#3 / « Best beer, best live music » : espaces de la musique, consommation d’alcool et conflits sociaux à Melbourne (Australie)

Louise Dorignon

L’article de Louise Dorignon au format PDF


« The battle of the bottle » : les contradictions politiques de la ville festive

En 2008, la « bataille de la bouteille » (« the battle of the bottle ») est lancée en Australie par Kevin Rudd, alors Premier Ministre. Cette initiative prend la forme d’un programme de 53 millions de dollars australiens (soit environ 34 millions d’euros) dont plus de la moitié est destinée à de vastes campagnes de communication visant à lutter contre la pratique du binge-drinking, une pratique sociale de plus en plus répandue chez les adolescents et jeunes adultes et qui consiste à boire une grande quantité d’alcool en un laps de temps très court (Jayne, Valentine et Holloway, 2011). Alors que l’Australie présente par ailleurs un taux de criminalité relativement faible, une série de faits divers impliquant des altercations violentes sur la voie publique suivies du décès ou de la paralysie de la victime (généralement un homme âgé de 20 à 30 ans) marque la société australienne et semble presque provoquer une nouvelle « panique morale » (Cohen, 1972). Ces violences surviennent dans la plupart des grandes villes australiennes, mais à Sydney et à Melbourne, l’importance démographique et politique de ces deux capitales d’États rend le phénomène plus visible et plus médiatisé. La particularité de ces altercations est qu’elles prennent place le soir ou la nuit, en milieu urbain, et le plus souvent près des hauts-lieux de la fête dans la ville, c’est-à-dire à proximité des bars, des pubs et des boîtes de nuit les plus fréquentés par les résidents. Ces lieux sont aussi ceux qui provoquent le plus de mobilités intra-urbaines en raison de l’attractivité qu’ils représentent : la sociabilité festive, la musique, la danse, l’alcool, ou en d’autres termes, l’entertainment.

Ces faits divers déclenchent depuis la fin des années 2000 dans l’État du Victoria, dont Melbourne est la capitale une série d’enquêtes, d’états des lieux et de plans d’action. Cette littérature gouvernementale émane tout autant de l’échelon régional, avec des publications commandées par le Ministère de la Justice, Department of Justice (KPMG, 2008), que de l’échelon local avec les travaux produits par les gouvernements locaux comme la municipalité de Port Phillip au Sud de Melbourne. Ces rapports ont pour but d’évaluer et de localiser ces violences ainsi que de proposer diverses solutions d’aménagement et de concertation locale pour y remédier. Dans certains cas, un couvre-feu prévoit des contraintes en termes temporels (arrêt de la distribution d’alcool à partir d’une certaine heure), spatiaux (imposition d’un périmètre de sécurité autour de l’entrée des établissements) et économiques (augmentation du nombre d’agents de sécurité contrôlant l’accès au bar).

À Melbourne où les bars, les pubs et les hotels1 sont d’importants lieux de production et de diffusion musicale (ils sont les points nodaux dans le réseau que constitue la scène musicale de la ville (Johansson et Bell, 2009), cette série de mesures affecte directement les pratiques festives des citadins. Les bars et les pubs étant soumis à de nouvelles contraintes financières, la programmation musicale est réduite ou disparaît avec le bar. L’accès de la population locale à ces lieux et à ces concerts gratuits (les consommations des clients au bar financent indirectement les performances des groupes) se trouve donc diminuée et la vitalité de la scène artistique en souffre (il devient plus difficile pour les artistes de se lancer car la compétition pour jouer dans les bars et les pubs est accrue par la disparition des petits pubs qui servaient de tremplins).

Alors que l’industrie de la musique tente de donner à la ville de Melbourne le titre de métropole culturelle face à sa rivale historique Sydney, la proclamant même capitale de la musique live dans l’hémisphère Sud, celle-ci critique violemment ces nouvelles restrictions. En effet, la pratique des concerts à Melbourne est symboliquement valorisée, socialement encouragée et promue économiquement comme l’un des ressorts de l’attractivité régionale et nationale. Quand la vitalité de cet espace musical se trouve localement menacée, le débat public sur la régulation des pratiques liées à l’alcool et les atteintes à la sécurité des personnes se double d’un autre questionnement : Melbourne pourra-t-elle conserver son titre de ville festive et de capitale de la musique en Australie ? Depuis la fin des années 2000, les épisodes de débordement observés autour des lieux festifs entraînent au sein de la société australienne une réévaluation de la notion de loisirs et de plaisir. Les communautés locales s’interrogent ainsi de plus en plus sur la façon de conserver ces fonctions de divertissement tout en garantissant la sécurité et le bien-être des habitants.

