#4 / Art de l’entre-deux : le MéPIC au service de la reconversion portuaire de Caen
Claire Le Thomas
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L’article de Claire Le Thomas au format pdf
Du 27 juin au 27 octobre 2013 s’est tenu le Musée éclaté de la presqu’île de Caen (MéPIC), une exposition d’art contemporain hors les murs organisée par l’école supérieure d’arts & médias (ésam) Caen/Cherbourg. Le principe de cette exposition consistait à commander à quinze artistes une œuvre originale éphémère revisitant le thème de l’eau chez les impressionnistes. Ces créations étaient présentées dans des conteneurs répartis dans quinze communes de la basse vallée de l’Orne comprises entre Caen et la Manche.
Selon le dossier de presse1 , le musée éclaté « organise le mariage de l’art et des territoires », il « s’inscrit dans une relation géographique au territoire de l’agglomération caennaise » (MéPIC, 2013 : 3-4). Ainsi au-delà du propos esthétique propre à une exposition d’art contemporain – ici interroger l’actualité de l’impressionnisme – le projet revendique une composante territoriale2 dont les références géographiques mobilisées précisent la teneur. Organisé dans le cadre du Festival Normandie Impressionniste, il fait tout d’abord partie d’un ensemble de manifestations culturelles se déroulant en Basse et en Haute Normandie. Le dispositif muséographique du musée éclaté, ensuite, fait appel à une double échelle : d’une part, les artistes ont été choisis par quinze institutions culturelles partenaires originaires d’Île-de-France, de Basse et de Haute Normandie, à raison de cinq institutions par région ; d’autre part les œuvres sont disséminées dans quinze villes à proximité de Caen. Le nom même de l’exposition, enfin, renvoie à un lieu dit, la presqu’île de Caen, soit la bande de terre comprise entre l’Orne, le canal de Caen à la Mer et le viaduc de Calix (fig. 1).
Un lieu-dit, une ville, une agglomération et trois régions : dans quelle mesure cette dimension multiscalaire engage-t-elle l’identité portuaire caennaise ? Chaque niveau renvoie aux enjeux socio-économiques nés de la reconversion du port de Caen-Ouistreham, enjeux que la place prépondérante de l’eau dans l’exposition – thème de la deuxième édition du Festival Normandie Impressionniste et surtout élément prégnant de la zone d’implantation du MéPIC via le Canal, l’Orne et les bords de mer – laissait deviner. Les quinze kilomètres qui séparent Caen de la Manche et sur lesquels se déploie le musée éclaté sont en effet écartelés entre deux dynamiques antagonistes : d’un côté, une volonté d’exploiter le potentiel logistique et industriel du port en lien avec l’aménagement de l’axe Seine et la place de plus en plus importante du transport maritime dans le monde ; de l’autre le désir d’utiliser les friches industrialo-portuaires disponibles pour nouer un nouveau rapport au fleuve et accroître ce faisant l’économie touristique et l’attractivité de Caen. Autrement dit, ce sont deux logiques de développement économique, reflétant deux usages de l’eau dans la ville, qui rivalisent pour influer sur la planification urbanistique des espaces laissés vacants par la désindustrialisation et la baisse du trafic portuaire. Il s’agira donc de comprendre par quels moyens le musée éclaté se fait l’écho de cette identité portuaire en mutation tant par ses conditions d’élaboration que par son dispositif muséographique ou les œuvres produites à cette occasion. Les artistes, sensibilisés par l’équipe opérationnelle aux préoccupations locales lors des repérages, ont en effet parfois retranscrit ces problématiques dans leurs créations.
Recrutée en tant que chargée de la coordination scientifique du MéPIC, j’ai occupé une place privilégiée pour étudier la manifestation. Membre de l’équipe opérationnelle, je me suis trouvée au cœur du projet : j’ai pu suivre sa mise en place, connaître les objectifs et les motivations de ses acteurs, voir les processus de décision à l’œuvre. Engagée pour organiser un espace de réflexion autour de l’exposition, j’ai mené une étude de terrain, enquêté auprès de différents acteurs et chercheurs afin de choisir les axes de recherche à développer et les spécialistes à solliciter. Grâce à cette position d’observateur participant, j’ai pu rassembler un matériel extrêmement riche que j’utilise ici.
