#5 / Espaces publics urbains et régulations ordinaires. Regard sociohistorique.

Lionel Francou et Quentin Verreycken

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« Not only must Justice be done; it must also be seen to be done. »1. Cet aphorisme célèbre issu du droit anglo-saxon illustre d’emblée l’idée que l’exercice de la justice ne peut se concevoir sans la mise en scène de cette dernière, particulièrement dans le cadre de la justice pénale, où la légitimité de l’autorité à juger doit sans cesse être renouvelée. Aux époques médiévale et moderne, l’exécution au grand jour du rituel du « châtiment » judiciaire permet à la fois à l’autorité publique de mettre sa puissance en scène et de jouer un rôle de régulateur de la société (Friedland, 2014). Aujourd’hui, certains acteurs, déployés par les pouvoirs publics locaux, tentent eux aussi de réguler la société tout en donnant à l’État de se voir dans les rues. Regroupés sous la catégorie floue d’acteurs de la « médiation sociale », ils ont en commun de chercher à agir sur des territoires de taille réduite, principalement en assurant une présence visible et en tentant de dialoguer avec la population (Barthélémy, 2009 ; Roché, Boschetti & Zagrodzki, 2014).

La ville concentre les individus et les activités, ce qui en fait un espace où les conflits sont particulièrement susceptibles d’éclater (Watson, 1995 ; Breviglieri & Trom, 2003) tout en étant davantage régulés par les pouvoirs publics qui s’y regroupent (Musin, 2008 ; Nikichine, 2011). Elle est donc un terrain d’étude particulièrement propice aux analyses transdisciplinaires et transpériodes. Dans une démarche résolument exploratoire nous nous proposons de prendre le sujet de ce dossier par son envers : plutôt que de nous focaliser sur le « châtiment », au sens de peine particulièrement sévère, comme principal moyen de régulation des conflits au sein de la société, nous considérons au contraire qu’il n’en est qu’une forme exceptionnelle, extraordinaire, qui ne doit pas faire oublier que, dans la ville, la majorité des conflits sont résolus par des moyens non répressifs. Pour démontrer cette affirmation, nous approcherons les moyens de régulation dans la ville à partir de deux objets de recherche très différents : d’une part, l’exercice de la justice dans la société « belgo-néerlandaise » de la fin du Moyen Âge (14e-15e siècles), déjà caractérisée par son important développement urbain, et, d’autre part, les acteurs de la « médiation sociale » qui arpentent aujourd’hui les espaces publics urbains en France, en Belgique et ailleurs en Europe occidentale. Malgré la grande distance temporelle qui les sépare, les deux situations qui nous intéressent ont en commun qu’elles mettent en scène des acteurs et des institutions de la régulation sociale spécifiquement urbains. Elles soulignent toutes deux le rôle de l’État et de l’« action publique »2 dans le contrôle social des individus et la résolution des conflits qui prennent place dans l’espace urbain. Enfin, elles démontrent que le contrôle social est lui-même un enjeu de pouvoir pour les autorités publiques, sans cesse à la recherche du positionnement et de la réaffirmation de leur autorité.

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Entre composition et répression : la « révolution » judiciaire de la fin du Moyen Âge

Aux yeux des contemporains, le stéréotype de la justice d’Ancien Régime a longtemps oscillé entre l’image d’une institution corrompue et celle d’un pouvoir implacable et cruel. Cette double représentation d’une justice à la fois inefficace et sanguinaire a cependant été considérablement nuancée par les travaux d’historiens qui ont démontré que, parmi les différentes instances de régulation des conflits dans les sociétés médiévales et modernes (réseaux professionnels et familiaux, voisinage, arbitres etc.), la justice n’occupait qu’une place parmi d’autres (Musin, 2008).