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2. Les hauts-lieux de la musique et de la fête dans le centre-ville de Melbourne, Victoria (Dorignon, 2014)

2. Les hauts-lieux de la musique et de la fête dans le centre-ville de Melbourne, Victoria (Dorignon, 2014)

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Cet article entend montrer comment dans la ville, la consommation d’alcool lors des concerts est l’objet de représentations divergentes. Tantôt perçu comme étant indispensable à la fête et à la performance musicale (tant dans la production que dans la réception de la musique), tantôt honni pour ses conséquences néfastes sur la santé des individus, l’alcool est nécessairement pris en compte par les réseaux de la scène musicale. Comment ces différents acteurs véhiculent-ils ces représentations, les contestent-ils et les négocient-ils afin de maintenir l’activité live et la culture musicale qui est associée à Melbourne ? Alors même que les tendances politiques nationales sont au renforcement des mesures incitant à réduire la consommation d’alcool des citadins, ces négociations prennent dans l’espace des formes spécifiques, autant dans le détournement de ces mesures que dans l’aménagement des espaces dits « à risques ». L’association de la musique et de l’alcool est à l’origine de dynamiques particulières dans la scène musicale à l’échelle de la ville mais aussi à échelle micro-locale dans l’organisation des concerts. Comment les quartiers s’accommodent-t-ils de ces mesures politiques et à quelles formes spatiales l’attention portée au lien entre la musique et la consommation d’alcool aboutit-t-elle ? Autrement dit, quels sont les signes visibles dans l’espace de la création d’un environnement musical et social « sûr » dans Melbourne ?

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Du plaisir de la musique live à Melbourne : de l’éphémère aux dynamiques urbaines, l’émergence d’une scène musicale et festive

C’est le double constat d’une forte progression des pratiques individuelles (Pecqueux, 2009) dans l’écoute de la musique et d’un changement dans les modes de sociabilité (Pecqueux et Roueff, 2009) qui amène les géographes comme les musicologues, les sociologues, ou les anthropologues à examiner le renouvellement des formes de pratique musicale dans différentes sociétés contemporaines. Parmi ces expériences musicales, la pratique du concert, ou pratique du live, se singularise pour trois raisons : d’abord par le fait qu’elle est à la fois une représentation et une performance, et par sa composante collective live (Frith, 2007 ; Connell et Gibson, 2002 ; Leyshon, Matless, Revill, 1998). La musique live est une pratique musicale qui, en plus d’impliquer ponctuellement un déplacement d’une partie de la population (qu’on nomme alors public), obéit à des principes d’organisation spatiale du territoire pour créer au sein de la ville ce que l’on peut éventuellement appeler des espaces ou territoires musicaux. Ces espaces musicaux ont dès lors en retour des conséquences sur les pratiques de la ville, les représentations associées à certains lieux et sur les dynamiques évolutives de l’espace urbain.

La musique live peut être définie comme le phénomène d’organisation et de réalisation d’un concert. Nombreux sont les auteurs qui soulignent l’interaction entre le rituel et le plaisir dans le phénomène live (Shuker, 2005) : l’expérience du live aurait ainsi contribué à la formation des publics, ainsi qu’à la création de fantasmes individuels, d’icônes et de mythes culturels. La performance live renvoie également à la notion d’écoute, de public, et par extension d’authenticité (l’expérience de la musique live étant bien souvent perçue comme plus authentique que l’écoute d’un CD par exemple). Il faut ici le rappeler, « l’écoute est un processus physique inséré dans un contexte social par l’intermédiaire de la technologie » (Shuker, 2005, p. 152). L’invention et la popularisation fulgurante des baladeurs audios a profondément transformé les pratiques et les configurations de l’écoute dans les espaces de sociabilité, faisant de la musique live une expérience (ressentie comme) plus authentique.