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Une fabrique territoriale multiscalaire
Les cartes géographiques illustrant les supports de communication du projet (fig. 2) marient trois échelles : une ville et son agglomération (Caen), une région (la Basse Normandie) et un espace métropolitain en construction (l’axe Seine) réunis par une grille rouge abstraite. Ce jeu multiscalaire positionne le MéPIC au centre d’enjeux qui le dépassent tout en ayant contribué à lui donner forme. L’exposition a en effet été conçue par Éric Lengereau, le directeur de l’ésam Caen/Cherbourg, de manière à matérialiser les débats concernant l’avenir de la Presqu’île et par extension de Caen et de la région ; indirectement, elle participe même à la fabrique territoriale qui s’ébauche.
Ancienne zone industrialo-portuaire, la Presqu’île proprement dite et ses espaces limitrophes sont un secteur en friche, un foncier disponible en bord d’eau et en proximité du centre-ville progressivement réinvestis par de nouvelles activités (en particulier commerciales, culturelles, sportives et résidentielles). Plus loin en direction de la mer, la bande de terre comprise entre l’Orne et le Canal et ses berges hébergent plusieurs quais spécialisés dans le vrac, des entrepôts, des industries, puis des terrains inondables cultivés, une zone naturelle protégée (la Pointe du Siège) et enfin un port de plaisance, de pêche et un terminal transmanche (fig. 3). Les communes partenaires des rives droite et gauche sont essentiellement agricoles et résidentielles, l’aspect citadin s’estompant à mesure que l’on s’éloigne de Caen tandis que la dimension balnéaire prend le dessus pour les villes côtières. En d’autres termes, le MéPIC regroupe sous une dénomination unique des espaces aux caractéristiques variées mais marqués dans l’ensemble par la présence de l’eau et des activités qui lui sont associées ainsi que par la prédominance caennaise. Il témoigne de l’influence de Caen sur sa proche périphérie, devenue en grande partie banlieue résidentielle périurbaine, et de la fonction structurante de l’eau dans cette agglomération3 . Il propose d’ailleurs, sur la base de cette interdépendance, une dénomination commune pour les quinze kilomètres qui séparent Caen de la mer – la presqu’île de Caen. De la sorte, si le musée éclaté emprunte son nom à une partie de l’espace qu’il occupe, il en étend en même temps la dénomination, prolongeant une extension sémantique à l’œuvre depuis quelques années avec les projets de réaménagement qui touchent la Presqu’île au sens strict.
La seconde particularité de ce territoire est sa fonction de capitale régionale qui explicite le deuxième niveau géographique mobilisé par l’iconographie de l’exposition. Caen est en effet la capitale du Calvados, mais c’est aussi, économiquement et en termes de représentation, celle de la région Basse Normandie. Un fait significatif de cette ascendance s’aperçoit dans les motivations politiques ayant présidé à la naissance du MéPIC. En dépit d’un engagement financier similaire, la première édition du Festival Normandie Impressionniste en 2010 a davantage profité à la Haute Normandie qu’à la Basse Normandie : le festival était porté essentiellement par la région haut-normande et son thème évoquait plus cette dernière que la Basse Normandie dont les impressionnistes représentèrent surtout la Côte Fleurie. Dans un contexte de rivalité entre les deux régions, il s’agissait donc, pour la seconde édition de 2013, de mieux valoriser les événements bas-normands, notamment en les distinguant par leur orientation contemporaine. Caen, en plus des expositions patrimoniales organisées par le musée des Beaux-Arts et celui de Normandie, devait proposer une grande manifestation d’art actuel ; Philippe Duron, maire de Caen et président de la communauté d’agglomération Caen-la-Mer, a ainsi sollicité le directeur de l’ésam Caen/Cherbourg qui a imaginé le musée éclaté.
