5 ans / 5 entretiens : Comment penser l’égalité urbaine femmes-hommes ?

Entretien avec Womenability, par Charlotte Ruggeri

L’entretien au format PDF


Cinq ans, cinq entretiens. Pour fêter son lustre, la revue Urbanités est allée interroger cinq personnalités qui font de la ville leur matériau quotidien. De l’écrivain au maire, ils nous livrent leurs visions de la ville, de ses défis, de ses transformations, autour de cinq grands thèmes.

Womenability est une association créée en 2015 par Charline Ouarraki, Julien Fernandez, Audrey Noeltner et Gabriel Odin. Pendant sept mois, l’équipe de Womenability a fait un tour du monde afin d’étudier la place des femmes dans 25 villes, dirigées par des femmes.

Thème 1 : Expérience urbaine. Racontez-nous une expérience urbaine marquante

Charline Ouarraki (CO) : en 2015, Julien, Audrey et moi travaillions à La Courneuve, au cœur des 4000. En parlant avec Audrey, on s’est rendues compte qu’on n’avait pas les mêmes comportements à La Courneuve que dans nos lieux de vie quotidiens. On choisissait différemment nos vêtements, Audrey, qui venait en vélo, préférait les grands axes. Julien s’est étonné de cette discussion, notamment parce qu’on travaillait en journée, parce que les 4000 ont beaucoup changé : il y a eu un vrai renouveau urbain. Mais après cette discussion, il a commencé à être plus attentif et, un matin, il est arrivé en nous disant qu’il avait constaté qu’il y avait moins de femmes dans l’espace public, il a essayé de se mettre à notre place. De là, on a commencé à faire des recherches, à s’interroger et c’est de là qu’est née Womenability.

QU’EST CE QUE CELA IMPLIQUE D’ÊTRE UNE FEMME DANS L’ESPACE PUBLIC, EN TERMES D’EXPÉRIENCES DE LA VILLE ?

Audrey Noeltner (AN) : tu réfléchis à la manière dont tu te tiens, la façon dont tu agis. Un soir, j’attendais de traverser à un feu rouge et une voiture a ralenti parce qu’elle croyait que j’étais une prostituée, tout simplement parce que je portais une jupe. Quand tu es une femme, tu réfléchis à ta manière de t’habiller, je ne pense pas que les hommes réfléchissent autant à tout cela. Surtout, une femme peut se sentir intruse dans sa propre ville, peut ressentir le besoin de s’adapter, alors qu’elle devrait pouvoir être en ville comme elle le souhaite.

EST-CE QUE VOUS SOUSCRIVEZ À L’IDÉE QUE LA VILLE A ÉTÉ CONÇUE PAR ET POUR LES HOMMES ? QU’EST-CE QUE CELA IMPLIQUE POUR LES FEMMES ?

CO : oui, c’est une évidence dans la manière dont les villes ont été pensées et dans la représentation des femmes dans la ville. On peut évoquer les noms de rues ou de stations de métro, à Paris notamment. Quelles sont les femmes que l’on voit dans la ville ? Sans même parler des personnes, les femmes sont invisibilisées. À Paris, 2 % des noms de rues portent des noms de femmes, 31 % d’hommes et le reste, ce sont des dates, des événements ou autre. Toujours à Paris, seules 3 stations de métro portent un nom de femme sur 302, dont 2 sont partagées avec des hommes : Louise Michel, Pierre et Marie Curie, Barbès-Rochechouart, le nom féminin étant Rochechouart, qui était une abbesse.

AN : l’idée d’une ville faite par les hommes, c’est aussi lié à l’éducation des urbanistes par exemple. En tant qu’urbaniste, je n’ai eu presque que des enseignants hommes et le thème du genre ou des femmes n’est intervenu qu’une fois, dans un cours, sur la taille des bancs ou les escaliers : on nous a alors expliqué qu’il fallait prendre en compte les femmes pour ces équipements, qu’il ne fallait par exemple pas que les escaliers soient transparents. Je ne pense pas que les hommes ne voulaient pas penser la ville pour les femmes, mais, pendant longtemps, ils l’ont pensée à leur image et puis les femmes urbanistes n’existaient pas et les femmes en général ont longtemps été cantonnées à la sphère domestique.