À Melbourne, la pratique du concert est extrêmement courante. Le premier constat est visuel : un visiteur un tant soit peu attentif remarquera immanquablement l’omniprésence des affiches de concerts qui couvrent les murs de la ville, la popularité de la presse musicale gratuite que l’on retrouve à l’entrée des établissements publics et privés de la ville, sur les sièges du tramway, et l’éveil des salles de concert à la tombée de la nuit, affichant leur néons lumineux et assiégées par une foule de citadins mélomanes et/ou en quête d’un moment festif. Le second, et non le moindre, est sonore : la rumeur de la ville est parcourue d’un souffle musical, les discussions s’animent autour de la quête d’un concert pour le prochain vendredi soir, et la plupart des lieux de sociabilité (bars, pubs, restaurants) sont envahis par les musiques de groupes venus jouer pour quelques heures. D’un point de vue spatial, la musique est bien présente, tant dans les pratiques des citadins, la vie culturelle et économique de la région urbaine, que dans l’imaginaire collectif et les représentations associées à la ville. Les musiques populaires ont été écoutées et pratiquées depuis les années 1950 en Australie (Homan et Mitchell, 2008). Selon Roy Shuker, « une définition satisfaisante de la musique populaire doit inclure tant des caractéristiques musicales que des critères socio-économiques. Toute musique populaire est constituée d’un assemblage de traditions musicales, de styles et d’influences différentes, et est aussi un produit économique investi d’une signification idéologique par la plupart de ses consommateurs » (2005, p. 205).

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3. L'omniprésence visuelle des concerts dans les rues de Melbourne, ici dans Hosier Lane (Dorignon, 2010)

3. L’omniprésence visuelle des concerts dans les rues de Melbourne, ici dans Hosier Lane (Dorignon, 2010)

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À Melbourne, l’Australian Bureau of Statistics (ABS) estime que les concerts de musique populaire ont réuni 1 019 400 personnes entre juillet 2009 et juin 2010, chiffre qui dépasse de loin les chiffres de fréquentation des autres spectacles vivants. Le reste de l’État du Victoria suit les mêmes tendances, avec une fréquentation de 354 600 personnes ayant assisté aux concerts de musique populaire dans cette même période. En terme démographique, le public est légèrement plus féminin que masculin, rendant caduque la vision traditionnelle des concerts d’« Oz Rock » comme étant un loisir réservé aux hommes en Australie (Homan et Mitchell, 2008). Par ailleurs, la répartition en termes de classe d’âge du public des concerts de musique populaire est relativement homogène, ou du moins révèle une certaine permanence des pratiques du live dans la population des 35-54 ans.

La salle de concert (et son public) est souvent conforme à l’image de son quartier. La culture musicale de la ville réside ainsi dans l’association d’un lieu et d’une ou de plusieurs salles de concert. Dans le contexte australien plus précisément, l’importance du lieu de concert dans la culture musicale n’est pas dénuée de fondements historiques et culturels. Shane Homan rappelle ainsi: « Dans une nation qui ne possède pas de studio d’enregistrement perfectionné avant les années 1980, le moment live et les salles de prédilection, ont compté beaucoup plus pour les artistes et le public que dans n’importe quel autre endroit. Comme Peter Garrett, le chanteur de Mignight Oil l’a souligné en 1987, ‘Chaque groupe australien vient d’un pub différent, et c’est là qu’ils ont construit leur identité. Chaque groupe se souvient de son pub, et c’est plus qu’une valeur sentimentale, c’est quelque chose de beaucoup plus profond.’ » (Homan, 2010, p. 2-3). La salle de concert fonctionne alors comme un emblème, pour les artistes et les groupes comme pour les quartiers (comme le Tote Hotel à Collingwood) et la toponymie des salles de concerts intègre souvent le nom du quartier (le Northcote Social Club ou l’inscription « Fitzroy » le long du Nightcat) ou un élément spatial de l’espace en question (The Esplanade Hotel est situé sur l’Esplanade à St Kilda). Emblématique d’un quartier ou d’un genre, profondément ancrée dans les représentations, la salle de concert contribue à la création du lieu en étant érigée comme haut-lieu musical, et plus largement comme haut-lieu de la sociabilité de la ville.