Pour les chercheurs en histoire, la ville constitue un terrain d’études privilégié en raison de la profusion d’archives municipales. Étant l’une des régions les plus urbanisées d’Europe du Nord à la fin du Moyen Âge, les anciens Pays-Bas (territoires correspondant grossièrement à l’actuel Benelux et au Nord de la France), et plus particulièrement les villes du comté de Flandre (Gand, Bruges, Douai) et du duché de Brabant (Bruxelles, Nivelles, Louvain), ont particulièrement retenu l’attention des historiens (Rousseaux, 2007 ; Musin, 2008). Grâce au mouvement d’émancipation urbaine des siècles précédents, ces cités bénéficiaient d’une relative autonomie face à l’autorité princière, notamment sur le plan judiciaire, puisqu’elles disposaient de leur propre juridiction aux mains d’un groupe de magistrats habituellement nommés « échevins ». Tout au long de la seconde moitié du Moyen Âge, cette justice urbaine semble avoir été caractérisée par un faible taux d’exécutions capitales. La majorité des condamnations prononcées pour des actes violents, y compris les homicides, consistait en des peines d’amendes. Cette absence de sévérité à l’égard d’un crime aujourd’hui considéré comme parmi les plus graves s’explique par la « culture de la violence » (Wood, 2007) des sociétés médiévales. En effet, elles plaçaient la violence au cœur d’une mécanique communicationnelle que Gerd Schwerhoff (2007 : 1040) nomme la « communication agonale », c’est-à-dire « la constante identification de ce qui porte atteinte à l’honneur dans les actions et déclarations de l’adversaire et l’obligation de réagir sous peine de perdre la face ». Quand elle n’était pas préméditée et répondait à ces exigences rituelles de défense de l’honneur personnel, la violence, fut-elle homicide, n’était jamais que le « simple dépassement de la sociabilité habituelle » (Muchembled, 1989 : 42) et, à ce titre, ne donnait pas lieu à de lourdes sanctions (Cohen, 1983). Cette relative tolérance des autorités judiciaires à l’égard des crimes de sang contraste avec la sévérité dont elles pouvaient faire preuve envers les atteintes aux biens : le vol et les petits larcins, parce qu’ils étaient considérés comme des actes contraires à l’honneur, en même temps qu’un trouble à l’ordre social, étaient parfois plus sévèrement punis que l’homicide (Toureille, 2013 : 56-62).

Le principal danger de la communication agonale était qu’elle pouvait transformer un conflit entre deux individus en une véritable « guerre privée » entre les familles des deux parties, une vendetta susceptible de courir durant plusieurs générations et d’occasionner des troubles répétés à l’ordre public. Afin de prévenir ou de mettre fin à ces querelles prolongées et d’endiguer la propagation de la violence, les autorités urbaines imposaient une « paix » (« asseurement ») entre les opposants ou, si nécessaire, prononçaient des peines de bannissement à l’égard des éléments les plus perturbateurs de la communauté. Quant au châtiment corporel, il n’était infligé qu’à titre exceptionnel et exemplaire. La peine de mort elle-même était réservée à une liste de crimes particulièrement graves, considérés comme une menace à l’égard des valeurs de la société, tel que le « meurtre », qualification juridique désignant à l’époque l’homicide commis de façon dissimulée, en marge de l’espace social traditionnel et de la communication agonale (Musin, 2008 : 100).

Jusqu’à la fin du 14e siècle, la régulation sociale de la violence par les communautés urbaines des anciens Pays-Bas fut caractérisée par une préférence pour le maintien de la paix sociale via la réconciliation plutôt que la condamnation. En plus de la juridiction des échevins, la plupart des villes disposaient également d’une sorte de cour d’arbitrage présidée par des juges-arbitres nommés « paysierders », « paysmaekers », « paiseurs » ou « appaisiteurs » (Rousseaux, 1996 ; 2007). Quand deux parties étaient engagées dans un conflit, ces instances d’« infrajustice », pour reprendre le terme de Benoît Garnot (2000), permettaient de conclure un arrangement légal devant des juges-arbitres, qui impliquait généralement le versement d’une compensation financière à la partie lésée. À côté de la justice et de l’infrajustice, formes « publiques » de régulation des conflits, qui suivaient les normes et les procédures prescrites par le droit coutumier urbain, la « parajustice » désignait le versant privé de la gestion de la violence : soit un arrangement entre les parties sans l’intervention d’un tiers arbitre, soit, au contraire, une vengeance de la part de la victime ou de sa famille, au risque parfois d’aboutir à une guerre privée. Ce dernier cas souligne le fait que la violence exercée dans le cadre de la communication agonale apparaissait à la fois comme un objet et un moyen de contrôle social.