CO : aujourd’hui, il faut prendre en compte les usages de la ville par les femmes, il faut les entendre, les écouter et il faut qu’elles prennent la parole, notamment dans les instances de discussion et de réflexion sur la ville. Les femmes représentent 52 % de la population mondiale, elles ne sont pas minoritaires, même si les hommes ont longtemps pensé que leur point de vue était anecdotique. De plus, lorsque l’on assiste à des concertations publiques, on remarque bien que les femmes parlent moins et quand elles parlent, elles parlent moins fort, donc se font moins entendre.

LA QUESTION DE LA PLACE DES FEMMES DANS LA VILLE SE POSE-T-ELLE À TOUS LES ÂGES ? NOTE-T-ON DÈS L’ENFANCE DES PRATIQUES GENRÉES ET DES HABITUDES GENRÉES DES ESPACES URBAINS ?

AN : le géographe Yves Raibaud, qui travaille sur ces questions, dit que les jeunes filles disparaissent de l’espace public à partir de 13 ans1.

CO : Yves Raibaud travaille sur la France, mais d’autres acteur·rice·s ont fait ce constat, notamment la ville de Vienne (Autriche) qui a constaté aussi cette disparition des jeunes filles à partir de 12-13 ans, en se demandant ce qui l’expliquait : ont-elles des usages différents ? Ou alors est-ce parce qu’elles ne veulent plus sortir, ne se retrouvent plus dans la ville ? Vienne a donc repensé des espaces de manière plus hybride, en réfléchissant à des espaces qui permettaient à la fois aux jeunes filles d’être visibles tout en n’étant pas trop exposées. Cela passe aussi par des espaces multi-usages, où l’on peut pratiquer plusieurs sports. En Suède par exemple, la gestion des terrains de football a pris en compte cette dimension. À Umea, la municipalité a imposé des horaires réservés aux filles pour qu’elles puissent jouer au football, mais pas seulement. Ce qui a pu être de la discrimination positive initialement est devenu un véritable outil de communication et les équipes de filles se sont appropriés ces espaces, il y a eu une augmentation importante du nombre d’équipes féminines de football et surtout, désormais, il n’y a plus besoin d’horaires réservés. L’idée et l’objectif, c’est de commencer par imposer des espaces de non-mixité, non pour qu’ils soient pérennes, mais pour qu’ils permettent l’empowerment des personnes, ici des jeunes filles, afin qu’elles prennent confiance et que ces espaces deviennent totalement mixtes. Il y a d’autres exemples, comme le parc de skateboard de Malmö, réservé un soir par semaine aux jeunes filles. Finalement, il s’agit d’une discrimination positive éphémère. Cela fait évidemment écho aux transports et aux wagons ou rames réservés aux femmes, comme au Japon, en Inde ou en Égypte. Ce sont des cas plus spécifiques, les enjeux ne sont pas les mêmes qu’à Paris ou Berlin, ville qui y a songé à un moment.

AN : à propos des wagons, j’étais contre sur le principe. Mais en allant en Inde et en en discutant avec Shilpa Phadke, Sameera Khan et Shilpa Ranade, les autrices de Why Loiter ? Women and Risk on Mumbai Streets, on a compris la nécessité de la mesure. Elles nous ont expliqué que, sans cela, des parents ne laisseraient pas leurs filles aller à l’université par crainte qu’elles ne se fassent violer dans le train. Du coup, dans ce cas, cela rend des activités et des pratiques accessibles aux femmes.

Pour compléter, il est vrai aussi qu’on oublie souvent les femmes âgées, alors que la part de la population mondiale âgée prend de l’importance. C’est une problématique très urbaine, assez peu prise en compte. L’espace public est encore moins pensé pour les femmes âgées que pour toutes les autres femmes.

CO : il est important d’essayer de décloisonner nos approches de la ville. Les discussions autour de la loi sur l’accessibilité en 2015 ont révélé ce besoin. Une ville accessible en fauteuil roulant l’est pour une femme avec une canne, pour un parent avec une poussette… Il faut essayer de prendre du recul, de penser la ville dans sa globalité. Il ne s’agit pas uniquement de penser des politiques publiques uniquement pour les femmes, mais de penser des politiques inclusives, pour tous.

Thème 2 : Ville et engagement. Pour quels combats urbains êtes-vous prêt.e.s à vous engager ?