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4. À chaque quartier ses hauts-lieux de la musique live, le Nightcat à Fitzroy (Dorignon, 2011)

4. À chaque quartier ses hauts-lieux de la musique live, le Nightcat à Fitzroy (Dorignon, 2011)

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Les limites du plaisir : contrôler et sécuriser la fête

À Melbourne, la consommation d’alcool est historiquement, culturellement et spatialement liée à la performance musicale. Aussi la géographie des pubs et des bars se superpose-t-elle presque exactement à la géographie des lieux musicaux dans la ville et est à l’origine de formes spatiales particulières. Ces formes se déploient à des échelles différentes (du quartier à la micro-géographie de la salle de concert) et les traits de la culture urbaine à Melbourne peuvent être mobilisés pour expliquer l’engouement des individus pour la scène musicale locale. En outre, la pratique quotidienne de ces lieux musicaux induit des mutations fréquentes dans l’usage même de l’espace, qu’il s’agisse de la façon dont les personnes vont s’approprier les lieux (devanture des bars, rues, trottoirs, bancs publics, arrêts de tramway) en éviter certains, ou aménager différemment l’espace le temps d’une soirée (en déplaçant le mobilier urbain par exemple, ou en investissant des portions de la rue qui sont la journée délaissées). Ces pratiques de l’espace se traduisent aussi en termes de mobilité, puisqu’il est courant que les individus se déplacent dans la ville de bars en bars afin d’assister à plusieurs concerts ou de trouver une atmosphère qui leur convient davantage.

Il existe d’abord un lien social (celui du plaisir partagé de l’écoute musicale) et spatial (celui du lieu) entre la pratique du concert et la consommation d’alcool dans un cadre festif (Chatterton et Hollands, 2003). Ce lien spatial est crucial dans la mesure où les lieux ont un rôle et un impact sur l’expérience de la consommation de boissons alcoolisées (ils constituent l’environnement immédiat de cette consommation), mais aussi sur la façon dont les personnes et les groupes sociaux transforment à leur tour ces espaces, par un changement dans leurs sociabilités et leurs mobilités (Jayne, Valentine, Holloway, 2011). L’alcool influence les relations des individus aux autres et aux lieux à la fois parce qu’il est « un problème social, un loisir, une activité, un accélérateur de violence et un créateur d’identité » (Jayne, Valentine, Holloway, 2011, p. 5). La perception de la transition entre plaisir et violence varie alors selon différents acteurs (individuels, collectifs, policiers, juridiques, politiques) donnant aux violences à la sortie des bars une multitude de visages. Pour certains, la consommation d’alcool représente la fête, le lâcher prise, tandis que pour d’autres il est synonyme de violence, de danger et d’insécurité urbaine.

L’organisation urbaine et sociale semble néanmoins s’accommoder au niveau local de ces discours opposés. Dans les quartiers de Fitzroy et de Collingwood, les artères principales que sont Brunswick Street et Smith Street accueillent un nombre important de lieux festifs et musicaux (environ 80) et présentent également une forte concentration de lieux dédiés à l’aide sociale, ce qui amène certains observateurs à parler de « relation symbiotique » (Shaw, 2009) entre ces lieux de la fête et les structures d’entraide sociale, dont l’une d’entre elles est un centre d’accueil pour personnes alcooliques ou consommateurs de drogues. La coexistence de ces deux fonctions a priori opposées, la fonction sociale et la fonction de loisir (la musique) constitue cependant une réalité relativement bien ancrée dans l’espace mais surtout politiquement, culturellement et socialement admise par les autorités politiques et les habitants de cet espace.