Pourquoi dans cette géographie régionale inviter des institutions culturelles d’Île-de-France ? L’insertion de cette échelle supplémentaire n’est pas étonnante lorsqu’elle est rapportée au parcours professionnel d’Éric Lengereau. Ce dernier a conçu et coordonné la Consultation internationale de recherche et développement sur « le grand pari de l’agglomération parisienne » en 2008 et 2009. L’adjonction de l’axe Seine et du Grand Paris révèle alors les enjeux qui parcourent l’agglomération caennaise et l’espace de la Presqu’île tel que défini par la manifestation : la place de Caen au sein du projet d’aménagement concerté du bassin parisien, de la vallée de la Seine et de la Normandie dépend en grande partie des choix urbanistiques qui seront faits sur le territoire caennais et sur le secteur élargi de la presqu’île de Caen en particulier. Cette dimension francilienne pourrait d’ailleurs avoir eu un impact sur le festival même puisque le thème de l’eau retenu pour la seconde édition entre en résonance avec les préconisations des agences d’urbanisme en charge de la réflexion sur l’axe Seine. Le document de synthèse établi en 2011 présente l’eau comme élément culturel fédérateur pouvant servir à la construction d’une identité partagée pour cet espace. L’idée avancée d’un grand événement « rassembleur, festif, source de notoriété et d’attractivité » pour « faire exister cette métropole multipolaire » (Coopération 2011 : 24 et 30) semble même faire reposer cette responsabilité sur le Festival Normandie Impressionniste, et ce d’autant plus que l’impressionnisme est présenté dans ce même document comme une autre assise identitaire potentielle de l’axe Seine.
Or c’est précisément ce lien établi par la cartographie de l’exposition entre l’Île-de-France et l’espace d’implantation du MéPIC via l’évocation de l’axe Seine qui interpelle l’identité portuaire passée et future de Caen et son agglomération. Le port de Caen-Ouistreham pourrait retrouver un nouveau souffle en intégrant ce projet de cluster qui repose en grande partie sur une logique marchande portuaire : développer l’hinterland du Havre, la navigation fluviale sur la Seine et des hubs multimodaux. Les friches industrialo-portuaires de la Presqu’île au sens large, si elles sont aménagées en conséquence, donnent à Caen la possibilité de participer à ce projet politique, voire de rivaliser avec le Havre et la Haute Normandie, en devenant le Gateway de l’ouest de la France, désengorgeant par la même occasion le nœud parisien. À la lumière de ces enjeux économiques, la concurrence des deux régions au sein du Festival Normandie Impressionniste se révèle un épiphénomène de celle qui se joue dans le projet Axe Seine, l’attractivité régionale pouvant influencer certaines décisions politiques.
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Devenirs portuaires
La triple échelle géographique à laquelle le MéPIC a recours inscrit donc la manifestation à l’intérieur d’une fabrique territoriale en projet où le portuaire constitue un point de levier essentiel. La réunion proposée entre le passé (les friches industrialo-portuaires) et le futur (l’axe Seine) du port de Caen-Ouistreham pose alors la question de son présent et plus particulièrement du rapport de l’agglomération caennaise à son identité portuaire, rapport que le musée éclaté met bien en lumière.
Parmi les objectifs de l’exposition, il y a en effet la volonté de faire découvrir aux spectateurs la Presqu’île au sens large – celle-ci constituant en quelque sorte la « seizième » œuvre du musée éclaté – pour amorcer une réappropriation de ce secteur divisé par l’eau et dont le centre est mal-aimé des locaux. À part la zone située autour du pont de Bénouville, point de passage d’une rive à l’autre comportant le Mémorial Pégasus, musée sur la Seconde Guerre mondiale, le reste de la bande de terre comprise entre l’Orne et le canal de Caen à la Mer est très peu connu des riverains : à titre d’exemple, parmi les personnels de l’école, pourtant implantée sur l’extrémité caennaise de l’île, certains n’avaient jamais parcouru cet espace. Peu attractif avec ses zones industrialo-portuaires, ses friches ou son aspect désolé et désert, il est même mal perçu car hébergeant des camions de prostituées et un centre d’accueil de jour. La commune de Mondeville a d’ailleurs refusé d’y placer une œuvre alors que Séverine Hubard souhaitait exploiter le potentiel paysager d’une station d’épuration naturelle aménagée en site de promenade et de sensibilisation écologique (fig. 4). Finalement, seulement deux œuvres seront situées entre l’Orne et le Canal, l’une près du pont de Bénouville, l’autre dans la zone portuaire d’Hérouville-Saint-Clair, c’est-à-dire dans un secteur interdit aux visiteurs mais visible depuis la rive opposée. Le choix des sites ayant été le fruit d’une négociation entre les villes, les artistes et l’équipe du MéPIC, cette faible proportionnalité indique bien à quel point cet espace est coupé du reste du territoire et ne peut servir à représenter une commune dans le cadre d’une opération de prestige.