AN : une ville pour toutes et tous, tout simplement, pour les femmes, les jeunes, les minorités…

CO : il s’agit de penser un droit à la ville complet, pas juste un droit à la sécurité. On veut penser un bien être en ville, les femmes ont droit à davantage que de se sentir simplement en sécurité. La sécurité est une priorité, un prérequis et les associations qui luttent pour cela sont nombreuses, mais avec Womenability, on aimerait aller plus loin sur la question de l’appropriation des villes par les femmes. Il faut que les femmes occupent l’espace public le plus possible afin de laisser moins de place aux actes de harcèlement et d’agression.

L’ENJEU DE LA PLACE DES FEMMES DANS LA VILLE EST DEVENU UN SUJET DE PLUS EN PLUS DISCUTÉ, AUSSI BIEN DANS LES MEDIAS QUE DANS LA RECHERCHE URBAINE. COMMENT EXPLIQUEZ-VOUS CETTE PRISE D’IMPORTANCE, FINALEMENT ASSEZ RÉCENTE ?

AN : tout d’abord, il y a de plus en plus de femmes urbanistes ou architectes, qui sont féministes, mais aussi plus d’hommes sensibles à ces questions, qui vont essayer de placer ces problématiques au cœur de leur réflexion urbaine. Plus largement, cela dépend aussi des contextes. Pendant nos 6 mois d’exploration, on est allés en Argentine et les femmes rencontrées là-bas nous expliquaient que leur priorité était la légalisation du droit à l’avortement. Chaque lieu et chaque temps a son combat. En France, en Europe, les enjeux se portent désormais sur l’espace public, d’autant plus qu’il est le miroir d’une société. Une société qui n’est pas juste, non paritaire, raciste, misogyne, cela se voit dans l’espace public. Comme nos sociétés aspirent à une meilleure parité, cela transparaît aussi dans l’espace public et dans sa conception.

CO : la rue est un espace que tout le monde partage et tous les combats autour des droits et de la place des femmes se rejoignent. La question précise des femmes dans l’espace public a pris beaucoup d’importance ces dernières années. Quand on a commencé Womenability, le sujet n’était pas aussi médiatisé. À part le think tank/do tank Genre et ville, avec Chris Blache, peu de personnes s’en préoccupaient. Au-delà des chercheurs et des associations, il y a aussi eu une mobilisation institutionnelle, avec des campagnes de prévention par exemple, comme celle de la Mairie de Paris en 2016. Toute cette mobilisation est importante parce qu’elle donne une crédibilité à ce combat : elle rappelle que c’est un sujet de discussion, de débat, de réflexion.

La campagne de prévention de la Mairie de Paris en 2016 (Mairie de Paris, 2016)

COMMENT RENDRE VISIBLE ET ATTIRER L’ATTENTION SUR LA QUESTION DU GENRE DANS LA VILLE ?

AN : il faut sensibiliser les acteur·rice·s, ceux et celles qui font la ville et pensent les politiques urbaines. La solidarité entre femmes et plus largement entre habitant·e·s est primordiale également, faire attention, être attentives aux autres.

CO : c’est à la fois un enjeu de planification, mais aussi d’éducation. Il faut sensibiliser la population au quotidien sur ces questions et former les futurs urbanistes et architectes, qu’ils soient femmes ou hommes. C’est donc une question d’éducation et c’est un enjeu qui doit apparaître bien en amont, dès les premières années d’éducation.

QUE PENSEZ-VOUS DES DÉMARCHES ACTUELLES AUTOUR DES MARCHES EXPLORATOIRES2, ET DE LA CARTOGRAPHIE DE L’EXPÉRIENCE URBAINE DES FEMMES ? SUR QUELLES RÉALITÉS CELA PERMET-IL D’ATTIRER L’ATTENTION ?