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5. L'imbrication des lieux de la fête et de la musique dans les quartiers de Fitzroy et Collingwood (Dorignon, 2014)

5. L’imbrication des lieux de la fête et de la musique dans les quartiers de Fitzroy et Collingwood
(Dorignon, 2014)

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Les débats actuels semblent réactiver des discours alarmistes sur la ville et sur les risques qui seraient induits hors d’un contrôle strict de l’espace public et du comportement des individus la nuit (Thornton 1995 ; Sibley, 2010). Tandis que des publicités virales, telles « Il suffit d’un coup » (« it only takes one punch ») lancée par l’association Step Back. Think, ou Wingman, envahissent l’espace public australien tant dans les transports en commun que dans les espaces virtuels d’Internet, la société civile s’interroge sur les conséquences d’un contrôle renforcé de la consommation d’alcool sur la vitalité des scènes musicales propre aux capitales australiennes, et notamment à Melbourne et à Sydney où la musique live est une pratique culturelle socialement répandue et à laquelle la majeure partie de la population est attachée.

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6. Les conséquences de la consommation d'alcool sur le corps et sur la ville, publicités de la campagne de 2011 par l’association Step Back Think (Source : www.stepbackthink.org)

6. Les conséquences de la consommation d’alcool sur le corps et sur la ville, publicités de la campagne de 2011 par l’association Step Back Think (Source : www.stepbackthink.org)

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Des négociations socio-spatiales pour maintenir l’expérience simultanée de la musique et de la consommation d’alcool

Deux exemples de négociations socio-spatiales dans le but de jouir des plaisirs combinés de la musique et de l’alcool nous intéressent alors : d’une part la fermeture du Tote Hotel à Collingwood au Nord du CBD (Central Business District) au début de l’année 2010 et la manifestation qui s’en est suivie, ensuite les réaménagements urbains du quartier de St Kilda au Sud de la ville.

En novembre 2009, le gouvernement apporte une modification au texte de loi concernant la sécurité des lieux diffusant de la musique amplifiée et distribuant de l’alcool : le parti travailliste au pouvoir ne différencie pas les différents types de lieux musicaux, et condamne dès lors les petites salles de concert à payer deux agents de sécurité pour assurer l’ordre et la sécurité à partir d’une heure du matin. Cette mesure précipite la fin du Tote Hotel, un établissement de renom situé dans le quartier nord de Collingwood qui, n’ayant pas les moyens de se conformer à cette nouvelle réglementation, ferme ses portes en février 2010. Cette mesure qui ne vise pas un type de lieux de concert en particulier, apparaît aux yeux des amateurs de musique comme une association insupportable entre musique live et violence. Son caractère général défavorise ainsi les pubs et bars locaux, où le risque de violence sociale est faible, tandis que les boîtes de nuits et discothèques du CBD peuvent assurer financièrement leur devenir : ces lieux sont pourtant ceux qui sont les plus « risqués » en termes de violence sociale (Homan, 2010).

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7.a. Détail de la façade Sud du Tote Hotel 7.b. Le Tote Hotel, Johnston St, Collingwood, emblème de la contestation du 23 février 2010 (Dorignon, 2011)

7.a. Détail de la façade Sud du Tote Hotel 7.b. Le Tote Hotel, Johnston St, Collingwood, emblème de la contestation du 23 février 2010 (Dorignon, 2011)

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Le 23 février 2010, le CBD de Melbourne se mue en espace festif et symbolique lors de la manifestation organisée par l’organisation activiste SLAM (Save Live Australian Music). Environ 20 000 personnes se mobilisent alors et se rendent dans la ville pour retracer le parcours emprunté par le groupe australien AC/DC dans le clip de la chanson « It’s a long way to the top (if you wanna rock’n roll) » de 1976.

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[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=uIXV0cir4-E[/youtube]

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Par ce geste symbolique, les manifestants soulignent l’importance de l’identité musicale de Melbourne et entendent faire pression sur le gouvernement encore en fonction afin qu’il assouplisse la régulation sur les conditions d’existence de la musique live. Les manifestants suivent alors un camion à plateforme et dans une ambiance de fête, remontent de Swanston Street au Parlement (Spring Street). Ils brandissent à cette occasion instruments de musique et slogans, indiquant par-là leur refus d’assimiler musique live et violence ainsi que leur désir de voir la scène artistique de Melbourne prospérer : « la musique live n’est pas la violence live » (« live music not live violence »), « je suis un musicien pas une brute ivre » (« I am a musician not a drug thug »), « le rock n’est pas une pollution sonore » (« Rock’n roll aint noise pollution »),  « je veux grandir avec de la music live » (« I want to grow up to live music »), « sur l’autoroute, je vais au Tote, la musique n’est pas à haut risque, ces lois doivent partir » (« riddin on a higaway, goin to the Tote, music ain’t high risk, these laws have gotta go »). Les manifestants ralliés par le parti d’opposition et différents lobbys obtiennent gain de cause et le texte de loi est amendé.