Il faut dire que l’activité portuaire marchande qui occupe une grande partie des berges du Canal, est également ignorée de la majorité des habitants : guère visible depuis qu’elle s’est déplacée en aval, elle a connu une forte baisse avec la fermeture de la Société métallurgique de Normandie (SMN) en 1993 et détonne dans le paysage actuel avec sa spécialisation dans le vrac (bois exotique, ferraille, céréales, liquides…) et le trafic transmanche. Pour le musée éclaté, faire découvrir la Presqu’île, c’est donc aussi mettre en évidence le flux portuaire et ce en utilisant des conteneurs en guise d’espace d’exposition. De la sorte, le MéPIC anticipe même sur la reconversion du port de Caen-Ouistreham : dans le cadre de la réflexion sur l’axe Seine et la recherche de modes de transport moins polluants, ce dernier est l’objet d’un projet de plate-forme conteneur qui contribuera à remodeler son poids dans l’hexagone. L’exposition vient donc rappeler que le Canal avait et a toujours une fonction économique et industrielle et que du développement de nouvelles filières liées à la présence de l’eau dépend en grande partie l’avenir de la région4 . Le soutien5 des acteurs industriels (Port Normands Associés, Chambre de Commerce et d’Industrie…) n’était donc pas uniquement une nécessité budgétaire, il s’agissait ainsi de « tutoyer une réalité économique » (MéPIC, 2013 : 6) qui a partie liée avec la mer et l’eau et fait vivre de nombreuses personnes. Plusieurs artistes ont perçu et intégré dans leur création cette identité portuaire avec laquelle le MéPIC invite les riverains à renouer : Thomas Köner dont l’œuvre sonore joue sur les bruits de l’activité du port d’hier et d’aujourd’hui (fig. 5) ; Georges Dupin qui a imaginé un conteneur échoué dont la cargaison végétale, laissée à elle-même, aurait proliféré (fig. 6) ; Barthélémy Toguo qui évoque l’inégalité des échanges entre Afrique et Occident6 (fig. 7).
Si le musée éclaté met en avant l’exploitation industrielle et marchande du port de Caen-Ouistreham, c’est parce qu’elle tend à s’effacer depuis une vingtaine d’années au profit d’une balnéarisation des rapports à l’eau. Le Bassin Saint Pierre s’est transformé en port de plaisance qui accueille bars et restaurants sur ses berges ; le chemin de halage est devenu une piste cyclable permettant de rejoindre le littoral depuis Caen ; une école de voile s’est implantée sur le nouveau bassin et il n’est pas rare de voir des kayaks s’entraîner sur le Canal7 . Les friches de la Presqu’île proprement dite et de la gare sont quant à elles l’objet d’un vaste projet d’extension du centre-ville : le Cargö et l’ésam8 Caen/Cherbourg (fig. 8 et 9) se sont implantés sur les premières ; le quartier des Rives de l’Orne (fig. 10), constitué d’un centre commercial, d’un multiplexe et de logements, sur les secondes ; ces trois architectures n’étant que le prélude du réaménagement de la Presqu’île9 piloté par la Société publique locale d’aménagement (SPLA) Caen-Presqu’île.