CO : initialement, les marches exploratoires sont un outil participatif de diagnostic urbain qui a émergé au Canada dans les années 1990. Ce sont des groupes de femmes, habitantes ou usagères d’un quartier, qui y marchaient pour identifier des situations urbaines problématiques, en particulier en termes de sécurité : un lampadaire cassé, un trottoir endommagé. Les marches ont évolué et sont désormais un outil utilisé de manière beaucoup plus large. Genre et ville les a « sensibilisées », c’est-à-dire a créé des marches exploratoires sensibles, ce qui touche presque à l’intime. Au-delà de l’urbain et de la sécurité, nos marches cherchent à explorer et à interroger tout ce que l’on peut faire dans sa ville, en tant que femme : la mobilité, la vie de famille, les activités – du travail aux activités sportives – et évidemment l’amour. Est-ce que tu peux t’afficher avec ton compagnon ou ta compagne ? Est-ce que tu peux embrasser quelqu’un dans la rue ? Quel accès as-tu aux contraceptifs ? Il s’agit donc de penser un droit à la ville complet pour les femmes : on ne se contente pas de traverser la ville, on doit se l’approprier, on doit avoir le droit d’y flâner.

AN : les marches exploratoires, c’est aussi un moyen de donner une voix à celles et ceux qu’on entend moins. À places égales fait des marches exploratoires à la Goutte d’or et une habitante a par exemple proposé d’aménager un manège devant un commissariat, afin de rendre l’endroit plus accueillant, rempli d’enfants et de femmes. Cette marche exploratoire a permis de donner la parole à une habitante, qui ne serait peut-être pas venue au conseil de quartier. Cela permet de reconnaître que les premiers expert·e·s d’un quartier, ce sont ses habitant·e·s.

Thème 3 : Ville et vulnérabilité. Qu’est-ce qui menace les villes ?

QU’EST CE QU’ON PEUT CHANGER DANS LA FABRIQUE URBAINE POUR FAIRE LEVIER SUR LES INÉGALITES DE GENRE ?

AN : penser des espaces plus hybrides et mixtes. On a rencontré la maire d’un quartier de Nouakchott (Mauritanie), Fatimetou Abdel Malik, qui nous a expliqué que l’on ne voyait pas les femmes dans l’espace public. Comme il y avait aussi un manque d’espaces verts, elle a créé des squares mixtes avec des équipements pour les enfants, pour faire du sport et des bancs et des tables, le tout avec du wifi. C’est un espace qui a été pensé comme mixte et qui l’est véritablement. Ce projet a été pensé avec une transversalité des enjeux, or cette transversalité manque dans de nombreuses politiques publiques et actions. On peut imaginer des clauses de genre dans les projets urbains, en demandant systématiquement aux urbanistes et aux architectes à qui leur projet est censé bénéficier, sans oublier la concertation avec les habitant·s afin de savoir ce qu’ils souhaitent, ce qu’ils imaginent pour leur propre territoire.

CO : les acteur·rice·s de la ville pensent de nombreux projets de manière descendante, sans concertation. Il faudrait systématiser l’expertise d’usage, et prendre le temps d’écouter les habitant·e·s en amont. Il ne s’agit pas de mettre des lampadaires partout si un·e habitant·e demande des lampadaires partout, mais de réfléchir à la question de l’éclairage urbain, d’ouvrir le débat sur l’appropriation de cette ville la nuit, donc cela rejoint des enjeux de sécurité.

AN : dans les pays du Nord de l’Europe, puisqu’il fait nuit très tôt, les municipalités ont réfléchi aux squares et au fait de les rendre accessibles aux enfants même une fois la nuit tombée. De fait, ils ont pensé des squares avec plein de jeux de lumières, comme une mappemonde lumineuse.

Un square avec des installations lumineuses à Malmö (Womenabilty, 2015).

EST-CE QUE CERTAINS ÉQUIPEMENTS QUE VOUS AVEZ ÉTUDIÉS (TRANSPORTS, SPORTIFS) SONT PLUS RÉVÉLATEURS DES INÉGALITÉS ENTRE HOMMES ET FEMMES ?

AN : à Stalingrad, à Paris, il y avait un espace de street workout, donc un espace de musculation, presque uniquement fréquenté par des hommes. Aujourd’hui, le street workout existe toujours, mais il est complété par des machines de fitness et de cardio, fréquentées surtout par des femmes. Donc c’est devenu un espace sportif mixte, même s’il y a toujours un skate park et un terrain de basket à proximité, surtout utilisés par des garçons.

EST-CE QUE CERTAINES SITUATIONS RENFORCENT LA VULNÉRABILITE DES FEMMES DANS L’ESPACE PUBLIC ?