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À la fin des années 1970, et dans les années 1980 tout particulièrement, des pratiques musicales s’apparentant au punk, probablement héritées de l’influence britannique sur l’Australie, surviennent dans Melbourne et s’installent à St Kilda. Des salles de concerts telles que l’Esplanade Hotel, le Palace, le Crystal Ballroom et le Prince of Wales (aujourd’hui Prince Bandroom) encouragent les progrès du genre. Symétriquement, des personnalités telles Keith Glass ou Bruce Milne, fondateurs respectifs du label Missing Link et Au Go Go Records jouent un rôle important dans le succès de ces nouveaux groupes (Breen, 2006). St Kilda assiste aux premiers pas de Hunters and Collectors, de Nick Cave et de son groupe The Birthday Party, qui ne tarde pas à devenir un artiste de renommée internationale. Ainsi, St Kilda constitue jusqu’aux années 1990 le centre actif de la musique à Melbourne.

En 1967, l’accessibilité à la vie nocturne de cet espace est étendue à un public plus large avec le redéveloppement de St Kilda Junction et la connexion à la ville avec St Kilda Road. Tandis que la multiplication des logements tend à provoquer une augmentation de la densité à la fin des années 1960, St Kilda est désormais le quartier de Melbourne le plus populaire et le plus actif pour la musique live. Cette augmentation de la densité est le support d’une culture de jeunesse et d’une vie musicale et artistique importante, célébrée lors du St Kilda Festival lancé pour la première fois en 1980.

Le St Kilda Festival se popularise comme festival familial et gratuit jusqu’à devenir le nouveau symbole musical de St Kilda. L’interdiction de la consommation d’alcool y est établie, et ce de manière extrêmement stricte pour garantir la sécurité des personnes dans un festival organisé par la mairie locale. En février 2011, la fréquentation du St Kilda Festival, dont les concerts et activités de plein air sont répartis sur une semaine, s’élève à 420 000 personnes, confirmant l’importance du festival dans les pratiques du live à Melbourne. Lors du festival, l’Esplanade est fermée à la circulation routière et laisse place à la foule de citadins venus se détendre en famille ou entre amis. La déambulation entre les différentes scènes du festival est ponctuée de signaux rappelant l’interdiction de boire hors des lieux détenant une licence de débit de boisson. Les terrasses des bars et des cafés qui donnent sur la rue sont pour l’occasion rehaussés de barrières destinées à séparer clairement les espaces « secs » du festival (« dry zone ») et les espaces privés des bars où l’alcool continue à être consommé.

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8. Des frontières strictes dans le St Kilda Festival entre dry zone et espaces où la consommation d’alcool est tolérée (Dorignon, 2011)

8. Des frontières strictes dans le St Kilda Festival entre dry zone et espaces où la consommation d’alcool est tolérée (Dorignon, 2011)

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9. Des marqueurs spatiaux aux frontières de la ville sur la plage de St Kilda (Dorignon, 2011)

9. Des marqueurs spatiaux aux frontières de la ville sur la plage de St Kilda (Dorignon, 2011)

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10. La publicisation d’un festival familial et sans alcool (Dorignon, 2011)

10. La publicisation d’un festival familial et sans alcool (Dorignon, 2011)

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Malgré ces interdits (matérialisés également par des écriteaux et de grandes pancartes), les personnes qui fréquentent le festival profitent d’interstices urbains oubliés ou du moins cachés pour s’adonner aux plaisirs de l’alcool tout en écoutant la musique provenant du festival à quelques centaines de mètres. Les ruelles qui accueillent les bars où la consommation d’alcool reste autorisée constituent donc autant d’espaces refuges où la combinaison des plaisirs de la musique et de l’alcool est possible. D’autres détournements de ces interdits apparaissent aussi : les jeunes citadins sont nombreux à se procurer des bières qu’ils entourent avec soin d’un sachet en papier et qu’ils sirotent au détour d’une ruelle, le plaisir de la boisson renforcé par la crainte d’être aperçus par les patrouilles de sécurité qui arpentent les rues du festival.