La culture comme levier
Une salle des musiques actuelles (SMAC), une école d’art, un cinéma, une école de voile que viennent compléter une future bibliothèque-médiathèque à vocation régionale (BMVR) ; la Presqu’île se métamorphose en pôle culturel et de loisir qui consacre de nouveaux usages de l’eau. Comme dans beaucoup d’autres villes portuaires en reconversion, les friches laissées par la désindustrialisation sont le moyen d’une reconquête des rives pour les habitants qui accèdent à des espaces auparavant fermés. Lieux de promenade, d’activités nautiques de plaisance ou sportive, l’eau y devient un attrait, synonyme de qualité de vie et de proximité avec la nature et mène à la gentrification de ces anciennes zones repoussoir. Autrement dit, la démaritimisation10 de la ville, c’est-à-dire le triple phénomène de disparition de l’activité, de la culture et de l’identité portuaires de Caen, autorise sa remaritimisation sur de nouvelles bases, à savoir l’établissement d’une relation à la mer non plus portuaire mais balnéaire, de loisir. Paradoxalement, en implantant un projet artistique sur ce même secteur, le MéPIC, participe à la redéfinition identitaire qui s’opère au détriment de la dimension industrielle marchande qu’il souhaite pourtant mettre en valeur. Il signale et amorce un rapport plus culturel et touristique à l’eau tel que proposé par le Festival Normandie Impressionnisme ; il est l’un des instruments échafaudés par l’agglomération caennaise – comme en témoigne la volonté politique qui lui a donné naissance – pour remédier au déficit de représentation dont elle pâtit et poursuivre une reconversion économico-portuaire multiforme.
Caen et ses environs ne bénéficient en effet pas d’une aura séduisante : ville reconstruite, mauvais temps, région sinistrée par la fermeture de la SMN et de Moulinex, les images véhiculées par l’agglomération ne sont pas à la hauteur de son rôle et de son potentiel de métropole régionale. Les caractéristiques du tourisme caennais sont symptomatiques de ce manque d’attractivité. Alors que le Calvados est internationalement connu pour les plages du débarquement et la Côte Fleurie, la ville ne profite pas réellement des retombées symboliques et touristiques de cette renommée. Elle reste une ville de passage, visitée pour son Mémorial, parfois pour son château, et dans tous les cas, peu associée à sa façade maritime (Fleury, 2012). La participation du Calvados et de Caen au Festival Normandie Impressionniste revêt donc un objectif promotionnel : elle s’apparente à une campagne de communication visant à modifier l’identité touristique du département et de la ville en les affiliant à l’impressionnisme et aux loisirs balnéaires. Elle ajoute au tourisme de mémoire et de guerre un tourisme culturel, paysager et maritime aux consonances plus récréatives et légères, une mutation qui est précisément l’objet de l’installation de Jonathan Loppin (fig. 11). Sa bataille miniature unit débarquement et jeu, histoire et vacances à la plage pour rendre visible la fusion à l’œuvre. Marie Voignier, quant à elle, souligne le rôle dévolu à la culture et au paysage dans ce processus identitaire en comparant la manière dont l’impressionnisme et ses paysages de l’eau servent de support à la construction d’une nouvelle identité bas-normande à l’utilisation nationaliste de la peinture de paysage en Corée du Nord (fig. 12). Cet enrichissement des représentations touristiques de l’agglomération caennaise, en mettant l’accent sur le balnéaire, concourt à la remaritimisation de la ville. Il seconde également, par sa dimension économico-culturelle, le projet de reconversion portuaire mené par l’équipe municipale.