Si, dans les sociétés médiévales, la justice n’était qu’un moyen de régulation de la violence parmi d’autres au sein de l’espace urbain, et si la majorité des peines prononcées étaient de nature « taxatoire » plutôt que punitive (Bourguignon, Dauven & Rousseaux, 2012 : 10), les 15e et 16e siècles vont cependant connaître une véritable « révolution judiciaire » (Ruff, 2001 : 73) qui inversera totalement cette tendance. Alors que les Pays-Bas formaient jusqu’alors une mosaïque d’États indépendants, leur regroupement sous l’autorité d’une branche cadette de la famille royale française, les ducs de Valois-Bourgogne, aura pour conséquence une politique de centralisation des institutions qui conduira à la mise en place d’un véritable « État moderne ». Ainsi, on observe, dans les villes, un déclin des justices de paix, tandis que le nombre de condamnations à des peines d’amendes prononcées par la justice pénale diminuera au profit des châtiments corporels (Bourguignon, Dauven & Rousseaux, 2012). Ceci conduira, au 16e siècle, à « l’éclat des supplices » (Muchembled, 1992), ou « spectacle of suffering » (Spierenburg, 1984), c’est-à-dire la mise en scène du pouvoir étatique et judicaire au travers de l’exécution publique des châtiments corporels.

Face au renforcement de la coercition judiciaire, le meilleur moyen pour un individu d’échapper à un châtiment n’était plus de conclure un arbitrage ou un arrangement privé avec sa victime ou la famille de cette dernière, mais plutôt d’obtenir un pardon auprès du prince. Dès 1386, les ducs de Bourgogne introduisirent dans les Pays-Bas le modèle français de la grâce royale qui permettait à un souverain d’accorder son pardon à un individu avouant son crime et de mettre ainsi fin aux poursuites judiciaires ou de suspendre la peine d’un condamné (De Schepper & Vrolijk, 1998). En octroyant une telle grâce, le prince affirmait sa souveraineté sur ses sujets en même temps que sur les juridictions subalternes, y compris les justices des villes, qui devaient se plier à son jugement. Ces juridictions n’étaient cependant pas totalement exclues de la procédure de pardon, car la grâce princière nécessitait d’être entérinée auprès d’une justice locale pour devenir effective (Lalière, 2009). Cet entérinement permettait de vérifier la véracité des aveux de l’individu gracié et, ainsi, de s’assurer qu’il n’avait pas falsifié son témoignage dans l’espoir d’obtenir son pardon plus facilement. Enfin, il imposait que le bénéficiaire de la grâce fasse une « paix à partie », c’est-à-dire qu’il conclue un accord avec la partie victime du crime qu’il avait originellement commis. Le but de cette paix était évidemment d’éviter que la partie victime ne s’estime lésée par l’absence de sanction à l’égard du coupable et ne tente à son tour de se venger. Le déclin de la justice des paiseurs peut en partie s’expliquer par le succès que connut aux 15e et 16e siècles la grâce princière. Alors que les juridictions subalternes seront de plus en plus caractérisées par leur sévérité, les ducs de Bourgogne et leurs successeurs Habsbourg se réserveront les mécanismes qui, telle la grâce princière, permettaient à un individu ayant commis un crime d’échapper au châtiment. Bien sûr, les formes traditionnelles de la régulation sociale ne disparurent pas totalement, particulièrement dans les espaces ruraux, où l’État peinait à installer durablement sa présence (Garnot, 1998). En ville, il conviendra également de ne pas négliger le rôle des autorités urbaines : tantôt coopératives, tantôt réticentes, elles purent constituer un obstacle ou, au contraire, un accélérateur à l’action des princes bourguignons et habsbourgeois qui visait à les présenter comme des souverains miséricordieux, à même de pardonner et de compenser la rigueur de la justice subalterne.