AN : oui, par exemple pour les femmes vivant dans la rue. Elles subissent de nombreuses violences. On a rencontré Jacqueline Robarge à Baltimore qui a créé une association, Power Inside, pour les femmes vivant dans la rue, dans les quartiers pauvres de la ville. Les SDF doivent changer de refuge en fin de journée, ils doivent prendre un bus pour aller du refuge de jour au refuge de nuit. Les membres de Power Inside se sont aperçus récemment qu’il y avait des conflits dans le refuge de jour, entre femmes et hommes, que ce n’était plus sûr pour les femmes et, du coup, les femmes n’attendent plus le bus, qui passe à 15h, dans le refuge de jour. Elles doivent aller attendre dehors, à plusieurs centaines de mètres, sous un pont. Mais elles doivent se cacher pour attendre le bus, pour ne pas attirer les regards, donc elles sont derrière des voitures ou des portes, en attendant 15h. Ce sont des femmes qui sont extrêmement fragiles, âgées, victimes de violences, certaines ont un handicap moteur et elles doivent attendre dehors, cachées, que le bus arrive, tandis que les hommes continuent d’attendre leur bus dans le refuge de jour. Elles subissent donc une double humiliation et une discrimination : se cacher et faire la queue dehors dans l’espace public.

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Y’A-T-IL DES USAGES, DES COMPORTEMENTS, DES PRATIQUES OBSERVÉES CHEZ DES FEMMES QUI VOUS PARAISSENT ÊTRE DES FORMES DE RÉSISTANCE DISCRÈTE ?

AN : il y a toutes les stratégies d’évitement : être en bande, ne pas s’arrêter, porter des écouteurs même sans musique. Mais ce qui est notable, c’est que certaines de ces pratiques sont devenues normales, intégrées à nos comportements quotidiens : les femmes sont vigilantes, font attention lorsqu’elles rentrent chez elles le soir, lorsqu’elles sont seules dans les transports en commun, sans même y réfléchir.

Thème 4 : Ville et politique. En quoi les villes peuvent-elles être le lieu de nouvelles formes politiques ?

VOUS AVEZ MENÉ UNE ENQUÊTE DE PLUSIEURS MOIS DANS 25 VILLES DU MONDE ENTIER. VOUS AVEZ CHOISI DE N’ÉTUDIER QUE DES VILLES DONT LES MAIRES SONT DES FEMMES. POURQUOI ?

CO : dans un premier temps, nous avions décidé d’étudier des villes de plus de 100 000 habitants, de grands espaces urbains. Des villes de plus de 100 000 habitants, il y en a beaucoup dans le monde, donc il nous a fallu affiner. On a opté pour un autre critère, celui de ne choisir que des villes gouvernées par des femmes, pour avoir un point de vue politique et symbolique. En faisant des recherches, on constate qu’en 2015 il n’y a qu’une quarantaine de villes de plus de 100 000 habitants dans le monde avec des femmes maires. En choisissant une ville par pays et en retirant celles qui sont moins accessibles ou dans lesquelles la question de la sécurité est un vrai enjeu, comme Bagdad, il ne nous en restait plus que 25. On pensait que le choix serait beaucoup plus large et en recoupant plusieurs critères, il est apparu que les femmes maires de grande ville étaient très peu nombreuses et c’est de fait devenu un parti pris de leur donner la parole et d’étudier ces cas urbains.

AN : le discours de ces femmes maires et celui qu’on essaie de transmettre, c’est d’encourager le plus possible les femmes et les jeunes filles à se lancer dans la politique locale. En interrogeant ces femmes, on se rend compte des très nombreux obstacles qu’elles ont dû affronter pour devenir maire.

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EST-CE QU’IL EXISTE DES VILLES « MODÈLES » QUANT À LA PLACE DES FEMMES EN VILLE ? EST-CE QUE LE FAIT D’AVOIR UNE FEMME MAIRE D’UNE VILLE A UN IMPACT SUR LES POLITIQUES D’INCLUSION DES FEMMES ?

AN : si on prend l’exemple de Malmö, l’égalité des genres dans l’espace public est tellement installée que tu ne voies que cela en arrivant : les pères avec leurs enfants sur les vélos, les escaliers équipés de rampes pour les poussettes, les statues qui représentent des femmes… Mais la ville qui est probablement le modèle le plus poussé, c’est Vienne avec la figure d’Eva Kail3. C’est la première ville au monde à avoir appliqué le gender budgeting et le gender mainstreaming. Il est important de noter que la ville n’a jamais été dirigée par une femme, il importe seulement que les équipes dirigeantes soient sensibilisées à ces questions.