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11. Les ruelles de la ville comme interstices « refuge » pour la consommation d'alcool hors du festival (Dorignon, 2012)

11. Les ruelles de la ville comme interstices « refuge » pour la consommation d’alcool hors du festival (Dorignon, 2012)

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Ces frontières délimitant l’espace du festival entre interdits (dans les espaces publics) et tolérance (dans les lieux privés) vis-à-vis de l’alcool font en fait partie d’un plan d’action lancé en 2008 par la municipalité de Port Phillip à laquelle se rattache le quartier de St Kilda. Dans ce programme de lutte contre les potentielles violences liées à la consommation d’alcool, de nombreux aménagements urbains sont prévus afin de conserver l’attractivité festive des quartiers tout en réduisant les risques pour les résidents. Renforcement des services de transports en commun et de l’offre de taxi la nuit, installation de toilettes publiques dans les rues les plus fréquentées, augmentation des contrôles d’alcoolémie auprès des conducteurs et amélioration de l’éclairage public sont autant de mesures destinées à rendre l’environnement du quartier moins propice aux comportements violents.

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12. La migration progressive de l’activité live vers les quartiers Sud de la municipalité de Port Phillip et l’ancrage spatial du plan d’action 2008-2013 destiné à réduire les violences liées à l’alcool

12. La migration progressive de l’activité live vers les quartiers Sud de la municipalité de Port Phillip et l’ancrage spatial du plan d’action 2008-2013 destiné à réduire les violences liées à l’alcool

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Penser la relation entre l’expérience musicale et la consommation d’alcool

La consommation d’alcool pendant les concerts par le public comme par les musiciens sur scène semble faire partie de l’expérience du live à Melbourne : la culture du pub de quartier où les concerts sont gratuits et où la bière est produite localement (la brasserie Carlton Draught est située à Collingwood) apparaît comme l’un des ressorts de l’identité urbaine de la ville. Alors que Melbourne est la deuxième ville du pays par sa démographie, son importance politique et culturelle et son activité économique, l’identité locale repose de façon significative sur les traits culturels propres à chaque quartier, au sein desquels le pub constitue souvent une des institutions les plus anciennes. L’inscription de ces quartiers dans le réseau serré de l’industrie de la musique constitue à la fois une fierté et un plaisir hebdomadaire pour les citadins. Ce sentiment d’appartenance à une culture musicale historique se lit dans les aménagements pensés par les municipalités locales : ces programmes d’action sociale et spatiale sont délicats à mettre en œuvre puisqu’ils sont en fait destinés à réduire la possibilité d’une transition entre plaisir de la fête et comportement violent.

LOUISE DORIGNON

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Louise Dorignon est élève de l’École Normale Supérieure de Lyon (2009) et agrégée de géographie (2013). Elle est lectrice à Trinity College (University of Cambridge). Ses thèmes de recherches sont la géographie de la musique, les conflits sociaux liés aux pratiques festives, les pratiques de l’espace et de la consommation d’alcool, l’identité australienne, l’aménagement de la ville événementielle, les réseaux de l’industrie musicale.

Image de couverture (1) : Carlton Draught, une brasserie née à Melbourne et une des bières les plus consommées en Australie : un marqueur identitaire et un symbole de l’appartenance culturelle au Victoria (Dorignon, Melbourne, 2010)

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Bibliographie

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  1. L’Hotel en Australie ne désigne pas forcément un lieu de séjour pour vacanciers mais un bâtiment de grande taille qui accueille un pub, un bar et/ou une salle de concert. Beaucoup de pubs sont ainsi nommés Hotel (The Railway Hotel à Fitzroy, The Tote Hotel à Collingwood). []

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