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L’État dans la rue : un contrôle social renforcé ?

Tout au long des époques moderne et contemporaine, l’abandon progressif des châtiments corporels au profit des peines de prison, de même que le déplacement de l’attention du pouvoir de la répression du crime vers sa prévention, démontrent une évolution sur le long terme des paradigmes de gestion des conflits. Dans nos sociétés occidentales actuelles, les autorités chercheraient particulièrement à « résorber au moindre mal les perturbations d’un système dont il importe de réguler les déséquilibres », ainsi qu’à « rendre invisibles des sources probables d’insécurité par la pacification des espaces publics » (Cartuyvels, Mary, Rea, 2000 : 422, 424). L’État tenterait désormais, entre « prévention » et gestion des risques, d’empêcher jusqu’à la survenance du trouble dans les espaces publics urbains (Le Goaziou, 2014 ; Peretti-Watel, 2001). Au cours des vingt dernières années, un grand nombre de « nouveaux acteurs de la sécurité », aussi appelés acteurs de la « médiation sociale », sont apparus dans les villes belges et françaises (mais pas exclusivement), sous les dénominations et statuts les plus divers : gardiens de la paix belges, correspondants de nuit, agents de prévention et de médiation, stewards urbains, etc. À l’origine de ces dispositifs se trouvent deux objectifs poursuivis par les pouvoirs publics : d’une part, une politique de l’emploi tentant de réinsérer, voire de (re)qualifier, des chômeurs (de longue durée) en leur offrant un emploi à la sociabilité dynamique ; d’autre part, une politique de lutte contre le sentiment d’insécurité passant par l’augmentation du nombre de représentants des autorités publiques présents dans la rue pour rassurer la population et dialoguer avec elle, exercer un certain contrôle social et une activité de surveillance, susceptibles de réduire la délinquance.

Ces deux dimensions ne vont pas sans un enjeu central de visibilité, qui permet aux pouvoirs publics d’affirmer qu’ils prennent ces deux problèmes sociaux en charge, principalement dans des quartiers populaires et/ou centraux. Néanmoins, certains auteurs ont dénoncé une « multiplication de dispositifs s’attaquant surtout aux effets – en réalité aux symptômes – plutôt qu’aux causes des problèmes » (Smeets, 2006 : 35). Ainsi, les autorités publiques chercheraient à combattre l’« “insécurité” […] des corps » à défaut de pouvoir apporter une réponse à « la précarité sociale qui ne cesse de s’accroître » (Fœssel, 2010 : 82). Selon Sebastian Roché (2004), l’État accroît toujours le volume de demandes et de problèmes sociaux qu’il prend en charge : « Son ajustement vis-à-vis de la société ne se produit que sur un mode inflationniste. Il ne peut que se développer en prenant en charge plus de demandes à traiter […] le système politique trouve sa légitimité dans le traitement politique de demandes sociales qu’il a lui-même contribué à forger » (p. 147). Ces acteurs de terrain sont une façon pour l’État de tenter, vaille que vaille, de satisfaire les demandes (présumées) de la population. Cependant, ils se trouvent bien mal armés pour répondre aux attentes relatives à un sentiment d’insécurité diffus et mal cerné, à des plaintes allant du cadre de vie à la crainte de déclassement ou à la peur de sortir de chez soi le soir, par exemple.