Au sein du Festival, le MéPIC est le fruit de la démarche volontariste de Philippe Duron ; il fait ainsi partie de sa politique plus générale d’instrumentalisation de la culture au profit de l’attractivité territoriale caennaise (Caen, 2009). Les friches portuaires de la Presqu’île, comme dans de nombreuses autres villes démaritimisées (Lyon, Nantes, Marseille, Bordeaux…), jouent alors une double partition. Elles sont d’une part le lieu de redéploiement d’institutions culturelles phares qui doivent rayonner et signaler le dynamisme de l’agglomération – la future BMVR en particulier, signée Rem Koolhaas, devrait porter internationalement les couleurs de Caen, à l’instar des Machines de l’île à Nantes, du musée des Confluences à Lyon ou du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) de Ricciotti à Marseille. Elles accueillent d’autre part des opérations immobilières mixtes où l’eau, dans sa dimension environnementale et récréative, fait office de produit d’appel. La culture et l’eau comme loisirs sont donc les vecteurs d’une revitalisation urbanistique, symbolique et économique. Car l’enjeu n’est pas seulement de développer le tourisme, dont les retombées ne sont plus à démontrer, mais aussi d’attirer les entreprises et de développer le potentiel industriel de l’agglomération afin de rester un interlocuteur de poids dans les négociations de l’axe Seine et du Grand Paris, son éloignement du bassin de la Seine la rendant moins essentielle au projet.
À l’instar de nombreux autres projets culturels territoriaux, le musée éclaté tisse ainsi des relations complexes avec son environnement et se fait l’écho des enjeux politiques, sociaux et économiques le traversant. Il n’est d’ailleurs pas anodin que la plupart de ces interrogations constituent un numéro de Qu’en savons-nous ?, le périodique de l’agence d’urbanisme de Caen métropole (Aucame 2008 à 2013). L’analyse des différentes échelles géographiques mobilisées par la manifestation et des problématiques propres à l’agglomération caennaise qu’elles révèlent dresse le portrait d’une métropole aux prises avec son identité portuaire et le réaménagement de son waterfront. Depuis la naissance du projet jusqu’à ses retombées symboliques en passant par son dispositif, l’ensemble de l’exposition est marquée par la question de la reconversion portuaire de Caen : volonté politique d’attractivité territoriale, élaboration d’un « pôle culturel », projet d’aménagement d’une plate-forme conteneur, lien avec le grand Paris, valorisation balnéaire, redéfinition identitaire de la région caennaise sont autant de questions nées de la désindustrialisation du port de Caen et du foncier disponible qu’il laisse derrière lui. Le MéPIC se présente alors à la fois comme la matérialisation de cette interrogation sur la place à accorder au portuaire et l’instrument de son avenir, puisqu’il s’inscrit dans le choix de la culture et du tourisme comme levier de développement tout en rappelant l’importance des fonctions industrielles et marchandes. À ce titre, l’implication territoriale de l’exposition, voulue explicitement par Éric Lengereau est bien une réalité que certains artistes ont ressentie et transposée dans leur création. Conçu comme un « outil culturel éphémère mais engagé » (MéPIC, 2013 : 6), le musée éclaté interroge le nouveau rôle dévolu à l’art dans les procédés de reconversion portuaire ; il échafaude un équilibre précaire entre les deux mouvements antagonistes orientant le devenir maritime de Caen dans l’espoir de réconcilier réellement ces dynamiques. L’art devient un acteur du territoire à part entière.
CLAIRE LE THOMAS
Claire Le Thomas est docteur en histoire de l’art contemporain de l’Université de Paris Ouest – Nanterre La Défense. Sa thèse « Racines populaires d’un art savant. Innovations cubistes et pratiques ordinaires de création et les innovations cubistes » a remporté le prix du musée d’Orsay en 2010. Elle a enseigné pendant plusieurs années à l’université (Paris Ouest et Strasbourg) et poursuit actuellement ses recherches au sein du Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture (CNRS) en tant que post-doctorante. Parallèlement elle a été chargée de mission à l’école d’art et média Caen/Cherbourg dans le cadre du musée éclaté de la presqu’île de Caen.