CO : à Malmö, le chargé de l’égalité femmes-hommes est un homme, Nils Karlsson. Il nous a aussi dit que, selon lui, même si le maire était un homme, l’égalité serait la même dans la ville. Ces villes comme Vienne ou Malmö se sont lancées dans des politiques égalitaires, c’est-à-dire que toutes les décisions, toutes les actions sont étudiées au prisme de l’enjeu égalitaire.

AN : à Vienne par exemple, lors d’un projet de construction d’un quartier, la ville a lancé un appel à projets réservé aux femmes, afin de voir si cela permettait de penser des immeubles et des espaces publics plus inclusifs. Le résultat a été sans appel : les espaces pensés étaient plus mixtes, plus hybrides.

Les feux de signalisation avec des suffragettes à Wellington, Nouvelle-Zélande (Womenability, 2015).

CO : très simplement, des villes comme Wellington, en Nouvelle-Zélande, qui mettent des figures de suffragettes ou des transgenres sur les feux de signalisation, c’est une avancée. Cela peut sembler anecdotique, mais une ville prête à changer la signalisation, c’est un reflet d’une société prête pour une véritable égalité. Pour ces villes et ces maires, c’est une bataille de tous les jours. Lorsque la maire de Wellington, Celia Wade Brown4, a proposé de mettre des figures féminines sur les feux de signalisation, des hommes lui ont demandé : « mais quand va-t-on savoir que l’on peut traverser ? ». Elle précise que cela ne pose pas de problèmes et qu’elle n’a pas vu des lignes d’hommes se former sur les trottoirs, attendant de traverser !

AN : cela fait écho à la ligne de tramway 3b à Paris. Les deux femmes chargées du projet à la RATP et à la Mairie de Paris voulaient que toutes les stations portent des noms de femmes. À l’arrivée, il n’y en a que quelques-unes5 parce que la RATP veut que les noms des stations soient associés à des noms de rues, de parcs, pour faciliter l’association pour les usager·ère·s, or ce ne sont presque que des noms d’hommes. De fait, il a fallu changer certains noms d’espaces urbains pour pouvoir nommer les stations de la ligne de tramway.

Thème 5 : Ville et futur. À quoi voudriez-vous que votre ville ressemble dans cinq ans ?

CO : j’aimerais voir plein de femmes, partout, des femmes qui travaillent dans la rue ou pas, qui sont dans la rue, que les femmes n’aient plus de limites, ou plutôt qu’elles ne se fixent plus de limites parce qu’actuellement l’autocensure est très présente. J’aimerais voir plus de noms de rue de femmes, des pancartes rappelant ce qu’ont fait les femmes dans les villes, rappelant les femmes qui ont marqué l’histoire.

AN : j’aimerais une ville où l’on ne parlera plus de « genre » et d’inclusion des femmes, ce ne sera plus nécessaire. Mais le plus important, c’est une ville où tous et toutes se sentent bien, qui soit belle, que tu aies envie de contempler, où tu puisses embrasser qui tu veux, donc une ville où l’on ait envie de rester, de vivre.

ENTRETIEN RÉALISÉ EN OCTOBRE 2017

Illustration : dessin réalisé par Romain Guillou, inspiré par la lecture de l’entretien, et dont vous pouvez retrouver les réalisations sur son site: https://romainguillou.com

  1. Pour lire quelques uns des textes d’Yves Raibaud, voir la page du Journal du CNRS. []
  2. Dispositif mis en place notamment au sein du ministère en charge de la politique de la ville :  http://www.ville.gouv.fr/?marches-exploratoires-de-femmes []
  3. Pour en savoir plus, lire l’entretien d’Eva Kail avec l’équipe de Womenability. []
  4. Pour voir l’entretien de Celia Wade Brown avec Womenability. []
  5. Les stations du T3 portant des noms de femmes sont : Maryse Bastié, aviatrice ; Séverine, journaliste ; Alexandra David-Néel, exploratrice ; Delphine Seyrig, actrice ; Adrienne Bolland, aviatrice ; Rosa Parks, figure militante anti-raciste aux États-Unis ; Marie de Miribel, résistante et femme politique parisienne ; Ella Fitzgerald, chanteuse de jazz américaine. []

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