L’État, en perte de vitesse, manquant de moyens et incapable de faire face à des demandes toujours plus nombreuses, n’engage pas des travailleurs sociaux ou des policiers supplémentaires. Il reporte une partie des situations traitées par ces derniers sur les acteurs de la « médiation sociale » qui doivent se substituer à des professions plus établies dans le but d’aplanir les espaces publics et d’en faire disparaître les troubles, bien qu’ils ne possèdent pas les moyens ou les compétences nécessaires. Ces acteurs assurent la « sous-traitance » d’une partie de la sécurité, formant une « main d’œuvre d’appoint » bien utile mais peu qualifiée et, comme une partie de son public cible, elle aussi « dans une relative situation d’insécurité » (Smeets, 2003 : 136). Depuis, un large mouvement d’uniformisation et de professionnalisation de ces différents acteurs a eu lieu, sans pour autant élargir les compétences légales dont ils disposent pour intervenir dans des situations problématiques. Si un certain nombre d’entre eux peuvent sanctionner des incivilités qu’ils constatent, ils ne peuvent recourir à la force face aux citoyens récalcitrants ou problématiques, ce qui réduit la portée de leurs ordres. Ainsi, nous avons pu observer une situation où un gardien de la paix belge a intimé à un « jeune » de ramasser le papier qu’il venait de jeter au sol. Ce dernier s’est directement montré peu coopératif et la tension est rapidement montée dans l’interaction. Le gardien de la paix a dès lors été contraint d’abandonner son injonction initiale, afin de calmer le jeu et d’éviter que la situation ne dégénère. De plus, au-delà de la présence visible qu’ils doivent assurer dans les espaces publics urbains, deux inflexions, en partie contradictoires, affectent leur travail. D’une part, ils surveillent les populations et les activités urbaines, en cherchant à exercer un certain contrôle social et en tentant d’imposer certaines normes (traverser au passage piéton, ne pas se rassembler bruyamment, ne pas cracher par terre, respecter les autres usagers de la voie publique, etc.). De l’autre, ils cherchent à « établir des liens », à « prévenir », à « se rapprocher du terrain et de ses usagers », ce qui contribuerait spécifiquement à faire de leur travail un « métier urbain » (Van Parys, Bailly, Franssen et al., 2011 : 50).

La finalité plus « sécuritaire » du travail des acteurs de la « médiation sociale » transparait principalement dans la surveillance qu’ils exercent dans les espaces publics urbains. Une telle surveillance se passe sans heurts ou contestations, ce qui pourrait s’expliquer par « l’apparition d’un ethos défensif chez bon nombre de citoyens du monde occidental » (Fœssel, 2010 : 10) qui amènerait les citoyens à accepter cette prévalence du contrôle sur leurs libertés au nom d’une demande de sécurité grandissante. À moins que cette surveillance ne soit simplement disqualifiée par des citoyens qui ne la ressentiraient pas comme telle, puisqu’elle est mise en œuvre par des acteurs aux capacités coercitives pour le moins limitées. Comme ils ne peuvent être partout à la fois et étant donné l’anonymat (relatif) qui frappe les villes, le contrôle social qu’ils tentent d’exercer est forcément plus limité qu’il ne peut l’être au sein d’une communauté dont l’ensemble des membres collabore à cette entreprise (Weinberg, 2011). Néanmoins, ces acteurs contribuent à promouvoir certaines normes relatives au « vivre-ensemble » et aux façons de se comporter en public, le plus souvent dans un territoire délimité, à une échelle locale, dont ils deviennent progressivement familiers (à moins qu’ils aient été spécifiquement embauchés pour leur connaissance fine de cet espace). En effet, ils réprimandent les auteurs de comportements qu’ils jugent porter atteinte, en mode mineur, à l’ordre social (par exemple, un véhicule garé sur un trottoir, un papier jeté au sol ou un feu pour piétons franchi au rouge) ou qui mettent ces auteurs ou autrui en danger (faire semblant de se battre pour s’amuser, ne pas ralentir à l’approche d’un passage piéton, être ivre au milieu de la chaussée, etc.). Cependant, il arrive régulièrement que les remontrances qu’ils adressent aux fautifs pris à partie dans la rue ne soient pas suivies d’effet. Notons que les comportements qui attirent spécifiquement l’attention de ces acteurs sont ceux qui entraînent une rupture des « apparences normales », c’est-à-dire une perception de signaux indiquant l’émergence d’un trouble potentiel dans l’environnement immédiat (Goffman, 1973). De plus, certaines catégories de la population jugées « problématiques » et certains comportements « étranges » sont particulièrement sujets à une attention prononcée des acteurs de la « médiation sociale »3.

