyra O. et Rodríguez D., 2021, « Les mobilités quotidiennes bouleversées par la crise sanitaire : témoignages de la situation vécue par les habitants de Bogotá et Lima », Forum Vie Mobile, en ligne
Robert J., Lucas M. et Gouëset V., 2022, « Du confinement à la perspective d’une mobilité plus durable : impacts de la covid-19 à Lima et Bogotá », in Boidin-Caravias C. et al. (dir.), La Covid-19 et les Amériques : éclairages à chaud, Paris, Éditions de l’IHEAL, n°1, 92-112.
Secretaría de Movilidad de Bogotá, 2021, “Anuario de Siniestralidad Vial de Bogotá 2019” Bogotá, Secretaría Distrital de Movilidad, 252 p., en ligne
Steer et CNC, 2019, “Caracterización de la movilidad. Encuesta de Movilidad de Bogotá 2019”, Bogotá, Secretaría Distrital de Movilidad, 239 p., en ligne
Vega Slee J., 2020, « Bombas urbanas en tiempos de covid-19 », Blog Hypothèses de l’IFEA, 20 mai 2020, en ligne
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Pour citer cet article : Ducasse A. et Gouëset V., 2023, « Portfolio : entre oubli et négligence : la marche comme angle mort des politiques publiques dans les métropoles andines (Bogotá, Lima) », Urbanités, #17 / L’erreur est urbaine, janvier 2023, en ligne.
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- Le présent portfolio s’appuie sur deux projets en cours : le projet ANR Modural et une thèse de doctorat sur la marche. [↩]
- Théorisée en Suède en 1997, reprise à Bogotá en 2016, la Vision Zéro substitue une approche systémique et causale – dite approche « système sûr » – de la sécurité routière à une approche par les responsabilités des usagers. Elle énonce que tout accident est évitable, en rupture avec l’idée qu’une faible accidentalité grave est acceptable. Voir les informations de la Secretaría Distrital de Movilidad ou le travail de l’OCDE sur le système sûr, Zéro tué sur la route. Un système sûr, des objectifs ambitieux, Paris, OCDE, 2009 (en ligne). [↩]
- “El eje estructurador de la movilidad es el peatón y el desarrollo de un sistema de corredores verdes de alta y media capacidad, que […] soporten una ciudad de proximidad, cuidadora e incluyente” (traduit par les auteurs). [↩]
- L’analyse des similarités du logiciel IRAMUTEQ permet de dénombrer les fréquences auxquelles certains termes sont coprésents dans des segments de texte. Ici, nous avons sélectionné 39 termes en lien avec les mobilités pédestres et durables ou les espaces publics, apparaissant au minimum 30 fois dans l’un des POT. Nous avons ajouté les termes – moins fréquents – de « bicyclette » et « piste cyclable » à notre analyse, puis le logiciel a dénombré les co-occurrences de ces termes pour chaque POT dans des segments de 40 mots. [↩]
- “Artículo 132. Corresponderá a los propietarios o poseedores de inmuebles ubicados en el Distrito Capital ejecutar las obras de adecuación y mantenimiento necesarias para que la superficie de los andenes que se localizan frente a sus predios sean continuos, libre de obstáculos y de igual nivel, según lo determinen las especificaciones que establezca el distrito.” Traduction des auteurs. [↩]