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Image de couverture : Carte du MéPIC (ésam Caen/Cherbourg, 2013)
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Bibliographie
Sources
Aucame, 2013, « L’Île-de-France construit son avenir dans le Bassin Parisien. Caen et les enjeux du Schéma Directeur de la Région Île-de-France (SDRIDF) », Qu’en savons-nous ?, n° 53, http://www.aucame.fr/web/publications/quen_savons_nous/fichiers/QSN053_CaenSDRIF.pdf
Aucame, 2012, « Les gares ferroviaires urbaines et leur transformation », Qu’en savons-nous ?, n° 49, http://www.aucame.fr/web/publications/quen_savons_nous/fichiers/QSN049_Gares.pdf
Aucame, 2012, « Les éolienne offshores : vents favorables pour l’économie bas-normande ? », Qu’en savons-nous ?, n° 48, http://www.aucame.fr/web/publications/quen_savons_nous/fichiers/QSN048_Eoliennes.pdf
Aucame, 2012, « Les capitales européennes de la culture », Qu’en savons-nous ?, n° 47, http://www.aucame.fr/web/publications/quen_savons_nous/fichiers/QSN047_Capitales_culture.pdf
Aucame, 2011, « Les pôles métropolitains. Nouvel outil pour l’inter-territorialité », Qu’en savons-nous ?, n° 36, http://www.aucame.fr/web/publications/quen_savons_nous/fichiers/QSN036_poles%20metropolitains.pdf
Aucame, 2011, « La place du tourisme normand en France », Qu’en savons-nous ?, n° 34, http://www.aucame.fr/web/publications/quen_savons_nous/fichiers/QSN034_Tourisme_en_Normandie.pdf
Aucame, 2011, « La métropole caennaise existe-t-elle ? », Qu’en savons-nous ?, n° 31, http://www.aucame.fr/web/publications/quen_savons_nous/fichiers/QSN031_Metropolisation.pdf
Aucame, 2009, « Un exemple de reconversion urbaine d’une friche portuaire. Lyon Confluence », Qu’en savons-nous ?, n° 17, http://www.aucame.fr/web/publications/quen_savons_nous/fichiers/QSN0017_LyonConf.pdf
Aucame, 2009, « La cité plateau. Une cité-jardin issue du paternalisme industriel », Qu’en savons-nous ?, n° 14, http://www.aucame.fr/web/publications/quen_savons_nous/fichiers/QSN014_Plateau.pdf
Aucame, 2008, A l’interface ville-mer, quelles reconversions pour les anciens sites portuaires ? 11 exemples internationaux, 22 p. http://www.aucame.fr/web/publications/etudes/fichiers/Etude%20waterfronts.pdf
Aucame, 2008, « Portait de territoire : Caen métropole », Qu’en savons-nous ?, n° 9, http://www.aucame.fr/web/publications/quen_savons_nous/fichiers/QSN009-PortraitCM.pdf
Aucame, 2008, « Le port de Caen-Ouistreham », Qu’en savons-nous ?, n° 8, http://www.aucame.fr/web/publications/quen_savons_nous/fichiers/QSN008-Port.pdf
Caen (Conseil municipal), 2009, Caen, La CULTURE en capitales. Vivre et s’émerveiller ensemble, communication sur le projet culturel de la Ville de Caen présentée au conseil municipal du 14 septembre 2009, 26 p. http://www.caen.fr/culture/projetCulturel/
Caen-la-Mer, 2009, Un projet commun pour une agglomération capitale, présentation, pour concertation, du futur projet d’agglomération, 12 p. http://www.caenlamer.fr/iso_album/projet-agglo09.pdf
Coopération des agences d’urbanisme Apur / Aucame / Audas / Aurbse / Aurh / Iau Idf, Paris, Rouen, Le Havre, Axe Seine, les données essentielles, mai 2011, 40 p.
Coopération des agences d’urbanisme Apur / Aucame / Audas / Aurbse / Aurh / Iau Idf, Axe Seine, une vision partagée, novembre 2012, 68 p.
Lemarchand N., Schmit P., 2005, Le patrimoine maritime en Basse-Normandie : Réflexions sur deux décennies d’actions publiques et privées, résultats de l’enquête « Patrimoine et milieux industriels en Basse-Normandie », menée par le Centre régional de culture ethnologique et technique (CRéCET) pour le compte de la Mission à l’ethnologie (DAPA-ministère de la Culture) dans le cadre du programme « Réseau de recherches et ressources en ethnologie de la France », Caen, 18 p., www.culture.gouv.fr/mpe/portethno
Lemarchand N., Schmit P., s.d., Le patrimoine industriel en Basse-Normandie. Mémoire et industrie, un passé de plus en plus présent, résultats de l’enquête « Patrimoine et milieux industriels en Basse-Normandie », menée par le Centre régional de culture ethnologique et technique (CRéCET) pour le compte de la Mission à l’ethnologie (DAPA-ministère de la Culture) dans le cadre du programme « Réseau de recherches et ressources en ethnologie de la France », Caen, 20 p., www.culture.gouv.fr/mpe/portethno
MéPIC, 2013, Dossier de presse, 44 p.