Par ailleurs, les acteurs de la « médiation sociale » cherchent aussi à favoriser le dialogue entre les citadins, à être « en position d’écoute, de relais des paroles des usagers » (de Maillard, 2013b : 128) et « à tisser le lien social » (de Maillard, 2013a : 3). Dans une certaine mesure, ils essayent d’aider les citoyens et, surtout, de se montrer accessibles et prévenants. Ils se situent par moments dans un véritable « régime de disponibilité » (Joseph, 1999), ce qui influence leurs pratiques, leurs états d’esprit et leurs gestes orientés par cette fin de disponibilité devant être visible par tous. À la manière des travailleurs sociaux actifs dans le cadre des politiques de prévention et de sécurité, les acteurs de la « médiation sociale » doivent composer avec les objectifs sécuritaires, de contrôle et de sécurité, de ces politiques, ce qui ne les empêche pas, dans une moindre mesure, d’essayer de « poursuivre une visée plus globale d’« autonomisation » de la personne et de “création du lien social” » (Franssen, 2003 : 163).

Ces acteurs se trouvent donc constamment dans un équilibre précaire entre deux priorités de leur travail : l’une plutôt « sécuritaire » qu’ils n’ont pas réellement les moyens d’assurer faute de pouvoir recourir à la force, l’autre visant à construire des liens de confiance, de la proximité et du dialogue avec la population, chose qui n’est pas aisée lorsqu’ils sont, parallèlement, les promoteurs d’un certain ordre moral et informent régulièrement la police. Entre médiation de première ligne et policing4, ces acteurs cherchent leur voie et orientent leur approche en fonction de leurs parcours et priorités personnelles, tout en partageant, au gré de leur socialisation professionnelle, certaines représentations et pratiques. Parfois, faute de parvenir à cette synthèse, ils semblent paralysés ou, à tout le moins, sceptiques sur la différence qu’ils peuvent faire. Peut-être leur difficulté à rencontrer un public répondant à leurs priorités d’intervention découle-t-elle de la construction, par les pouvoirs publics, d’une figure de citoyen « ordinaire » (Berger, 2009), ici pensé comme ayant besoin d’être rassuré et à la recherche de liens sociaux, qui ne correspond pas à la réalité de la diversité des profils et des rapports entretenus par les citoyens à la ville.

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Justice, « châtiment » et régulation sociale entretiennent une relation complexe dans les villes européennes. Si le « châtiment » occupe une place importante dans les imaginaires, il ne s’inscrit qu’exceptionnellement dans les espaces publics urbains de nos sociétés contemporaines. Certes, il peut être spectaculaire lorsqu’il s’y invite, particulièrement à la fin du Moyen Âge, quand l’affirmation de l’État moderne fait basculer une justice autrefois « taxatoire » vers un modèle davantage punitif, mais il convient de ne pas caricaturer. En effet, au quotidien, la régulation (ou sa tentative) de la majorité des tensions et des conflits passe plutôt par des « médiations sociales » et des arrangements infrajudiciaires. Aujourd’hui, dans des sociétés où l’enjeu de « sécurité » occupe une place importante sous de nombreuses formes qui s’entrecroisent (Gros, 2012) et où l’État tente de prévenir jusqu’au sentiment d’insécurité, celui-ci confie la régulation quotidienne des oppositions citadines à des acteurs de la « médiation sociale » parfois impuissants face aux situations auxquelles ils sont confrontés. Quelle que soit sa discipline ainsi que la période qu’il étudie, le chercheur, pour saisir la complexité de la gestion des conflits en milieu urbain, doit donc prendre en compte le contexte dans lequel ces moyens de régulation s’inscrivent. Tout comme la disparition progressive des paix urbaines au début des Temps Modernes ne peut se comprendre sans considérer la révolution pénale en cours, on ne saurait envisager le rôle donné actuellement aux acteurs de la « médiation sociale » sans envisager le fait qu’ils évoluent au sein d’une société soucieuse de se prémunir des risques. Une approche transdisciplinaire et transpériode des régulations ordinaires à l’œuvre dans les villes permet ainsi d’apporter un regard nuancé sur la place qu’occupe le « châtiment » au sein des espaces publics urbains.