Manuscrits
Fleury A., 2012, Comment la ville de Caen peut-elle pérenniser son tourisme patrimonial tout en diversifiant son offre touristique afin de créer une réelle destination touristique ?, mémoire de master 2 Professionnel « Tourisme » sous la dir. de Gravari-Barbas M., Université de Paris 1, 96 p.
Ouvrages et articles
Ardenne P., Un art contextuel. Création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation, Paris, Flammarion, 254 p.
Beyer A., Debrie J., 2013, « Les ports fluviaux, outils d’une métropolisation durable ? », Colloque Enjeux interdisciplinaires émergents pour comprendre, projeter et fabriquer la ville de demain, Labex Futurs Urbains, Université de Paris-Est, Marne-la-Vallée, 16-18 janvier 2013, 11 p. http://villes-environnement.fr
Ducruet C., 2005, « Structures et dynamiques spatiales des villes portuaires, du local au mondial », M@ppemonde n°77, 6 p. http://mappemonde.mgm.fr/num5/articles/art05106.pdf
Grésillon B., 2008, « Ville et création artistique. Pour une autre approche de la géographie culturelle », Annales de géographie, n° 660-661, 179-198.
OHM, 2005, « La presqu’île de Caen », Ohm, un petit journal de l’art contemporain (école régionale des Beaux-arts Caen-la-Mer), n° 23, 67 p.
Raffin F., 2007, « L’inscription territoriale de la culture », Diversité, « Cultures à égalité », n°148, 185-190.
Thorion G., 2005, « Espaces en friche, des lieux dédiés à l’expérimentation et à la création culturelle », Communication et organisation (Bordeaux), n° 26, 114-126
Volvey A., 2008, « LAND ARTS. Les fabriques spatiales de l’art contemporain », Travaux de l’Institut de Géographie de Reims, n° 129-130, 2008, 3-25.
- Le site du musée éclaté (www.mepic.fr/) reprend les éléments de vocabulaire des documents de communication réalisés pour l’exposition (dossier de presse, livret de visite…). [↩]
- Au sens où Fabrice Raffin distingue les registres esthétique, politique ou urbain d’une action culturelle. Raffin F., « L’inscription territoriale de la culture », Diversité, « Cultures à égalité », n° 148, mars 2007, 185-190. Il s’agit en l’occurrence d’un territoire de projet : la question de la territorialité réelle de cet espace étant bien plus problématique. [↩]
- À ce titre, il est significatif que la communauté d’agglomération regroupant la plupart des communes partenaires du musée éclaté se dénomme « Caen-la-Mer ». Seules trois villes – Amfréville, Merville-Franceville et Sallenelles – font partie de la communauté de commune Cabalor (Campagne et Baie de l’Orne). [↩]
- Un projet d’éoliennes offshore est également à l’étude. [↩]
- Sous forme de mécénat, financement ou en nature. [↩]
- Pour une analyse plus précise des œuvres en question, voir le site du MéPIC (www.mepic.fr/). [↩]
- La navigation marchande est prioritaire sur le Canal, mais certains créneaux en journée et le week-end sont réservés aux activités de plaisance. [↩]
- Respectivement ouverts en 2007 et en 2009. Le Cargö est la nouvelle salle des musiques actuelles (smac) de Caen. [↩]
- Pour plus d’information sur ce projet, voir le site internet de la SPLA Caen-Presqu’île : http://www.caen-presquile.com/. [↩]
- Pour reprendre les termes de Stéphane Valognes (OHM, 2005 : 9-18). [↩]