Le 20e siècle a vu la disparition progressive des États autoritaires (voire absolutistes) en Europe occidentale, un temps remplacés par le modèle de l’État-providence. À l’issue d’une période où les pouvoirs publics ont été en mesure d’affirmer leur autorité sur les conduites des citoyens ou de largement subvenir à leurs besoins, il convient à ce stade de s’interroger : l’État est-il encore aujourd’hui en position de force, voire même plus fort et plus sécuritaire que jamais ou, au contraire, la multiplication de dispositifs et d’interventions témoigne-t-elle d’un effilochement de son pouvoir ? Le retour des arrangements dans la résolution des conflits, qui émerge dans les espaces publics urbains, nuance très fortement la perspective du « châtiment ». À moins que le châtiment en question ne soit celui infligé à l’État par l’enchevêtrement de phénomènes qui le fragilisent toujours plus ou, en tout cas, l’invitent à recomposer les formes de son pouvoir ? Les régulations ordinaires que nous avons mises en avant dans ce court article façonnent une ville à la fois sujette à un contrôle renforcé et à une perte de contrôle. On peut se demander quels sont les impacts de dispositifs tels que ceux de la « médiation sociale » sur les espaces publics urbains : les rendent-ils plus accueillants, plus sûrs, ou plus sécuritaires, voire aseptisés ? Il n’est guère évident d’apporter une réponse de portée générale à cette question, tant ces dispositifs se différencient par des particularités, notamment à l’échelle locale. De plus, ils sont régulièrement remodelés, au gré des orientations politiques impulsées aux différents niveaux de pouvoir. Si la ville peut être un « lieu d’exercice du châtiment » dans certaines circonstances, elle est d’abord un lieu de reconfiguration perpétuelle de jeux de pouvoir et de régulations ordinaires.

LIONEL FRANCOU et QUENTIN VERREYCKEN

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Lionel Francou est doctorant au CriDIS (Centre de recherches interdisciplinaires Démocratie, Institutions, Subjectivité), Université catholique de Louvain. Ses travaux croisent sociologie urbaine, sociologie de l’action publique et sociologie du travail.

lionel.francou AT uclouvain DOT be

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Quentin Verreycken est Aspirant F.R.S.-FNRS à l’Université catholique de Louvain et à l’Université Saint-Louis – Bruxelles. Il est membre du Centre d’histoire du droit et de la justice (CHDJ) et du Centre de recherches en histoire du droit et des institutions (CRHiDI). Ses recherches s’articulent autour de l’exercice de la justice retenue et de l’évolution des structures militaires à la fin du Moyen Âge.

quentin.verreycken AT uclouvain DOT be

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Image de couverture : « Occupy Central / Umbrella Revolution » (Kevin Law, 30 septembre 2014, licence Creative Commons).

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  1. « La Justice ne doit pas seulement être rendue, elle doit également être vue pour être rendue. » (traduction des auteurs). []
  2. Bien que l’historien jugera ce concept anachronique pour la période médiévale, lui préférant le terme de « police ». []
  3. Cette question sera spécifiquement abordée dans un article en cours d’écriture, sur la base d’une ethnographie réalisée auprès de gardiens de la paix belges. []
  4. Comme l’explique Sybille Smeets (2006), à la différence de la fonction de police, la fonction policière (ou policing) englobe des acteurs qui ne sont pas des policiers mais « dont les activités sont principalement tournées vers une sécurité assurée au travers des modalités de surveillance et de dissuasion » (p. 101). []

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